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API : une prestation pour se reconstruire

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  « Temps de latence, temps réparateur de forces indispensables pour la mise en condition de vie active », l'allocation de parent isolé (API) est bien plus qu'un simple revenu minimum (1). Elle permet la restauration d'une identité positive, souligne la sociologue Véronique Aillet. Dans une étude réalisée pour la CNAF (2), celle-ci met en évidence « la force symbolique » de la prestation.

Voilà une étude qui jette un regard nouveau sur une prestation qui, en raison de son montant, est souvent jugée comme désincitative au travail. Au fil de ses entretiens auprès de 42 anciens allocataires à l'API (l'ayant perçue pendant six mois ou plus et en fin de droit depuis un à trois ans) des CAF de Créteil (Val-de-Marne), de Saint-Brieuc  (Côtes-d'Armor) et de Perpignan (Pyrénées-Orientales), Véronique Aillet a écouté très longuement les discours de ces parents. Et tenté de repérer ce qu'ils étaient devenus depuis cette expérience « d'Apiste ». Quel impact l'allocation a-t-elle eu sur leur devenir ? Par ailleurs, afin d'avoir en miroir le regard des professionnels, elle a interviewé 27 techniciens et travailleurs sociaux des CAF de Saint-Brieuc et de Perpignan. Résultat ? Une collection de témoignages particulièrement riches et émouvants sur les différentes façons de vivre ce temps de l'API. Avec beaucoup de pudeur et de sensibilité, l'auteur nous entraîne ainsi dans la complexité des stratégies individuelles développées par rapport à la prestation. Mettant en évidence que le rôle de cette dernière ne peut s'analyser uniquement en termes de revenu, mais qu'il s'inscrit dans les systèmes de représentations et les pratiques des acteurs.

C'est ainsi que, selon leurs situations (âge des parents et des enfants, place occupée sur le marché du travail...), les allocataires vont utiliser différemment ce revenu minimum et lui donner un sens particulier. Vitale pour les uns lorsqu'elle est l'unique ressource, la prestation peut constituer un «  coup de pouce » très appréciable pour les autres afin d'élever les enfants. Elle peut ainsi correspondre au «  temps exceptionnel pour une réalisation particulière ». C'est, par exemple, le cas des jeunes mères célibataires (dont les enfants ne sont pas encore scolarisés) qui voient la possibilité de s'investir pleinement dans leur rôle maternel. Tandis que d'autres parents mettent à profit l'allocation pour achever leurs études ou chercher un emploi : en effet, si une majorité d'entre eux n'avaient pas d'activité professionnelle avant la séparation, certains ont vécu une double rupture à la fois conjugale et professionnelle. Dans d'autres situations, l'API n'est plus considérée comme l'occasion de s'engager dans une action concrète. Elle est davantage perçue comme «  un soutien ponctuel », «  une aide pour continuer à vivre ». Elle assure parfois un complément de revenu appréciable à une activité salariée faiblement rémunérée. Elle est également considérée par les femmes les plus âgées comme une étape intermédiaire avant «  une stabilité définitive  »  : la retraite permise avec la pension de réversion.

Mais au-delà de ces différentes utilisations, la perception de l'API est l'occasion pour bon nombre des allocataires de «  se reconstruire ». Une phase qui, comme le souligne l'étude, dépend essentiellement de la façon dont a été vécue la rupture ainsi que du statut du parent avant qu'il ne bénéficie de l'allocation : était-il actif auparavant ? A-t-il subi la vie de couple ou a-t-il basculé brutalement au moment de l'isolement ? Les récits des parents évoquant ce qui les a amenés à faire la demande d'API masquent souvent des histoires douloureuses, entachées de regrets et porteuses de situations conflictuelles lourdes. La période de perception de l'allocation correspond alors à des situations de deuil et de recomposition identitaire. Près des trois quarts des allocataires témoignent ainsi du caractère «  traumatisant » de l'expérience. Leurs discours «  sont très souvent chargés d'émotions à peine contenues et dévoilent les plaies non refermées », relève Véronique Aillet. Et les causes de rupture font souvent référence à des problèmes d'alcoolisme et de violence symbolique ou physique exercée par le conjoint. A l'inverse, pour une minorité de parents, le récit est davantage «  pacifié », constate la chercheuse. La rupture a été raisonnée ou négociée, ou encore l'isolement a été désiré et il n'y a jamais eu de mise en couple.

