Comment les personnes en difficulté utilisent-elles les lieux d'accueil de jour (boutiques solidarité, points jeunes, points rencontres...) qui ont fleuri, un peu partout, ces dernières années ? Cette question se trouve au cœur de l'enquête Des moments pour être soi que vient d'achever Pierre A. Vidal-Naquet, chercheur au Centre d'étude et de recherche sur la pratique de l'espace (1). Une recherche, réalisée pour la direction de l'action sociale, qui fait suite à ses précédents travaux sur les lieux d'accueil et d'écoute (2). Pour cette nouvelle étude, il a interrogé une vingtaine de personnes dans trois lieux d'accueil de l'agglomération toulousaine (3). Résultat : un document passionnant et poignant qui restitue intégralement des entretiens aussi riches que divers.
Quels enseignements tirer de ces rencontres ? Ils bousculent la représentation habituelle des exclus, observe d'abord Pierre A. Vidal-Naquet. En effet, pour lui, « tout se passe comme si c'était la perte du sens de la vie et l'inutilité sociale qui faisaient d'abord problème », les problèmes matériels (faim, froid, saleté...) pouvant « faire l'objet d'une certaine accommodation ». Autrement dit, développe-t-il, « la misère existentielle est bien pire que la misère matérielle ». Evidemment, les différentes prestations matérielles proposées par les lieux d'accueil demeurent tout à fait indispensables. « Simplement, analyse le chercheur , de tels services sont impuissants à répondre » à « la quête de sens » exprimée par les usagers. C'est pourquoi l'écoute « occupe une place précieuse ».
Pour lui, cette écoute, le plus souvent « inconditionnelle » (c'est-à-dire impliquant de ne porter aucun jugement et de ne poser aucune condition), « a toujours une certaine portée thérapeutique », étant « principalement orientée vers l'autonomisation et la revalorisation du sujet ». Et ceci « même si les écoutants s'en défendent ». Reste à savoir ce que l'on appelle « démarche thérapeutique » : simple espace de parole, ou travail à long terme sur soi-même ?Pour Pierre A. Vidal-Naquet, il ne s'agit certes pas d'une thérapie au sens classique du terme. Les lieux d'accueil, explique-t-il, sont des « endroits où se poser », à la fois physiquement et psychologiquement, dans lesquels l'écoute se pratique sur le mode de l'échange et non de l'entretien. Ainsi, c'est le besoin de parler qui a poussé Sylvie à franchir la porte de la Maison des chômeurs-Partage. « C'était à contrecœur, mais j'avais besoin de pouvoir m'asseoir, prendre un café, discuter avec des gens dans la même situation que moi. » Il est vrai qu'à 34 ans elle avait mené, jusque-là, une vie particulièrement instable. Stabilisée depuis quelques mois, elle continue pourtant de venir régulièrement à la Maison des chômeurs, pour « éviter de rester enfermée ». Autre différence avec une démarche thérapeutique traditionnelle, les personnes qui fréquentent ces lieux évitent souvent d'étaler leurs difficultés, leur souffrance et, plus généralement, leur vie. « Mes problèmes, je les garde pour moi. On vient ici pour se détendre alors les gens qui ont besoin de parler, il y a des personnes compétentes pour ça... », affirme Gilles. Ancien chauffeur routier, il fréquente cependant régulièrement la boutique solidarité parce que c'est un lieu où l'on peut communiquer. « Au bout d'un moment, de rester cloîtré dans son coin, ça tue la tête. [...] C'est très important de ne pas perdre contact avec les autres. » Certains font d'ailleurs nettement la différence entre l'écoute et un travail psychothérapeutique. C'est le cas de François, un SDF par ailleurs suivi en psychothérapie. « Votre écoute n'est pas la même que celle d'un psy :d'abord, je ne vous paye pas, et votre boulot c'est pas de soigner. Mais, justement, ça me fait du bien parce que ce n'est pas pareil. »
Finalement, quelle est l'utilité de ce type d'écoute ? Son rôle premier, répond Pierre A. Vidal-Naquet, « est d'être l'exutoire nécessaire où l'on peut vider son sac ». Ainsi, pour Isabelle, « on extériorise les problèmes qu'on a, la haine... on dégage tout ce qu'on a dans le ventre... ». C'est aussi, lorsqu'une relation de confiance s'établit, pouvoir faire partager sa vie et, de cette façon, prendre de la distance pour mieux se comprendre soi-même. « Ça fait repenser au passé, c'est difficile mais ça va... Et d'en parler, ça aide à comprendre les erreurs », reconnaît Karim, 24 ans, qui vient à la boutique parce qu'il ne supporte pas le contact avec les travailleurs sociaux qui, dit-il, « ne le respectent pas ». Un sentiment souvent partagé par les usagers de ces structures. Enfin, l'écoute inconditionnelle débouche parfois sur un véritable dialogue « impliquant la reconnaissance d'une qualité d'interlocuteur à l'écoute » et contribuant ainsi « très fortement à restaurer l'identité et le sentiment d'exister en tant que personne ». Il faut cependant « relativiser ce que peut produire ce type de relations », ajoute le chercheur, considérant que la nécessaire neutralité de l'écoutant ne permet d' « instaurer qu'une relation sociale palliative ». En effet, précise-t-il, « le lien social implique toujours un positionnement de soi par rapport à l'autre et le regard critique de cet autre ». Ce que bon nombre d'usagers des lieux d'accueil, trop fragiles sur le plan narcissique, ne sont pas en mesure de supporter.
Jérôme Vachon
(1) CERPE : 22, rue Ornano - 69001 Lyon - Tél. 04 78 28 67 94.
(2) Voir ASH n° 2021 du 2-05-97.
(3) La Maison des chômeurs-Partage ; la Maison accueil-solidarité, les bains-douches de l'hôpital la Grave.