« En 1986, l'association Elan, qui gère notamment des établissements pour enfants inadaptés, a été contactée par deux mamans. Celles-ci souhaitaient que leurs enfants, déficients intellectuels, poursuivent une scolarité en milieu ordinaire. Mais aucune solution n'était possible en Seine-et-Marne, si ce n'est le redoublement en attendant l'entrée dans un institut spécialisé... » Un an plus tard, en 1987, Etienne Madranges, président d'Elan (1), lance la première classe « Mélanie » - mouvement d'Elan pour l'intégration des enfants - à l'école élémentaire Beaupré d'Othis, en Seine-et-Marne. Aujourd'hui, sept classes Mélanie accueillent des élèves déficients intellectuels, auditifs et visuels ou bien trisomiques. Cinq adolescents sont même inscrits en collège depuis 1995.
Les classes Mélanie ne sont pas nées dans un désert réglementaire et l'association Elan n'a pas inventé l'intégration des enfants handicapés mentaux en milieu scolaire ordinaire. Inscrite dans la loi de 1975 sur le handicap, celle-ci ne cesse d'être réaffirmée dans les années 80 jusqu'à la circulaire de 1991, qui instaure les classes d'intégration scolaire. Mais, au moment où Etienne Madranges se lance dans la bataille, la réalité est plus nuancée que les textes : « En Seine-et-Marne, il n'y avait que deux classes d'intégration et une seule institutrice, payée par les parents. Sans projet pédagogique et médico-éducatif à proprement parler. Quelquefois, les classes n'ont tout simplement pas les moyens de fonctionner correctement. »
A partir de ce constat, l'association Elan vise plusieurs objectifs. Tout d'abord intégrer ces enfants et adolescents de façon « réelle, totale et ordonnée », par opposition aux pratiques existantes qui reposent davantage sur une intégration individuelle. Pour cette raison, les jeunes déficients sont reçus dans des établissements scolaires publics et deviennent des élèves à part entière. Sans oublier pour autant qu'ils souffrent d'un retard mental et ne sont pas tout à fait comme les autres. Car, paradoxalement, l'intégration passe d'abord par la reconnaissance du handicap, celui-ci supposant une prise en charge adaptée. D'où le deuxième objectif d'Elan : mettre à la disposition de l'enfant une équipe pluridisciplinaire présente en permanence. Ainsi, les classes Mélanie reposent sur un travail collectif, celui d'une institutrice et d'une éducatrice spécialisées, d'un psychologue, d'une psychomotricienne et d'une orthophoniste. Sachant que d'autres intervenants médico-sociaux peuvent venir renforcer ce « noyau dur » lorsque c'est nécessaire. « Cette équipe fait notre force, souligne Isabelle Frézal, institutrice spécialisée. Dans le monde de l'intégration scolaire, je ne suis pas sûre que les médecins et les médico-sociaux soient là de façon permanente. Il s'agit plutôt d'interventions au coup par coup. Ici, nous travaillons ensemble chaque semaine, ce qui nous permet d'être à l'écoute des enfants. »
D'ailleurs, chacun d'eux est pris en charge autour de trois axes : un projet individuel, un projet pédagogique et un projet médico-éducatif. Le premier définit toute la prise en charge de l'enfant - l'enseignement, le soutien à l'intégration, les rééducations spécifiques, les moyens de développer la personnalité, la communication et la socialisation, sans négliger l'accompagnement des familles. Etabli par l'institutrice spécialisée, le projet pédagogique contient les enseignements proprement dits, en tenant compte à la fois des objectifs de l'Education nationale et du retard mental de l'enfant. Les classes ne recevant pas plus de dix élèves, le travail s'effectue le plus souvent entre un adulte et deux enfants. « La pédagogie employée est active, individualisée et nécessairement adaptée à la personnalité de l'enfant ou de l'adolescent », souligne l'association. Enfin, le projet médico-éducatif est mis en œuvre par l'équipe de « soignants », en collaboration étroite avec les institutrices. « Nous faisons des réunions de synthèse, de deux heures tous les 15 jours, auxquelles participe le directeur de l'école », précise Isabelle Frézal.
