Découverte d'une autre langue, d'un mode de vie différent et d'un milieu institutionnel dans lequel les démarches administratives sont nombreuses et complexes : le choc vécu par les conjointes (ou conjoints) arrivant en France, avec ou sans enfants, pour rejoindre le chef de famille, les oblige à un travail d'acculturation plus ou moins délicat. Pour le faciliter, plusieurs textes (de 1976,1985 et 1986) prévoyaient bien, dans le dispositif d'accueil, une possible intervention, financée par le Fonds d'action sociale (FAS), de travailleuses familiales aux côtés des assistants sociaux néanmoins, à de rares exceptions près, cette possibilité n'a pas été utilisée. Souvent méconnue des associations employant des travailleuses familiales, elle était également trop compliquée à mettre en œuvre, notamment dans ses modalités de financement, analyse Suzanne Roux, ancienne responsable de l'action sociale du Service social d'aide aux émigrants (SSAE). C'est ce constat qui l'a conduite, avec Denise Crouzal, directrice de l'Institut régional de formation et de recherche en aide à domicile (IFRAD), à imaginer et à négocier avec les institutions un projet d'action-formation de « travailleuses familiales d'adaptation », également pris en charge par le FAS, mais selon d'autres dispositions. En pleine expansion démographique, notamment du fait de nombreux regroupements familiaux - plus de 200 par an -, le Val-d'Oise est alors choisi, par une circulaire du 12 mars 1993, comme site pilote de l'opération « Accueil des familles rejoignantes » (1). Celle-ci débute en 1994 avec la participation d'une dizaine de travailleuses familiales, employées par quatre associations intervenant sur le département.
Bien sûr, les travailleuses familiales n'ont pas découvert à cette occasion les populations étrangères mais, à la différence du rôle et des tâches qui leur sont traditionnellement impartis avec des familles déjà en difficulté, l'intervention des travailleuses familiales d'adaptation est conçue, dans le cadre de l'accueil, comme un acte préventif : c'est dès leur arrivée et sur un temps court (60 heures réparties sur trois, quatre mois) qu'elles doivent permettre aux épouses - y compris lorsqu'elles n'ont pas d'enfants, ce qui est actuellement de plus en plus fréquent avec les très jeunes couples - de s'acclimater à leur nouvelle vie. « Dans ce moment très particulier de leur histoire, la principale difficulté des primo-arrivants est de ne pas connaître la langue, l'environnement, les codes sociaux, les modes de vie et d'alimentation. En outre, avec un conjoint au travail toute la journée, les femmes se retrouvent prisonnières de leur appartement et de leur isolement », commente Denise Crouzal.
C'est donc véritablement une fonction d'accompagnatrice qui est dévolue aux travailleuses familiales. Appropriation de son logement et des moyens modernes qui y sont mis à disposition (appareils électro-ménagers, compteur électrique, chauffage, etc.), connaissance du quartier (marché, magasins) et acquisition de points de repère pour oser sortir et se déplacer seule, utilisation des transports en commun, information sur les démarches administratives et aide pour les effectuer, identification des structures existant sur le quartier (PMI, dispensaire, établissements scolaires, centre social, association pour l'alphabétisation, etc.), accompagnement scolaire auprès des enfants : tout est à découvrir, à commencer par la langue. « Cette première sensibilisation au français est d'ailleurs une des spécificités - et des difficultés -du rôle des travailleuses familiales d'adaptation du Val-d'Oise », souligne Simone Vacher, déléguée régionale du SSAE pour l'Ile-de-France. Gestes et objets de la vie quotidienne, prospectus des hypermarchés qui constituent autant d'imagiers colorés : tous les outils sont bons à utiliser. « Quand j'ai commencé comme travailleuse familiale d'adaptation, explique Jeanine Lelarge, de l'association Famille et cité, c'est tout de suite ce qui m'a frappée : comme travailleuse familiale, on a un support, ce sont les tâches ménagères tandis que là, c'est à nous de trouver les moyens d'entrer en communication avec la personne. »
Apprendre aux professionnelles à se créer des outils pédagogiques est donc l'un des buts de la formation-action élaborée par le SSAE et l'IFRAD. Mais il convient aussi de les aider à ajuster leur intervention à un certain nombre de données culturelles et sociales spécifiques. C'est pourquoi la formation, qui se déroule en alternance avec leur travail dans les familles, s'articule également autour de deux autres axes forts. D'une part, la connaissance du dispositif d'accueil des familles rejoignantes : législation, procédure du regroupement familial, place de l'intervention de la travailleuse familiale dans ce dispositif et identification de ses partenaires locaux - notamment des assistantes sociales du SSAE. D'autre part, la formation intègre une réflexion autour des concepts de culture, d'acculturation et d'interculturalité : prise de conscience de ses propres valeurs et comportements - en particulier par rapport à la vie quotidienne, à l'organisation familiale, aux pratiques de consommation - et des difficultés ou attitudes stéréotypées dont on fait preuve vis-à-vis de groupes culturels différents du sien, identification des besoins des familles, par rapport à l'environnement, dans une situation de transplantation, et connaissances élémentaires des cultures des familles arrivantes qui sont majoritairement, dans le Val-d'Oise, d'origine maghrébine ou turque.
