Actualités sociales hebdomadaires : Les politiques de lutte contre l'exclusion actuellement mises en œuvre seraient, selon le groupe de travail, des « politiques par défaut ». Qu'entendez-vous par là ? Jean-Paul Delevoye : Depuis un certain nombre d'années, notre pays refuse d'aborder le véritable débat de la création d'emplois : est-ce que la société marchande peut créer le plein emploi ? Si oui, comment ? Il refuse donc d'avoir un débat sur les causes des mécanismes d'éviction plutôt que sur les conséquences. Et notre société s'est plus ou moins déculpabilisée en développant des mécanismes d'insertion et en occultant le fait que quelquefois, par notre égoïsme collectif ou individuel, nous nourrissions les mécanismes d'éviction. Nous avons vécu dans le mythe du plein emploi et celui de la solidarité avec un aller-retour. Or ce mécanisme d'aller-retour, dans l'inconscient collectif, ne fonctionne plus, et l'on assiste à une segmentation de plus en plus étanche de la société. L'insertion est ainsi devenue un mécanisme de traitement quasi permanent d'une situation précaire. ASH : On serait donc, selon l'analyse du groupe de travail, arrivé à « un point limite de l'action de réparation des ratés de la mutation économique » ? J.-P. D. : Toujours dans cette idée où l'aller-retour n'existe plus, nous assistons non pas au développement d'une société à deux ou trois vitesses, pour laquelle il faut un traitement de réparation selon la logique des politiques menées jusqu'ici, mais à celui de deux sociétés qui cohabitent sur le même territoire. L'une qui vit selon le schéma classique - écoles, diplômes, travail, promotion sociale, etc. - et de plus en plus sur la scène internationale et l'autre qui, étant écartée, vit avec son propre langage, son propre style vestimentaire, sa morale, son économie basée sur la drogue et la délinquance... Deux sociétés qui, fonctionnant sur des logiques totalement inverses, sont forcément, aujourd'hui, au bord de l'agressivité de l'une par rapport à l'autre. Mais l'autre élément, c'est que nous avons basculé d'une société de cocooning, où les repères existaient, dans une société où l'agressivité est totale et où les lieux d'affectivité et de compassion comme l'église, la famille... ont disparu. Ce qui met en péril le sentiment de cohésion sociale et d'équité et fait basculer la population et la démocratie dans les mains du populisme, du poujadisme ou de l'extrémisme. ASH : Cela signifie-t-il que toutes les politiques d'insertion ont échoué ? J.-P. D. : Pas du tout. Je crois que c'est toute la différence entre le quantitatif et le qualitatif. La classe politique a souvent, pour des raisons médiatiques ou d'affichage, annoncé des chiffres alors qu'il eût mieux valu annoncer le pourcentage de réussite, même si celui-ci était faible. On a ainsi un certain nombre de réussites des entreprises d'insertion ou des associations intermédiaires qui ont toutes à peu près la même typologie en termes de procédures :l'émergence du local, la globalisation des moyens et l'individualisation des réponses. C'est-à-dire lorsque les politiques ont privilégié l'individu par rapport à la structure et lorsque les instances départementales, régionales et surtout nationales ont favorisé l'accompagnement et non pas la régulation. A partir de ce moment-là, on a remis en place une dynamique de création de richesses et de mise en contact de l'individu avec une activité et non pas forcément un emploi. Cette notion de parcours, lorsqu'elle a été intégrée par les structures, par les individus concernés, a souvent été très positive même si elle n'a pas toujours abouti à la réintégration dans l'économie marchande. ASH : Et sur la politique de la ville, quel est votre diagnostic ? J.