« Le milieu de la petite enfance a énormément bougé, constate Jean Epstein (1), et le décalage s'est creusé entre ce qui est fait par les éducateurs de jeunes enfants et l'image de la profession. » Grand public et élus locaux connaissent peu, en effet, un métier souvent mal repéré au sein d'une nébuleuse de la petite enfance où, finalement, tout le monde - puéricultrices, assistantes maternelles, éducateurs de jeunes enfants (EJE), animateurs -est peu ou prou considéré comme un « gardien d'enfants ». Pourtant, les jardinières d'enfants, ancêtres directes et récentes des EJE avaient déjà des missions qui, en théorie du moins, dépassaient celle du « gardiennage », pour s'intéresser au développement et à l'éveil du jeune enfant avec, déjà, une dimension sociale. Quant au décret de 1973 qui a instauré le diplôme d'Etat d'EJE, inaugurant le terme, il entendait ouvrir la profession aux hommes et a marqué l'évolution des structures d'accueil passant d'une conception essentiellement sanitaire et « hygiéniste » à une approche plus éducative. Environ 15 000 aujourd'hui, les éducateurs de jeunes enfants - encore des femmes à plus de 95 % - ont vu leur champ professionnel s'élargir et s'affirmer. L'investissement des collectivités locales et notamment des communes dans de véritables politiques locales en faveur de la petite enfance a contribué à multiplier les initiatives en termes de modes d'accueil, initiatives au sein desquelles les EJE ont trouvé leur place. Encore à 80 %embauchés dans les crèches et haltes-garderies, les EJE travaillent également dans les services de la PMI, dans les hôpitaux et plus rarement dans les centres éducatifs spécialisés ou en AEMO. Visiblement reconnue au sein de la politique de la ville et du partenariat local, la profession semble pourtant « faire le grand écart ». Parmi les 650 EJE rassemblés en congrès national par la Fédération nationale des éducateurs de jeunes enfants (FNEJE) (2), on pouvait rencontrer des EJE embauchés comme « agent de maîtrise » ou « animateur » mais aussi « coordinateurs communaux » ou « responsables de secteurs petite enfance » dans des centres départementaux d'accueil d'urgence.
Alors « quels professionnels aujourd'hui ? », se sont-ils demandé, partageant avec Jean Epstein le sentiment d'être « au carrefour de deux chemins : celui du nivellement par le bas que pourraient constituer certains emplois-jeunes ou les relais assistantes maternelles et celui du nivellement par le haut entre autres via la prise de responsabilités ». Répondre aux profondes mutations sociales, à l'évolution des missions éducatives, innover, comprendre quels nouveaux rôles les EJE sont amenés à jouer mais aussi défendre les spécificités d'une profession, « il y a là un tournant à prendre si on ne veut pas se retrouver tout simplement'virés" du secteur », avertit Martine Maurice, présidente de la FNEJE. Une vigilance d'autant plus nécessaire que la France, avec ses multiples professions autour de la petite enfance et la défense des spécificités et apports de chacun, fait figure d'exception européenne. Partout la tendance est à la création d'un tronc commun, d'un agglomérat, bref d'un seul métier. Et « paradoxalement, souligne Pascal Bellec, conseiller technique à la FNEJE, c'est peut-être au moment où notre profession est la plus menacée que le besoin de vrais professionnels est le plus flagrant ». Car si les modes d'accueil connaissent actuellement des problèmes de « remplissage », avec un taux qui tourne autour des 50 % en moyenne selon la CNAF, les équipes sont confrontées à de nouvelles tâches induites par la fragilisation du lien social et les nouvelles formes de la parentalité.