La psychomotricienne et l'orthophoniste interviennent chacune un jour et demi par semaine, le mardi après-midi et le jeudi. A charge pour l'institutrice spécialisée de coordonner l'emploi du temps des uns et des autres en fonction de la situation de chaque enfant, évaluée au cours des réunions de synthèse. Concrètement, les enfants - âgés de 6 à 12 ans - se rendent chaque matin soit dans la classe Mélanie pour suivre les apprentissages de base dispensés par Isabelle Frézal (lecture, écriture), soit dans une classe ordinaire pour assister, par exemple, au cours de géographie ou de sciences naturelles. « Les matières sont choisies en fonction de l'intérêt personnel des enfants, et nous parlons à ce moment-là de décloisonnement, précise l'institutrice. Quant à la lecture et à l'écriture, elles sont enseignées dans le but de leur intégration sociale. Il faut qu'ils puissent s'exprimer et se débrouiller dans la vie quotidienne. Je leur montre aussi comment se servir d'une carte téléphonique - pour le calcul - et ils sont équipés de Tatoo - pour apprendre à lire les messages de leurs parents. L'orthophoniste et la psychomotricienne m'indiquent quel type d'apprentissage chacun est prêt à recevoir. » A l'inverse, l'institutrice alerte les intervenants médicaux en cas de déficits particuliers - problèmes d'équilibre, de latéralité, blocages psychologiques - afin d'organiser des séances de psychomotricité. Ainsi, chaque enfant progresse à son rythme tout en étant soumis à un mode de vie collectif, celui-ci étant facteur d'intégration. En participant aux récréations, aux sorties et aux repas de tous les autres enfants, les jeunes trisomiques se plient à leurs règles et ne sont plus traités « à part ». « Ils se mettent en rang comme les autres, et ne font l'objet d'aucun traitement de faveur sous prétexte qu'ils sont handicapés. En tout cas, je me bats pour cela », souligne Isabelle Frézal.
Finalement, les dix ans d'expérience des classes Mélanie montrent que l'intégration se joue dans tous les sens. Ainsi, les médico-sociaux doivent se faire accepter des autres enseignants et des parents. « Au début j'étais réticente, se souvient Dominique Faveau, psychomotricienne. Il faut sans arrêt défendre sa place, car normalement le soin n'a rien à faire dans une école. En même temps, c'est à nous de nous adapter car nous entrons dans le monde de l'Education nationale. Et les parents d'enfants handicapés sont eux-mêmes méfiants, car ils partent du principe que leur fils ou leur fille n'est pas malade. Les enseignants estiment également que l'école est faite pour apprendre à lire et à écrire, point final. » Cette intégration-là se joue elle aussi dans les « temps communs », comme la cantine, où les instituteurs côtoient les « psy » et où chacun abandonne progressivement ses préjugés. D'où le rôle déterminant de l'institutrice spécialisée qui doit établir des passerelles entre le scolaire et le médico-social. « Elle relève des deux logiques, en comprenant à la fois l'intérêt du soin et des apprentissages scolaires, témoigne Dominique Faveau. Du coup, elle fait circuler les informations entre les uns et les autres, et notre présence est dédramatisée. »
En bref, l'intégration scolaire est un labeur de chaque instant : « Cela fait dix ans que nous la pratiquons, mais c'est encore quelque chose de nouveau, qu'il faut sans cesse réinventer », déclare Odile Kalinski, directrice, l'an dernier, de l'école élémentaire Beaupré. D'autant que, selon elle, l'Education nationale connaît encore mal l'intégration des enfants handicapés. « Du coup, elle nous met parfois des bâtons dans les roues. En cas de sorties à la piscine, par exemple, l'administration ne sait pas qui est responsable des enfants et n'est donc pas d'accord pour que nous les emmenions. Nous avons obtenu gain de cause en envoyant un courrier à l'inspection d'académie afin d'expliquer que les institutrices et les éducatrices spécialisées étaient habilitées à les accompagner. »