« Je me suis rendu compte combien une famille peut être en détresse, en souffrance rien ne lui est familier, tout lui est étranger. » « La formation m'a permis de chercher à comprendre pourquoi ces familles font différemment, de ne pas avoir de préjugés. » « Avant, je ne voyais pas les choses de la même façon, j'ai pris conscience du rôle professionnel de la travailleuse familiale et de l'importance des coutumes. » « J'ai appris à être plus patiente, à ne pas vouloir aller à toute allure, il faut laisser beaucoup de temps pour que les gens puissent évoluer, chacun à son rythme. » Cette « vision différente », cet « autre regard sur les familles rejoignantes » dont parlent plusieurs travailleuses familiales à la suite de leur stage, est un aspect essentiel de la formation reçue, car, comme le résume Jeanine Lelarge, « pour aider les autres à s'adapter, il faut savoir, nous-mêmes, nous adapter à eux ». De fait, les obstacles à la communication ne sont pas uniquement dus à la langue, et les travailleuses familiales témoignent des perturbations qu'engendre la recomposition familiale dans les rôles et les statuts des membres de la famille, dans les relations entre parents et enfants, et dans les rapports entre les époux. « La première adaptation, estime Maria Legot, assistante sociale du SSAE dans le Val-d'Oise, est une adaptation au mari et au logement. L'appartement est vécu comme un lieu d'enfermement et pas comme un espace de dialogue et d'échange : quand on est au sixième étage d'une HLM et qu'on ouvre sa porte, on ne débouche sur rien. Quant au couple qui a été séparé depuis de longues années, il doit s'habituer à une vie familiale dont il n'avait pas l'habitude. De leur côté, les très jeunes femmes qu'on voit maintenant arriver à 17, 18,20 ans, ne connaissent pas du tout ce mari, parfois installé depuis longtemps en France, et qui est venu, pendant les vacances, les épouser au pays, où elles sont restées vivre dans leur famille ou belle-famille. » Certains époux, en outre, refusent de laisser sortir leur femme, y compris pour aller au cours de français. « Ils redoutent que leur épouse adopte les mêmes comportements que certaines femmes issues de l'immigration et ne suivent pas les valeurs de leur société d'origine, commente Maria Legot. J'essaie donc de leur expliquer que cet accompagnement des épouses par une travailleuse familiale n'est pas un processus visant à les conduire à s'émanciper de leur mari, mais un moyen de les aider à s'adapter plus facilement à leur nouvel environnement. » Une façon, d'ailleurs, de les convaincre, ajoute malicieusement l'assistante sociale, peut être de leur dire : « Vous n'allez pas quitter votre travail chaque fois qu'il y a une démarche à faire, il faudra bien que votre femme puisse apprendre à s'en occuper... »
L'importance du premier contact entre la famille et l'assistante sociale du SSAE est primordiale : c'est elle qui, lorsqu'elle a détecté un besoin particulier d'adaptation à la société française, notamment en raison de problèmes de langue, propose éventuellement au couple l'intervention d'une travailleuse familiale. « Cela a été le cas, en 1996, de 35 familles sur plus de 200 regroupements familiaux, précise Simone Vacher. Dans la majorité des cas, les familles n'ont ainsi pas besoin d'un accompagnement aussi attentif que celui joué par les travailleuses familiales d'adaptation. » Celles à qui il est proposé n'acceptent pas non plus forcément :environ 10 % refusent, explique Maria Legot, ou du moins ne souhaitent pas d'intervention dans les mois qui suivent l'arrivée - quitte, pour certaines d'entre elles, à recontacter par la suite l'assistante sociale. « Les gens ne nous demandent rien, c'est nous qui allons vers eux, ce qui n'est pas une démarche classique, d'autant que ce métier de travailleuse familiale n'existe pas dans leur pays d'origine », ajoute Suzanne Vacher. Il faut également faire preuve de beaucoup de doigté lorsqu'on propose la venue d'une professionnelle, complète Maria Legot, « parce que nous intervenons dans la continuité de l'agent de l'Office des migrations internationales. Notre visite peut donc être perçue non comme une aide mais comme un contrôle supplémentaire et il s'agit de désamorcer la suspicion, de créer un climat de confiance c'est pourquoi, quand je sens une réticence, je ne fais pas la visite d'accueil ce jour-là. J'explique juste mon rôle et laisse mes coordonnées pour que les familles me rappellent si elles le souhaitent : c'est cette liberté qui leur permet, éventuellement, de se manifester. »
Ensuite, tout au long de l'intervention de la travailleuse familiale, l'assistante sociale reste à sa disposition. « Ce travail partenarial entre assistantes sociales et travailleuses familiales a été au départ un peu compliqué à mettre en place, analyse Denise Crouzal, de l'IFRAD. Il n'y avait pas d'habitude de collaboration entre ces deux professions, d'où des problèmes de reconnaissance mutuelle et de délimitation des frontières, l'important étant de préciser qui fait quoi. Il ne faut pas non plus que les responsables d'associations de travailleuses familiales aient l'impression d'être dépossédées de leur rôle, l'intervention de la travailleuse familiale se faisant très en lien avec celle de l'assistante sociale du SSAE. Mais, aujourd'hui, il me semble que ça se passe bien car chacun a compris sa fonction. » La réussite de cette expérience a d'ailleurs permis au SSAE et à l'IFRAD de la transposer dans d'autres départements.
« Nous sommes différents, mais tous les mêmes, c'est ce que je constate », résume avec simplicité Jeanine Lejeune, qui apprécie beaucoup ce « travail tout à fait différent de [son] travail habituel, et très enrichissant sur le plan personnel ». « C'est un peu comme si c'était des amies », confient aussi souvent les femmes qu'elle a ainsi accompagnées un petit bout de chemin. C'est pourquoi la fin de l'intervention est souvent vécue par les familles comme une rupture douloureuse. Néanmoins, ce soutien, à un moment clé de leur trajectoire, leur aura véritablement permis, comme elles l'affirment, de « se sentir accueillies ». Caroline Helfter
(1) SSAE du Val-d'Oise - 2, place Mendès-France - 95310 Saint-Ouen-l'Aumône - Tél. 01 34 21 94 35.