-P. D. : C'est toujours difficile de porter un jugement brut sur les politiques de la ville, extraordinairement hétérogènes. Il y a des réussites, il y a des échecs. Nous avons quelques interrogations sur la notion de zonage. Nous avons mis en place des tas de discriminations positives et je ne suis pas convaincu que le zonage soit quelque chose de très positif. Il eût mieux valu, me semble-t-il, toujours dans cette notion d'Etat accompagnateur, avoir une déconcentration des crédits et aboutir à une contractualisation avec les différents acteurs locaux pouvant, sur un bassin donné, accompagner les individus. Il faut inverser l'offre qui vient aujourd'hui du haut vers le bas et mettre en place des formules de contractualisation à plusieurs étages : entre un individu et un acteur social clairement identifié, entre ce dernier et une collectivité territoriale, et ainsi de suite... Vous voyez un peu la chaîne de contractualisations qui aboutit à mettre en place un contrat d'objectifs ou de résultats plus qu'un contrat de moyens. ASH : Vous appelez à « refonder les références collectives » ? J.-P. D. : C'est une obligation. On voit bien qu'aujourd'hui le développement des territoires, quand on le regarde à l'échelon international, est lié non plus à la différence de capital ou de travail, mais à la différence de ce que l'on appelle « le tiers facteur immatériel », c'est-à-dire la culture, l'éducation, le caractère des gens... On voit bien que la gestion de proximité, la reconstitution de repères entre le bien et le mal, le droit et l'effort, etc., sont aujourd'hui plus nécessaires que jamais. Et cela doit refonder de nouvelles politiques sociales basées plus sur la contrepartie que l'assistanat permanent et plus sur la reconstruction d'individus, qui constitue les prémices de la reconstruction des territoires. ASH : Comment l'Etat peut-il participer à cette refondation ? J.-P. D. : Je pense que l'Etat, qui était porteur de sens social à une certaine époque, se doit aujourd'hui d'accompagner les initiatives locales. On peut le faire au niveau des mairies parce que les maires, qui étaient des gestionnaires de l'espace, sont obligés de devenir des gestionnaires du temps : comment permettre à un enfant, par l'aménagement du rythme scolaire, d'être éveillé à d'autres matières que des matières purement scolastiques comment faire en sorte que le chômeur puisse être en relation avec une activité, que les retraités soient aujourd'hui en capacité de pouvoir rapprocher les générations ? On voit bien que cette reconstitution de repères passe par des vertus régaliennes de l'Etat (au niveau des repères d'autorité, de sécurité, de justice, d'éducation) et par l'accompagnement de politiques au niveau local. ASH : Le groupe de travail demande l'instauration d'un droit du partenariat. Que voulez-vous dire ? J.-P. D. : Ce qu'il faut, c'est une réciprocité dans l'échange. C'est-à-dire que l'Etat n'impose plus d'en haut une vérité qui quelquefois est totalement inadéquate sur le terrain, et que la collectivité locale puisse quelquefois faire appel à l'Etat pour l'accompagner dans une initiative locale. Il faut passer d'une logique d'autorité à subordonné à une logique de partenaires. ASH : A l'heure où l'on n'arrête pas de débattre des compétences issues de la décentralisation, finalement vous vous situez dans un autre registre ? J.-P. D. : Vous avez mille fois raison, c'est moins un problème de limites de compétences qu'un problème de contractualisation et de changements de méthode de management. Il y a un problème de gouvernance au niveau des Etats en matière d'accompagnement des initiatives locales. Ce n'est pas un problème d'argent mais de modification de méthodes et de décloisonnement des structures. Aujourd'hui, sur un même individu, 10 ou 15 intervenants peuvent intervenir pour une partie du problème. Je crois qu'il serait bon que ces structures acceptent de dire que c'est l'individu qui est prioritaire et qu'elles veulent bien à ce moment-là, par ce que j'ai appelé la globalisation des moyens et l'individualisation des réponses, faire en sorte qu'il n'y ait qu'un interlocuteur prenant en compte la globalité de la situation. ASH : La société, aujourd'hui, est-elle prête à ce changement ? J.