 Ce qui permet de « tenir »

Quoi qu'il en soit, dans tous les cas, la période de perception de l'allocation a correspondu à un moment de crise, de remise en cause de l'univers environnant, de réévaluation de la situation. «  Dépossédé de son rôle de concubin ou d'époux, l'individu se trouve dans l'obligation de s'investir seul dans celui de parent ne pouvant plus se référer à cet “autre signifiant et validant” qu'était le partenaire », souligne Véronique Aillet. Et c'est lors de ce passage d'un rôle à l'autre que va fortement peser la façon dont a été vécue la séparation. Il est évident que la transition semble moins brutale lorsque la rupture n'a pas été ressentie comme une épreuve, par exemple pour les jeunes mères ayant «  voulu un enfant sans le père  ». Par contre, lorsqu'elle a été conflictuelle (prenant des allures de «  drame » ou de «  tragédie » ), elle a pu entraîner une altérité de «  l'estime de soi ». «  ... J'avais perdu l'image de ce que j'étais  », confie ainsi Blandine. C'est ici, qu'au-delà de son rôle économique, «  la force symbolique » de l'API prend toute sa dimension, défend l'auteur. Présentée dans les discours comme « un élément moteur de l'autonomisation », elle revêt un sens particulier en permettant notamment la restauration des ressources personnelles et physiques. Pour certains, elle représente «  ce qui a autorisé le départ ». Elle aide ainsi les femmes -partagées entre souffrance et culpabilité - à faire le pas difficile de la séparation. D'autant plus facilement que la sécurité de l'enfant pourra être assurée. L'API devient alors ce qui permet de «  tenir » et de «  souffler ». C'est «  un tremplin » aidant au ressourcement et à une réouverture au monde. Fonction d'autant plus fortement ressentie que l'allocation vient clore une période de stress du fait des problèmes financiers et de l'angoisse de l'huissier : «  Avant, j'étais toujours tendue et puis je dormais pas la nuit, ça me travaillait, mais maintenant je peux vivre, je me prive mais je vis », confie ainsi Janine dont l'ami était alcoolique. L'allocation, légitimée par la présence d'enfant (et donc non stigmatisante) est ce qui empêche de sombrer davantage et «  de connaître tout déclassement lié à la perte d'autonomie ». Elle permet notamment aux parents, insiste Véronique Aillet, «  d'assurer leur identité parentale » et de «  garder la face » devant les enfants. Souvent d'ailleurs, ce sont ces derniers qui profitent de l'aide, comme l'exprime Nathalie. «  Là cet argent, je le prenais exclusivement pour mon fils [...], c'est vrai que j'ai pu lui offrir des vacances... parce qu'il n'y a rien de pire pour une mère de voir voilà votre enfant, vous ne pouvez pas lui donner... ». Bon nombre de parents insistant également sur l'importance d'avoir pu obtenir leur indépendance dans un logement «  sans faire de dettes ». Cette fonction de rétablissement ou de préservation de l'image de soi apparaît d'autant plus indispensable lorsque le parent veut réinvestir la sphère professionnelle, relève l'auteur. Ce «  temps réparateur de force » auquel correspond l'allocation apparaît en effet capital pour «  une mise en condition de vie active » ou du moins pour «  empêcher une précarisation plus importante ».

 Priorité au rôle parental

Ce qui frappe également, c'est la faible proportion de remise en couple des parents au moment de l'étude (5 parents sur 42). Ce qui ne signifie pas pour autant que toute vie affective est absente, certains parents ayant un nouveau partenaire, quelques-uns ayant eu même une relation stable depuis la fin de droit à l'allocation. Néanmoins, toutes ces formes de vie conjugale sont restées «  non-cohabitantes ». Peur de l'engagement, souvenir de l'échec précédent, démystification de la vie commune, désir d'autonomie... Toutes ces raisons peuvent expliquer les réticences à une nouvelle union. Celle-ci étant souvent renvoyée à un futur qu'il s'agirait en quelque sorte de préparer. Mais la préoccupation première consiste d'abord à « réorganiser sa vie », laissant le conjugal au second plan. L'enfant se retrouve désormais au cœur des priorités, l'attachement envers celui-ci s'étant renforcé avec l'isolement. Une «  complicité » qui, pour certaines mères, rend impossible l'intrusion d'un autre adulte dans la sphère privée. La relation est d'ailleurs souvent décrite comme fusionnelle par les mères célibataires qui n'ont jamais connu de vie de couple. D'autres encore insistent sur la nécessité de ne pas détruire la nouvelle organisation dans l'intérêt de l'enfant. Lequel peut être parfois «  le seul lien légitimant pour la mère », pouvant même devenir dans certaines situations très lourdes «  une raison de vivre » et «  de se battre pour s'en sortir ». Néanmoins, cette priorité accordée au rôle parental ne se fait pas dans un contexte de complet isolement : les relations familiales sont souvent très importantes et les réseaux amicaux plutôt stables.

