S'inscrivant dans le contexte du développement de la pédiatrie et de la pédopsychiatrie, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, puis de la découverte de l'exploitation sexuelle, économique et militaire des mineurs, la prise de conscience de la réalité des violences infligées aux enfants a été mise en évidence au début des années 60 - et une bonne décennie plus tard en France, précise le psychologue Francis Mahé, président de l'Association française d'information et de recherche sur l'enfance maltraitée (Afirem). Depuis, ajoute ce dernier, on assiste à la quête d'une définition unique de la maltraitance, « Graal jamais atteint et qui explique la cacophonie et l'incohérence dans l'appréciation chiffrée du phénomène ».
Etroitement dépendants de l'acception retenue, les systèmes de repérage des mauvais traitements subis par les enfants et les dispositifs législatifs et médico-sociaux d'intervention, diffèrent donc d'un pays à l'autre, souligne le Dr P. H. Mambourg, pédopsychiatre et professeur à l'université de Liège (Belgique). Ainsi, par exemple, les châtiments corporels ont-ils été longtemps considérés de manière très différente dans les cultures britannique et suédoise. Outre un consensus, donc, autour de la définition adoptée et une recherche permanente sur les signes révélateurs de maltraitance, le repérage des enfants victimes, développe ce pédopsychiatre, ne peut s'effectuer qu'en réunissant un certain nombre de conditions - dont la responsabilisation de tous les citoyens dans cette détection, et l'assurance que le repérage des maltraitances peut déboucher sur une prise en charge efficace. A ce stade, compte tenu de la multiplicité des professionnels amenés à intervenir, le rôle respectif de chacun doit être clairement défini et une coordination efficace entre tous mise en œuvre. Quel que soit leur niveau d'intervention (du repérage à la fin du traitement), ces professionnels, insiste le Dr Mambourg, doivent avoir une compétence- et une éthique - spécifiques : ils risquent, sinon, par des interventions intempestives maladroites « d'ajouter leur propre maltraitance à celles déjà subies par l'enfant ».
C'est précisément dans le souci d'adapter au mieux leur pratique aux enfants, afin de minimiser les effets potentiellement traumatisants d'une audition judiciaire, qu'en France, les services de police ont mis en place un programme de formation continue original (2). Celui-ci est destiné à permettre aux enquêteurs d'acquérir un savoir psychologique ainsi qu'un savoir-faire relationnel spécifiques avec les jeunes enfants en situation d'audition, afin d'éviter les risques d'une victimisation secondaire, explique Carole Mariage-Cornali, capitaine de police, chargée d'études à l'Institut des hautes études de la sécurité intérieure (IHESI). Faute d'un enseignement concernant la psychologie de l'enfant et les méthodes et techniques d'entretien, il peut être en effet difficile pour un policier de prendre en compte à la fois les impératifs des investigations judiciaires (recherche de la vérité et des preuves d'infraction) et ceux du bien-être de l'enfant, notamment lorsqu'il s'agit de très jeunes victimes de violences. On avait également pris conscience, développe Carole Mariage-Cornali, de « l'importance du premier témoignage de l'enfant, souvent le plus proche de l'expérience vécue, le plus immunisé de toute action suggestive et élaboration secondaire et parfois, notamment dans les affaires d'agressions sexuelles, le seul moyen de preuve ». D'où la nécessité de lui garantir des modalités de recueil spécifiques. Coanimés par un policier-formateur et un psychologue-clinicien, ces stages facultatifs ont, de 1989 à 1996, permis à une centaine d'enquêteurs de se spécialiser dans l'écoute des enfants.
A la brigade de protection des mineurs de Paris, Carole Mariage-Cornali a mené, par ailleurs, entre 1991 et 1994, une expérimentation sur l'enregistrement vidéo du témoignage d'enfants auditionnés pour des faits de mauvais traitements physiques - une technique déjà utilisée dans de nombreux pays. Conçue comme un moyen d'éviter de multiples interrogatoires dont la répétition s'avère préjudiciable pour les enfants, la possibilité de procéder à un enregistrement sonore ou visuel de l'audition d'un mineur victime d'infractions sexuelles, fait également partie du projet de loi sur la repression des infractions sexuelles commises sur les mineurs, en discussion au Parlement (3).
Pour pallier les inconvénients de la pratique judiciaire habituelle qui consiste, simultanément, à échanger avec un enfant et à rédiger un compte rendu de ses déclarations sous la forme d'un procès-verbal, la démarche initiée par Carole Mariage-Cornali consiste à filmer tout d'abord le déroulement de l'échange entre l'enquêteur et la jeune victime puis, ultérieurement, à retranscrire les propos et les manifestations comportementales contenus dans l'enregistrement audiovisuel (4).
Cette nouvelle méthode d'audition, précise la chargée d'études, facilite le recueil du témoignage de l'enfant : celui-ci n'est pas sans cesse interrompu pour les besoins de la transcription et le policier peut se consacrer à la conduite et à la progression de l'audition. Ensuite, la lecture de la bande vidéo permet une meilleure restitution de ce qui s'est, alors, dit et joué, tant sur le plan verbal que non verbal. On conserve ainsi l'intégralité du premier témoignage, « sans pour autant le figer définitivement à un stade de la procédure car l'enfant a toujours la possibilité de modifier ou de compléter ses déclarations initiales ». Un autre avantage de l'outil vidéo, souligne Carole Mariage-Cornali, peut être d'éviter de confronter directement les très jeunes enfants aux auteurs présumés des violences qu'ils ont subies. Ainsi à Bruxelles, on envisage d'organiser ce type de confrontation « en différé », ce qui permet de se passer de la présence effective de l'enfant.
