C'est le 28 octobre que le Sénat doit examiner, en première lecture, le projet de loi relatif à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu'à la protection des mineurs. Présenté début septembre par Elisabeth Guigou (1), ce texte vise, notamment, à préserver les jeunes victimes au cours de la procédure pénale. C'est ce même souci de protection qui est à l'origine de l'expérience menée, depuis près de six ans, en Gironde, dans le cadre d'une convention signée par le tribunal de grande instance de Bordeaux, le parquet, l'ordre des avocats, l'Institut régional de médecine légale, les psychiatres et psychologues experts, et l'Association girondine d'éducation spécialisée et de prévention sociale (AGEP) (2).
Fruit d'une réflexion entamée dès 1988, ce document a été signé en 1992 et renouvelé en 1995. Un projet original dont ses promoteurs disent qu'il a fortement inspiré les rédacteurs du projet de loi Guigou, pour son volet protection des mineurs. Il est vrai que les deux textes se ressemblent, notamment en ce qui concerne l'amélioration de la coordination judiciaire, la réduction du nombre des actes (auditions, confrontations, examens, expertises...) et le soutien à l'enfant durant la procédure. Particularité du dispositif bordelais : il concerne exclusivement les mineurs victimes de violences sexuelles commises dans le milieu familial. Pourquoi ? « Parce que ces enfants se trouvent dans une situation spécifique en raison de la nature même des violences qu'ils ont subies et aussi parce que, dans presque tous les cas, l'intervention judiciaire ne repose que sur leur parole », répond Jacques Argelès, directeur du service d'AEMO de l'AGEP.
L'idée de cette convention est née du constat dressé, à la fin des années 80, par des travailleurs sociaux de l'association. « Nous nous étions aperçus que, lors de la procédure pénale, les enfants abusés en famille souffraient, aussi, du fonctionnement de la justice. En effet, le système pénal est conçu essentiellement pour établir les faits et punir les auteurs. Il ne prend pas en compte la victime et sa souffrance », explique Jacques Argelès. Ainsi, à l'époque, il n'était pas rare qu'un enfant soit obligé de raconter 15 à 20 fois son histoire, à la police, à l'expert médical, au juge d'instruction... « Ce qui provoquait souvent des manifestations assez difficiles telles que des rétractations, des chutes scolaires, des fugues, des tentatives de suicide... D'autant que, de son côté, la famille faisait souvent pression en cherchant à récupérer cette parole de l'enfant qui mettait trop de choses en cause », poursuit le responsable éducatif. D'où la volonté de limiter le traumatisme provoqué par les investigations judiciaires au minimum et, surtout, de ne pas laisser les enfants affronter seuls une procédure pénible et, le plus souvent, incompréhensible pour eux. Une nécessité d'autant plus grande qu'à partir de la fin des années 80, les signalements pour mauvais traitements sexuels ont afflué de façon inquiétante. « Dans le département, nous sommes passés de 25 affaires suivies à environ 300 », constate Jacques Argelès.
Comment fonctionne le dispositif girondin ? Le premier volet concerne la coordination des intervenants et la limitation des actes judiciaires. Les magistrats et avocats doivent ainsi veiller à réduire au strict nécessaire le nombre des auditions et des confrontations « à moins que la recherche de la vérité ou les droits de la défense ne l'imposent absolument ». De même, les examens médico-somatiques et psychologiques sont confiés systématiquement aux experts signataires de la convention, et non à des médecins de famille. Des mesures qui, à terme, se révèlent payantes. C'est en tout cas l'avis d'Isabelle Raynaud, substitut du procureur au parquet de Bordeaux. « Cette convention a permis de réduire sensiblement la violence de la procédure pénale. En particulier grâce à une meilleure circulation de l'information entre les magistrats, même si ça n'est pas toujours très facile à obtenir », observe-t-elle. Un avis partagé par Christian Chaumiène, juge des enfants à Bordeaux, pour qui « il est indiscutable que cette convention a porté ses fruits ».
