Pour trouver l'Espace vie adolescence (EVA) (1), il faut chercher attentivement au pied des HLM de la cité Gabriel Péri, à Saint-Denis, dans le nord de Paris. Situés au rez-de-chaussée d'un immeuble moderne, ses locaux sont en effet discrets et sans ostentation. A l'intérieur, on trouve d'abord une grande pièce servant à la fois de salle d'attente et de lieu de réunion. Autour, deux bureaux et une salle d'examen médical complétés, au sous-sol, par une pièce polyvalente. Un ensemble accueillant mais plutôt exigu. Surtout pour les 1 600 accueils qui ont été effectués ici en 1996, contre seulement 600 en 1990.
Structure singulière au sein de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) par sa conception partenariale (2) et son fonctionnement hors mandat, EVA est né en 1983 à l'initiative de deux éducatrices de la PJJ, Micheline Millot et Mireille Stissi, qui ont depuis quitté la structure. « Elles travaillaient depuis longtemps en hébergement et s'étaient rendu compte qu'un certain nombre de plaintes revenaient sans cesse de la part des filles sans pouvoir être réellement prises en compte. Il s'agissait de problèmes somatiques, maux de ventre, règles douloureuses, grossesses plus ou moins désirées, contraception jamais prise correctement », raconte Marie-France Hérisse, éducatrice PJJ et actuelle directrice. D'où l'idée de créer un « espace de parole » destiné en priorité aux filles et conçu afin d'échapper aux contraintes des établissements PJJ.
Résultat : une structure ouverte, souple et indépendante qui, dès le départ, s'est centrée sur les problèmes de santé des jeunes filles (les garçons n'ont été admis qu'à la fin des années 80). Sachant qu'à EVA on conçoit la santé au sens large du terme. « Pour vivre bien, il faut être en bonne santé dans son corps, dans son cœur et dans sa tête », résume Marie-France Hérisse, soulignant que, pour l'équipe de l'Espace vie adolescence, ce qui compte, c'est d'abord la personne, avec son histoire, ses souffrances, ses désirs... D'ailleurs, si la santé des jeunes constitue l'axe principal du dispositif, celui-ci n'est pas repéré par les jeunes comme un lieu médicalisé, affirme-t-on au sein de l'équipe. « Il s'agit bien d'une structure éducative où l'on propose aux jeunes de découvrir leurs propres ressources, et de prendre le temps de vivre », insiste sa responsable, qui situe cet espace à la croisée du soin, de la santé mentale et de l'action éducative.
Ouvert quatre jours par semaine, du lundi au jeudi, EVA est animé par deux éducatrices, une psychologue, une infirmière, une secrétaire et un médecin vacataire. Tous les jeunes qui se présentent sont reçus, qu'ils habitent ou non en Seine-Saint-Denis et qu'ils relèvent ou non d'une mesure éducative. Les filles sont, de loin, les plus nombreuses. Beaucoup d'entre elles viennent ici grâce au bouche à oreille, les autres étant envoyées par les éducateurs de la PJJ ou les services sociaux. La moyenne d'âge se situe entre 16 et 20 ans, même si des plus jeunes fréquentent également ce lieu. Le fonctionnement est éminemment souple : pas de mandat ni de prise en charge, pas de limite dans le temps à l'intervention et aucun engagement exigé de la part des adolescents. Pourquoi les filles viennent-elles ici ?Leurs demandes sont multiples et révèlent souvent des situations douloureuses : problèmes touchant à la santé, à la sexualité et à la maternité, difficultés familiales (les cas de maltraitance ou d'inceste sont malheureusement assez fréquents), recherche d'hébergement ou d'emploi... Sans parler de toutes celles qui passent sans raison précise, simplement pour parler avec quelqu'un. « Il faut parfois être patient », souligne Chantal Perrottet, éducatrice, racontant qu'une jeune, venant depuis cinq ou six ans, n'a jamais pu dépasser le stade de la simple demande matérielle. « C'est toujours la même chose. Elle vient chercher des tests de grossesse de façon compulsive sans que cela puisse être approfondi. » Quant aux garçons, peu nombreux à fréquenter EVA, ils accompagnent la plupart du temps leur amie ou, quand ils viennent seuls, se cantonnent le plus souvent à une demande d'ordre médical. « Ils ont généralement du mal à parler. C'est vrai que ce lieu est davantage tourné vers les femmes et qu'ils peuvent parfois se sentir mal à l'aise ici. D'autant qu'il n'y a pas d'homme dans l'équipe », explique Anne-Marie Soto, psychologue.