Dans l'organisation de la nouvelle vie de «  parent isolé », le travail occupe pour la majorité une place déterminante. Nécessaire pour des raisons financières, il est également la garantie de l'autonomie future. Mais la quête de l'emploi reste difficile et les handicaps sont nombreux. Pourtant, «  ceux-ci ne sont pas les seuls déterminants  », explique l'auteur, la diversité des stratégies d'insertion ne pouvant être analysée en dehors «  des logiques de mobilisation individuelle qui les produisent ». Or, «  ce qui transparaît dans les modalités d'engagement professionnel, c'est la quête identitaire ». Le travail salarié est ainsi diversement valorisé. Certaines mères, qui se définissent essentiellement par leur fonction maternelle, restent en retrait de la sphère professionnelle. L'emploi n'est pas, ou n'a jamais été, «  un vecteur de composition identitaire ». Ce désengagement (minoritaire parmi les parents rencontrés) peut être le signe «  d'une réussite » dans la concrétisation d'un projet conjugal, les mères manifestant un fort attachement aux valeurs parentales et domestiques. Renforcées dans leur conviction par la situation défavorable du marché du travail, certaines se voient légitimées dans leur «  renoncement » à chercher un emploi et confortées dans leur statut de «  mère au foyer  ». Pour d'autres, ce désengagement est davantage lié à leur rapport distancié au travail, considéré comme «  une nécessité financière » et non un moyen «  de réalisation de soi »  : il s'agit alors de rechercher « un petit boulot » ou des stages. Dans ce contexte, l'API est fréquemment assimilée à «  un salaire » pour la mère de famille. Lorsqu'il est attribué, le RMI est également légitimé comme revenu de remplacement, le versant insertion restant mal connu ou peu valorisé. Considéré comme automatique, le passage de l'une à l'autre «  devient une évidence » et ne pose aucun problème.

Cependant, pour les plus nombreux, l'emploi stable apparaît comme «  une composante indispensable de leur vie ». Pour beaucoup, cette recherche prend le sens «  d'un acte d'affranchissement  » à l'égard d'un modèle qu'ils ne veulent plus voir se reproduire : il s'agit de «  ne pas dépendre de quelqu'un ». Le travail est valorisé pour la reconnaissance sociale qu'il offre et signe la sortie de l'assistance grâce «  à l'argent que l'on gagne soi-même ». Néanmoins, le revenu insuffisant tiré du travail ou l'absence d'emploi impliquent «  de façon quasi systématique le passage au RMI » pour la majorité des parents, constate l'étude. Un passage, ici, très mal vécu. Ressentie comme humiliante et stigmatisante, cette prestation vient renforcer le sentiment d'inutilité des parents : c'est la «  douche froide », «  le choc », «  on vous jette dans le RMI » selon les expressions utilisées. Le RMI est en effet vécu comme le dernier maillon d'une chaîne annonçant l'entrée dans la pauvreté et la fin de tout droit. Rien à voir ainsi, selon ces parents, avec l'API considérée comme un droit légitime à la présence des enfants. C'est l'identité parentale qui justifie son octroi au nom de leur bien-être. Et son attribution, parce qu'elle n'est pas liée à la défaillance du père ou de la mère mais à la reconnaissance du rôle spécifique du parent, renvoie ainsi à «  une image positive de soi », constate Véronique Aillet. Alors que l'API permettait le renforcement de la fonction parentale et «  représentait une reconnaissance de ce pôle identitaire », le RMI (et le découragement lié aux limites des actions d'insertion) génère un sentiment de culpabilité et de honte. Il n'offre pas cette légitimité de statut. «  Parents isolés c'est pour aider la mère à subvenir aux besoins, mais le RMI, c'est quand on a plus rien, c'est lourd, le bas de l'échelle en fait », résume Sandrine.

Enfin , l'enquête met en évidence «  les relations distanciées » des allocataires avec les agents des CAF. Les travailleurs sociaux interrogés insistent sur «  le caractère instrumentalisé » des contacts. Très ponctuels, ceux-ci interviennent souvent à des moments clés comme l'ouverture ou la fin du droit, le passage au RMI... Les interventions plus individualisées restant minoritaires, regrettent certains professionnels. D'autant que les agents du service des prestations constatent, au-delà de leur activité gestionnaire, la nécessité d'une approche plus sociale, certains contrôleurs se définissant comme «  moitié flic, moitié assistante sociale ». C'est ainsi que pour pallier l'insuffisance du suivi, les assistantes sociales insistent sur la nécessité d'une mesure d'accompagnement davantage systématisée. L'idée étant de mettre à profit ce «  temps rémunéré » afin d'assurer l'engagement vers une insertion sociale et professionnelle. Et de penser l'accompagnement sur le mode du contrat.

Isabelle Sarazin

Notes

(1)   « Toute personne isolée résidant en France et assumant seule la charge d'un ou de plusieurs enfants, bénéficie d'un revenu familial dont le montant varie avec le nombre des enfants » (art.  L. 524-1 du code de la sécurité sociale).

(2)  Le devenir des anciens allocataires à l'allocation de parent isolé - Etude réalisée par l'association TRASS pour la CNAF : 23, rue Daviel - 75634 Paris cedex 13 - Tél. 01 45 65 52 52.

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