Quand elle fonctionne, en tout cas, l'intégration produit des résultats pour le moins intéressants, puisqu'il arrive que les enseignants alertent la psychomotricienne ou l'orthophoniste sur les difficultés rencontrées par les enfants dits ordinaires qui passent alors quelques heures en classe Mélanie. « C'est réellement un enrichissement mutuel : les enfants acceptent très facilement les jeunes déficients, et les adultes peu à peu changent leur regard sur le handicap. »
Bien sûr, les professionnels n'en restent pas moins confrontés aux limites imposées par le handicap de l'enfant, qui ne suivra jamais le même cursus scolaire que les autres. Et qui, dans la plupart des cas, sera orienté plus tard vers un institut spécialisé. Il est important, à ce titre, de préparer les parents qui, une fois leur enfant intégré dans une école publique, ont tendance à vouloir nier le handicap. De même, l'intégration ne se fait pas au forceps :si l'enfant bute et ne peut progresser davantage, parents et professionnels doivent l'accepter. Isabelle Frézal, quant à elle, estime que certaines limites peuvent être dépassées : « Sur le plan intellectuel, nous n'irons jamais plus loin qu'un niveau CAP. Mais il faut se donner les moyens de suivre ces enfants une fois qu'ils auront quitté l'école élémentaire ou le collège. Quitte à créer d'autres structures pour ceux qui sont plus âgés, ou à passer des conventions avec des entreprises pour engager une formation professionnelle. L'enfant ne sera jamais intégré complètement, mais on peut réfléchir à son avenir en termes de travail en milieu protégé. »
Une équipe soudée qui fait de l'échange d'informations la base de son métier, une certaine lucidité quant aux limites de l'intégration des enfants handicapés, une institutrice spécialisée qui joue son rôle de médiateur et de coordinateur... A tous ces ingrédients, il faut ajouter ce qu'Etienne Madranges appelle la méthode Elan. L'ouverture des classes Mélanie est soumise à leur passage en CROSS, mais cela ne suffit pas. « Il faut établir un partenariat institutionnel, à l'aide d'une convention, où chacun est conscient de sa place, de sa mission, et les tient jusqu'au bout. » Les acteurs de ce partenariat : la commune, qui doit adhérer au projet d'accueillir des enfants handicapés dans une école publique, puisque c'est elle qui met des salles de classe à disposition de l'enseignante et des intervenants médico-sociaux l'Education nationale, qui rémunère l'institutrice l'association Elan, qui verse leurs salaires aux intervenants médico-sociaux et assure la gestion et la coordination du projet enfin la DDASS, qui contrôle la mise en œuvre effective de celui-ci. Les classes Mélanie fonctionnent au prix de journée - de l'ordre de 400 F. « C'est moins cher que la prise en charge en IME et en IMPro qui, eux, ont des frais de structures plus élevés que les nôtres », précise Etienne Madranges. Selon lui, les classes Mélanie sont en fait un établissement dans l'établissement scolaire : « Ce partenariat est particulièrement intéressant car nous sommes dégagés des frais de locaux, et l'Education nationale ne prend en charge que le salaire des enseignants et le transport des enfants. »
A l'avenir, l'association Elan compte développer autant que possible les classes Mélanie, sans se départir de « l'esprit Mélanie » : à l'association d'être le gestionnaire du projet, et de laisser travailler les équipes à partir de projets médico-éducatifs qu'elles peuvent, elles seules, concevoir et faire vivre.
Anne Ulpat
(1) Association Elan - Siège social : 2 bis, rue Salengro - 77124 Crégy-les-Meaux - Tél . 01 64 33 33 36 - Administration : Le vieux moulin - 4, rue de l'Ecluse - 77660 Saint-Jean-les-Deux-Jumeaux - Tél. 01 64 35 70 70.