En outre, chacun s'accorde à reconnaître qu'un changement des mentalités est à l'œuvre. Ce dont se réjouit l'avocate Dominique Bastrot. « Grâce à la convention, le respect des droits des jeunes victimes a incontestablement progressé et les différentes institutions apprennent à travailler ensemble », estime-t-elle. Ainsi, les forces de police et de gendarmerie - pourtant non signataires -sont aujourd'hui très impliquées dans cette démarche.
L'accompagnement des enfants constitue l'autre grand volet de la convention. Il se déclenche dès le signalement au parquet d'un cas de maltraitance sexuelle sur mineur, en famille. Le procureur avise alors immédiatement les différents intervenants et saisit le juge des enfants, en assistance éducative. Lequel mandate l'équipe d'AEMO de l'AGEP qui assure l'accompagnement. La durée moyenne entre le signalement au parquet et l'intervention des éducateurs est actuellement de quatre heures. Au sein de l'association, 12 éducateurs d'AEMO (10 femmes et 2 hommes), spécialement formés, peuvent intervenir à tout moment. « Dès que nous sommes prévenus, nous prenons contact avec le service de police ou de gendarmerie où se trouve l'enfant. En général, notre premier contact avec celui-ci se déroule dans leurs locaux, souvent avant même le premier interrogatoire », explique le directeur du service d'AEMO. Un début de prise en charge déterminant et toujours délicat car la victime, encore sous le coup de la révélation qu'elle vient de faire, passe alors « du vécu privé de sa souffrance à une élaboration publique de ce qui lui est arrivé ». Aussi lui est-il difficile de comprendre le rôle de cet éducateur qui arrive sans crier gare. « En premier lieu, nous expliquons à l'enfant que son parent a apparemment fait quelque chose de mal et que la société va essayer de déterminer la vérité. Nous lui disons aussi que nous sommes là pour l'aider à comprendre ce qui se passe et à réfléchir à sa place dans sa famille. Enfin, nous précisons que c'est le juge des enfants qui ordonne cette mesure de protection et que tout ce qu'il nous dira restera confidentiel. De façon étonnante, les enfants comprennent généralement très bien », raconte Alain Taris, chef de service éducatif AEMO au sein de l'AGEP.
Le rôle de l'éducateur n'est pas d'aider à la recherche de la vérité. La convention est très claire sur ce point. Il est là uniquement pour l'enfant. Présent lors de tous les actes de la procédure, il doit être absolument neutre et ne jamais intervenir, autrement dit « taisant ». « Si les éducateurs assistent aux différentes audiences, c'est uniquement pour écouter ce qui se dit et pouvoir le reprendre plus tard. Il y a cependant une limite à cette neutralité, c'est la souffrance de l'enfant, lorsque nous avons le sentiment qu'il est à bout », souligne Alain Taris. Autre spécificité : le travailleur social ne rencontre jamais les parents (sauf la mère quand elle accompagne les plus jeunes). Toutefois, précisent aussitôt les responsables du service, il ne s'agit pas de remettre en cause les figures parentales. « Les parents, même incarcérés, restent les parents. Tout ce que nous proposons, c'est un espace de parole pour l'enfant. »
En dehors des actes judiciaires, l'éducateur voit l'enfant tous les 15 jours. « Ce rendez-vous régulier est très important parce qu'il arrive un moment où il n'y a plus rien dans la procédure. Et cette période de vide, qui peut durer plusieurs mois, est très angoissante pour les enfants. Il est donc nécessaire de les accompagner durant ce temps de latence », affirme Jacques Argelès. Pas question, pour autant, de se prendre pour des psychothérapeutes. « Bien sûr, nous travaillons sur les images parentales et le lien parents-enfant. Et, à ce titre, la réalité psychique de l'enfant nous importe. Mais il s'agit bien d'un travail éducatif qui s'inscrit dans le cadre d'un mandat et qui bénéficie d'une supervision de groupe », distingue le responsable du service. Sur quoi portent les entretiens ? « Il y a trois grands thèmes, répond Alain Taris. D'abord, tout ce qui a trait aux actes juridiques passés et à venir. Ensuite, ce qui concerne l'enfant et sa souffrance. Enfin, sa vie quotidienne, l'école, l'avenir... Sachant qu'il est indispensable de toujours faire le lien entre ce que le jeune va vivre dans la procédure et son histoire. » Précision indispensable : l'enfant peut, à tout moment, refuser la présence de l'éducateur. « Néanmoins, si nous estimons qu'un jeune qui ne souhaite pas nous voir est véritablement en danger, nous le faisons savoir au juge des enfants. » Autre question : que se passe-t-il si l'enfant révèle de nouveaux faits à l'éducateur ou s'il dit avoir menti ? « C'était l'une de nos inquiétudes mais ça n'est jamais arrivé. Cependant, si jamais un enfant se rétractait devant nous, nous lui demanderions de le redire devant le juge des enfants. Et s'il ne le faisait pas, c'est moi, en tant que directeur du service, qui prendrais la responsabilité de le faire », répond très clairement Jacques Argelès.