Ainsi la clientèle des structures d'accueil se modifie et oblige à repenser les missions. Avec le raccourcissement des congés maternité et un taux de scolarisation à 2 ans qui tend vers les 100 % en région parisienne, les EJE, formés pour accueillir les 0-6 ans, sont en fait de plus en plus en contact avec des bébés, ce qui implique de travailler davantage à « l'accompagnement du lien de 'dés-union " », rappelle Jean Epstein. Le profil social des parents a également changé, reflet de l'évolution générale de la société : chômage, appel vers le bas des classes moyennes. Or les difficultés sociales provoquent ou accentuent le délitement des liens sociaux, et le rôle des parents, dans un tel contexte, devient bien difficile :des parents perdus, sans modèles éducatifs de référence, souvent en perte de confiance, isolés car en rupture des liens intergénérationnels et/ou de voisinage, des parents qui ont aussi tendance à confier leurs problèmes à la crèche. Enfin, parce qu'eux-mêmes sans repères ou seuls avec leur enfant, les parents ont aujourd'hui des difficultés à assumer leur position d'autorité, à poser les limites nécessaires à son développement : l'enfant roi ou parentalisé, à la recherche de limites, se transforme en tyran...
Le métier d'EJE « devient alors de plus en plus un métier de la famille et pas seulement de l'enfant », en conclut Jean Epstein. Entre l'éducatif et le social, et parfois de plus en plus dans le social, le rôle des EJE consiste aussi à accueillir les adultes et à accompagner la fonction parentale et à lutter contre les isolements : et si la crèche était aussi un lieu de rencontres et d'échanges entre parents ? Et si l'organisation du travail permettait de mettre en place un accueil réellement disponible des parents ? Acteur de la socialisation de l'enfant, l'EJE a son rôle à jouer, par exemple, dans le rétablissement de la confiance. « Est-ce que les différents mondes des adultes dans lesquels je vis se font confiance entre eux ? », se demande l'enfant. « Attention à la réponse que nous lui donnons quand nous portons, devant lui, des jugements sur ses parents », souligne Jean Epstein. Confronté aux petites violences de l'enfant sans limites, « l'EJE doit aussi plus que jamais être au clair avec l'autorité, cesser d'être dans de la compréhension passive et donner les repères qu'en fait l'enfant lui réclame », insistent psychologues et pédagogues.
Des évolutions qui ne vont pas de soi et qui posent toujours question : jusqu'où l'EJE écoute-t-il et aide-t-il les parents sans sortir de son rôle ?Est-il bien placé et formé à recueillir cette parole ? Faut-il, comme ces EJE d'une crèche associative de la région marseillaise, dégager des temps d'entretien avec des parents ? « Je suis éducateur de jeunes enfants et incompétent à recueillir la parole des adultes ne commençons pas à tout mélanger sous prétexte d'évolution », réagit vivement un collègue. Savoir « passer la main » au sein ou à l'extérieur de l'institution est sans doute une des solutions à condition que l'équipe ou le réseau de travail existe :ouverture sur les services sociaux et sur l'école maternelle doivent se systématiser.
Savoir évoluer « sur un marché de la petite enfance très concurrentiel » est aussi une question de survie pour certains lieux d'accueil. Et cette survie passe par la mise en adéquation de l'offre d'accueil, encore trop rigide face aux besoins de souplesse des parents. Mais à l'unanimité sur la nécessité d'inventer des solutions, de s'adapter et d'accompagner les parents, succèdent inquiétudes et mises en garde. Comment valoriser la fonction parentale, comment aider sans se laisser mettre en position d'expert et finalement fragiliser davantage les parents ? Autre dilemme qui n'appelle ni choix tranchés ni solutions rapides : à partir de quand l'adaptation des modalités d'accueil des tout-petits aux exigences de souplesse des parents revient-elle en fait à proposer des structures d'abandon et à autoriser une déresponsabilisation ? Car les EJE se rendent bien compte qu'interlocuteurs des parents et confrontés à des problématiques sociales globales, ils pourraient être tentés d'oublier que leurs premiers usagers sont bien les enfants. Face aux injonctions et aux exigences des adultes, l'EJE reste l'avocat de l'enfant et de ses rythmes.