Au niveau de la collaboration entre les instances judiciaires et les intervenants psychosociaux, c'est une stratégie également originale que développe, à Milan (Italie), le Centre de l'enfant maltraité et du soin de la crise familiale. En étroite collaboration avec le tribunal des mineurs, le centre milanais vise, par la thérapie familiale dite sur mandat ou sur injonction, à aider les parents à reconquérir une relation non pathologique avec leur enfant. Et ce, explique Thérésa Bertotti, dans une totale transparence, c'est-à-dire que « les parents savent que nous travaillons pour eux mais aussi pour le tribunal ». Quand le juge reçoit un signalement de mauvais traitements et qu'il retire temporairement l'enfant à la garde de ses parents pour le placer dans un foyer - celui du centre ou un autre -, « il nous demande, dans le même temps, d'évaluer les ressources dont dispose la famille pour changer ». Cette phase d'évaluation, qui nécessite quatre à six mois d'entretiens cliniques avec les parents, s'inscrit dans une démarche plus large où trouvent place les nécessités de protection de l'enfant aussi bien que l'aide et le soutien aux familles, « deux objectifs qui paraissent souvent en conflit mais qui peuvent devenir compatibles dans un processus dynamique », précise la thérapeute. Bien sûr, les familles maltraitantes ne demandent pas d'être aidées elles ont honte de leur violence et ne se l'avouent pas à elles-mêmes, ajoute Thérésa Bertotti, mais notre but est de leur proposer une place pour réfléchir à ce qui s'est passé. Même s'il est déséquilibré, un contrat devient possible entre la famille et les professionnels et, quel qu'il soit, « le pronostic auquel nous aboutissons est le fruit d'un cheminement commun ». Au terme de celui-ci, le rapport détaillé, remis au juge et au service social mandaté, est aussi donné aux parents. En leur disant ainsi, d'une certaine manière : « vous êtes dignes de savoir ce que les autres pensent de vous, déclare Thérésa Bertotti, nous estimons pouvoir susciter un engagement actif de leur part et la reprise en main du contrôle de leur vie. Rendre aux individus le sens et la conscience de ce qui a eu lieu
- et les aider, par exemple, à reconnaître avoir eu eux-mêmes des parents maltraitants, mais qu'il n'est pas possible de changer le passé - peut réduire ce vécu d'impuissance et de faillite qui semble se transmettre de génération en génération. »
C'est effectivement sur « le terreau du déni », expose le Dr Jacques Dayan, psychiatre au CHU de Caen, que se pérennisent les maltraitances les plus graves, nées de la soif de haine et de vengeance contre l'humiliation, du désir d'avoir enfin pour soi la satisfaction sadique, d'ailleurs toujours insuffisante, de la violence agie. La reproduction de la maltraitance est cependant loin d'être inéluctable. Autrement dit, la majorité des enfants maltraités - environ deux sur trois - ne deviendront pas des parents maltraitants. Parmi eux, nombreux sont néanmoins ceux qui resteront très vulnérables à leur environnement socio-économique. « Celui-ci, à notre sens, produit ses effets par au moins deux biais, explique le Dr Dayan : la précarité, qui n'est pas seulement la pauvreté mais surtout l'incertitude qui vient contrecarrer la fonction d'espoir et d'anticipation nécessaire pour élever un enfant et aussi, bien entendu, le chômage et plus généralement l'humiliation sociale, blessure narcissique majeure qui renvoie l'adulte à sa condition infantile de dépendance et de crainte, d'autant plus nette qu'il a été un enfant maltraité. » Tend alors à se développer, face à la réalité de la dévalorisation sociale, une toute puissance imaginaire que l'enfant ou le conjoint peut, par son existence même, venir mettre en cause.
Si la reproduction intergénérationnelle n'est pas la règle, il s'avère pourtant que la plupart des parents maltraitants (entre 60 % et 90 % selon les études) ont été des enfants maltraités. Or, souligne le Dr Dayan, quand vous les interrogez sur leur enfance, ces adultes se leurrent souvent sur leur passé : parce qu'ils ont toujours besoin de l'aimer, ils peuvent décrire comme uniquement bon et juste un père alcoolique violent. « Or seule la capacité à admettre que leur père est aussi l'homme exigeant, vindicatif, désorganisé, parfois enlaidi et abruti par l'alcool, leur permettra, avec de bonnes chances, d'éviter la reproduction de telles violences sur leurs enfants. Le père qu'ils aiment, le père qui est bon, c'est aussi le père qui boit », souligne le psychiatre.
Se remémorer la violence subie - les scènes, comme les affects d'angoisse, de peine, de dégoût ou d'horreur qui y sont liés - et la reconnaître comme un fait de transgression, c'est-à-dire la juger, mais aussi comprendre comme humain celui qui l'a commise, semble être le meilleur moyen d'enrayer l'éventuel engrenage de la maltraitance. Nul ne pouvant faire abstraction de son passé, souligne le psychanalyste Alain Bouregba, c'est donc dès l'enfance qu'il convient d'aider les jeunes victimes à faire quelque chose de ce lien qui les unit à leurs parents maltraitants.
Caroline Helfter
(1) Association nationale des professionnels et des acteurs de l'action sociale et sanitaire en faveur de l'enfance et de la famille - Le 14 octobre à Aix-les-Bains, dans le cadre de la manifestation « Help Europa, ta jeunesse t'interpelle ! » - Anpase : BP 4 - 76380 Canteleu - Tél. 02 35 52 43 70.
(2) En Gironde, des éducateurs accompagnent les jeunes victimes pendant toute la procédure judiciaire - Voir ASH n° 2042 du 24-10-97.
(3) Voir ASH n° 2035 du 5-09-97.
(4) Sur cette question de l'audiovisuel dans l'audition des mineurs victimes, voir Les cahiers de la sécurité intérieure n° 28 - La Documentation française - 110 F.