Sur les 130 enfants victimes de violences sexuelles en famille dénombrés chaque année en Gironde, l'AGEP ne peut en accueillir que 30. Sachant que le choix des dossiers relève entièrement du parquet. Depuis la mise en œuvre de la convention, 80 enfants ont ainsi été suivis, dont 80 % de filles, toutes les tranches d'âge étant concernées, des tout-petits aux adolescents (3). Durée moyenne de la mesure : un an à un an et demi pour un procès en correctionnelle, un an et demi à deux ans pour les assises. Ce laps de temps est évidemment plus court si l'affaire est classée. « Seuls 30 à 40 % des dossiers aboutissent à un procès, le plus souvent parce qu'il y a prescription ou absence de preuves », indique le substitut Isabelle Raynaud. C'est aussi pour cette raison que la convention prévoit, en cas de classement, une convocation des protagonistes afin que le procureur leur explique les raisons de cette décision. En cas de procès, la mesure s'achève, normalement, aussitôt celui-ci terminé. Dans la réalité, l'équipe de l'AGEP fait un peu traîner la prise en charge. D'abord, pour expliquer à l'enfant le sens de la sanction prononcée. Ensuite, pour avoir le temps de faire une proposition au juge des enfants : arrêt de toute mesure, maintien d'une mesure d'AEMO, placement... « La plupart du temps, nous préconisons l'arrêt parce qu'il n'y a plus de danger et que l'enfant a besoin de tourner la page », expose Alain Taris. Là aussi, les différents acteurs judiciaires se montrent plutôt satisfaits. « Ce travail éducatif a démontré sa fiabilité, à condition qu'il soit effectué par des professionnels. C'est indispensable », résume le juge, Christian Chaumiène.
Au final, pour les promoteurs de la convention, le projet de loi Guigou représente une véritable avancée et une reconnaissance du travail effectué. Pourtant, s'inquiètent-ils, il comporte certaines failles. En effet, ce texte n'impose pas que l'accompagnement de l'enfant soit réalisé par un professionnel de l'enfance. De même, il n'établit pas de distinction entre les affaires selon qu'elles concernent des violences en famille ou hors de la famille. Enfin, il limite l'accompagnement aux seules auditions et confrontations, excluant ainsi les interrogatoires de police, les expertises et le procès. Aussi le parquet de Bordeaux a-t-il proposé à la chancellerie, sur ces différents points, des modifications qui, espère-t-il, pourraient être proposées, à l'Assemblée, avant l'adoption définitive du projet de loi.
Jérôme Vachon
(1) Voir ASH n° 2035 du 5-09-97.
(2) AGEP : 60, rue de Pessac - 33000 Bordeaux - Tél. 05 57 81 79 19 - Voir ASH n° 2037 du 19-09-97.
(3) Compte tenu de la durée des procédures, l'AGEP ne prend pas en charge de jeunes au-delà de 17 ans.