C'est aussi le problème de la formation initiale qui est posé ici. Centrée sur l'enfant et l'éducatif (1 200 heures théoriques depuis 1993 et 36 semaines de stage), elle reste « légère » en ce qui concerne la famille et les techniques de travail en équipe. « Mais devons-nous mettre en place des formations à la coordination petite enfance, au social en général, alors qu'en réalité, même si la tendance est là, seule une minorité d'EJE est concernée jusqu'à présent ? », s'interrogent Mmes Cheboldaeff et Bordes, représentantes de la commission spécialisée EJE-Unites. La FNEJE souhaite, et l'a rappelé lors de ces journées, que cette formation qui dure actuellement 27 mois soit prolongée pour atteindre les trois années, « une question pratique car elle met les étudiants sur le marché du travail en janvier, période plutôt creuse, et bien sûr une question de reconnaissance vis-à-vis des autres professions sociales ».
La reconnaissance c'est fréquemment au quotidien, sur le terrain, que l'éducateur doit l'exiger soit parce que sa fiche de poste ou son bulletin de paie ne mentionne pas sa profession, soit parce que la spécificité de son rôle au sein de la crèche n'est pas respectée, soit encore parce que, comme pour cette EJE exerçant en PMI, on ne lui fait pas de place entre les « psy » et le médical. Elle est donc souvent le résultat de petits combats individuels dans une profession éparpillée, où l'EJE est souvent seul dans la structure qui l'emploie. Difficile quand au niveau national les bases d'une reconnaissance officielle peinent à suivre. Le combat que mène la FNEJE pour une reconnaissance officielle et le respect de la profession prend en effet des allures kafkaïennes quand on réalise que la loi de 1989 sur la protection maternelle et infantile n'a toujours pas, huit ans après, reçu de décret d'application...! Ce décret permettrait la révision du fonctionnement des structures d'accueil des tout-petits, l'harmonisation des différents textes, notamment ceux qui régissent le statut d'EJE (aujourd'hui un assemblage de décrets) avec, entre autres, la possibilité pour la profession d'accéder aux postes de direction réservés jusqu'ici aux puéricultrices. Ce dernier point est considéré comme un élément essentiel de positionnement et de promotion du métier d'EJE. « Ce décret est aussi l'outil dont nous avons besoin pour faire cesser une hétérogénéité néfaste à la clarification des rôles », précise-t-on à la FNEJE. Car Martine Maurice et Pascal Bellec ne décolèrent pas : « On en a marre et on le dit. On a participé à tous les groupes de travail en vue de la sortie du décret, on a vraiment travaillé en profondeur et certaines de nos propositions ont été retenues. On ne peut même pas dire qu'on n'a pas de nouvelles puisque régulièrement on obtient des promesses très officielles, parfois des ministres eux-mêmes, de sortie du décret. Ça n'est jamais suivi d'effet. On nous balade depuis dix ans... en fait il n'y a pas de volonté politique. Et il est vrai qu'on n'est pas vraiment sorti, même si on était arrivé à un accord, de la confrontation corporatiste. Et pour l'instant ce sont les puéricultrices qui ont le dessus dans la défense de leur monopole. »
Volontairement provocateur, Jean Epstein lance : « Apprenez à vous vendre !... Il y a urgence à travailler sur l'image de la profession, à faire connaître vos compétences ! » Dans cette optique, les EJE, happés par le social, n'ont peut-être pas intérêt à oublier l'éducatif, car c'est leur double casquette socio-éducative qui fait leur richesse. Ils peuvent faire valoir qu'ils restent les meilleurs techniciens de l'éveil, capables d'individualiser leur regard... Face à l'avancée de la scolarisation précoce, c'est aussi l'EJE qui peut défendre l'importance de l'éducation précognitive. Enfin, il semble qu'il faille encore convaincre ceux qui tiennent la bourse et les élus locaux que l'EJE, en tant qu'acteur de prévention de tout premier plan, est sûrement « un investissement rentable ». Dans la balance, en termes d'enjeux à court et à long terme on peut, sans risque de trop se tromper, mettre l'échec scolaire, la violence, la rupture sociale.
Valérie Larmignat
(1) Jean Epstein est psychosociologue, membre de la commission famille-enfance-éducation du Conseil de l'Europe.
(2) Les 13,14 et 15 octobre derniers -FNEJE : 2, rue du Maréchal-de-Lattre-de-Tassigny - 44000 Nantes - Tél. et Fax : 02 40 47 53 64.