-P. D. : Nous avons, par nos discours politiques et par notre volonté de nous déculpabiliser plutôt que d'affronter les vrais problèmes, cultivé ce que j'ai appelé le racisme social, c'est-à-dire la montée des égoïsmes catégoriels. C'est vrai que chacun a cherché à se réfugier dans une solidarité publique qui avait surtout pour conséquence de faire reculer la solidarité spontanée. Et donc là nous avons un curseur à redéplacer pour dire qu'aujourd'hui le problème de société n'est pas le problème du maire et de l'Etat, c'est le problème de la citoyenneté, de chacun des citoyens. Chacun doit être responsable ou doit se sentir responsable aujourd'hui de la situation dans laquelle il est ou dans laquelle notre pays se trouve. On ne peut pas vouloir cultiver un discours de solidarité et pratiquer en permanence un égoïsme catégoriel et corporatiste. Je pense que, là, nous avons un véritable débat politique à avoir et une pédagogie à mettre en place pour redonner la priorité, au niveau du territoire, à l'intérêt général, c'est-à-dire celui de la cohésion sociale par rapport aux intérêts catégoriels. ASH : Avez-vous, néanmoins, le sentiment aujourd'hui d'un frémissement des politiques en ce sens ? J.-P. D. : Je crois qu'il y a déjà eu une amorce en ce sens lorsque Alain Juppé, alors Premier ministre, avait accepté de déconcentrer des fonds d'Etat aux préfets pour accompagner les initiatives locales. Une culture du local était donc en train d'apparaître dans les instances du gouvernement. Lionel Jospin, avec les emplois Aubry, a été plus loin encore dans la volonté de remettre les initiatives locales au cœur de l'action des politiques sociales. Sachant que les emplois-jeunes peuvent être la pire ou la meilleure des choses. Si c'est créer l'illusion que tout peut être fait dans les mairies et que c'est à nouveau l'immobilisme dans un monde en pleine mutation, ce serait la pire des choses si c'est au contraire permettre la créativité, le développement de richesses, la création d'entreprises, la relation nouvelle d'activités résurgentes par rapport à une diminution du coût du travail, si cela crée cette dynamique, nous sommes complètement dans l'esprit que nous avons soutenu depuis deux ans avec ce rapport. ASH : Qu'attendez-vous de celui-ci ? J.-P. D. : C'est un rapport qui interpelle, jette un certain cri d'alarme sur l'évolution de la société et affiche clairement sa conviction que le local est une réponse majeure aux problèmes de société. Ce qui nécessite un bouleversement complet de la culture jacobine et centralisatrice de ce pays pour aller vers un Etat accompagnateur. Propos recueillis par Isabelle Sarazin
Présidé par Jean-Paul Delevoye, sénateur, maire (RPR) de Bapaume et président de l'Association des maires de France, le groupe de travail « Cohésion sociale et territoires » a été mis en place au Commissariat général du Plan dans le cadre de la préparation du schéma national prévu par la loi d'orientation pour l'aménagement et le développement du territoire du 4 février 1995. Il a élargi ce mandat pour proposer une rénovation « avant tout culturelle » de l'action publique. L'enjeu de la cohésion sociale et des territoires, souligne le rapport, est de parvenir à ce que la mobilisation et les initiatives locales participent à la mise en œuvre d'un projet global de société à travers la production de références collectives. Et il propose de « refonder » ces valeurs et de « réordonner l'action publique » autour de quatre repères : rendre effective la participation de tous à la production des richesses ; redonner sens à l'égalité des chances ; aider à « vivre avec l'incertitude » (en soutenant l'initiative, la prise de risques...) ; passer de la régulation à l'action pour favoriser la construction d'identités collectives. Il suggère également de « réinventer » les relations entre le national et le local autour du principe de subsidiarité active (par la coresponsabilité des collectivités et des acteurs de tous niveaux) et en reconnaissant le local comme un véritable corps intermédiaire. L'Etat, garant de la cohésion sociale, devant venir appuyer les initiatives des élus locaux et « faire le pari de la confiance » pour mettre en œuvre les politiques publiques dont il garde la responsabilité (protection sociale, emploi, santé...). Cohésion sociale et territoires - La Documentation française - 90 F.