Pour répondre aux multiples attentes des jeunes, plusieurs permanences fonctionnent régulièrement. Outre la permanence-accueil, on trouve ainsi un accueil-santé, animé par l'infirmière, une permanence psychologique, une consultation médicale ouverte tous les mercredis (le coût des actes médicaux est pris en charge par le conseil général pour les jeunes qui ne sont pas en mesure de l'assurer eux-mêmes), une consultation juridique animée par le Centre d'information sur les droits des femmes et un centre de planification, pris en charge par le Mouvement français pour le planning familial. Parallèlement, quelques ateliers sont proposés aux jeunes, dont celui créé récemment et animé, une fois par mois, par le Groupe femmes pour l'abolition des mutilations sexuelles, à destination des nombreuses jeunes femmes d'origine africaine qui fréquentent la structure. L'équipe se défend cependant de vouloir avoir réponse à tout. « Il nous arrive régulièrement d'adresser des jeunes à l'extérieur pour des problèmes qui ne sont pas vraiment de notre ressort : emploi, formation, hébergement... D'ailleurs, nous ne sommes pas vraiment en mesure de réaliser un accompagnement sur le terrain », reconnaît l'une des éducatrices. D'autant que de plus en plus de jeunes se présentent sans ressources ni logement. Peut-on, dans ces conditions, entamer un véritable travail éducatif ou psychologique ? « Evidemment non, répond Chantal Perrottet, nous cherchons d'abord à régler les problèmes matériels. Mais, quand un jeune se retrouve à la rue, il y a toujours, derrière, des histoires personnelles et familiales très lourdes. Il est donc nécessaire de travailler sur les deux tableaux. Si l'on se contente de régler l'urgence, les solutions que nous pourrons trouver ne tiendront pas. »
Le fonctionnement d'EVA repose également sur un respect scrupuleux, voire pointilleux, de l'anonymat et, surtout, de la confidentialité. Pour Marie-France Hérisse, ce sont des règles absolues qui ne peuvent être levées qu'avec l'accord des jeunes. « Nous ne faisons de rapport ni aux travailleurs sociaux ni au juge. D'ailleurs, nous n'avons pas de dossiers individuels et très peu d'écrits. Nous tenons simplement un journal qui résume l'activité de chaque journée. » Pourquoi un souci aussi poussé du secret ? En partie par respect du secret médical mais, surtout, « afin de créer un espace de pensée », répond Anne-Marie Soto. « En effet, poursuit-elle, si nous nous mettions à communiquer à l'extérieur ce qui se dit ici, il n'y aurait pas de contenant permettant cette liberté de penser. Il n'y aurait plus l'espace et le temps nécessaires aux jeunes pour se poser. »
Pour les professionnelles, il n'est donc pas question de révéler quoi que ce soit à l'extérieur. Du moins tant que le jeune n'est pas prêt à faire cette démarche. « Par exemple quand une jeune fille vient nous voir parce qu'elle craint d'être enceinte, si le travailleur social qui s'en occupe souhaite savoir ce qu'il en est, nous ne répondons pas sans l'accord de la jeune », explique Sophie Balias, infirmière. Ce qui ne va pas sans poser parfois quelques problèmes. « C'est vrai surtout avec les éducateurs PJJ travaillant en hébergement. Ce sont eux qui supportent le plus mal ce refus. Peut-être parce qu'il est couramment admis qu'entre collègues on peut tout se dire. Mais c'est justement en réaction à cette conception que le secret avait été instauré dès le départ. D'ailleurs, ceux qui nous adressent des jeunes connaissent notre façon de travailler et s'en accommodent », justifie la directrice. A la direction départementale PJJ de la Seine-Saint-Denis, on reconnaît que le fonctionnement un peu « hors norme » en matière de confidentialité constitue « une nécessité » même si « cela pose parfois problème aux éducateurs ». Cependant, rappelle-t-on aussitôt, les faits graves doivent être signalés.
Il est vrai que l'équipe travaille en permanence sur le fil du rasoir car il n'est pas rare que, sous le sceau du secret, et souvent après de nombreux entretiens, certains jeunes parviennent à évoquer, pour la première fois, les situations de maltraitance ou d'inceste dont ils ont été, ou sont encore, les victimes. Que faire dans ces cas-là ? « Il faut être prudent et surtout ne pas se précipiter. C'est une question qui doit être travaillée », répond Anne-Marie Soto. Une démarche risquée à une époque où les tribunaux n'hésitent plus à mettre en cause, pénalement, les travailleurs sociaux. « Peut-être, rétorque la psychologue, mais un signalement constitue une sorte de bombe à retardement si la victime n'a pas pu, au préalable, dissocier ce qui relève de l'intime de ce qui regarde la société. Sinon, c'est comme si on la livrait en pâture sur la place publique. Avec des risques de rétractations et d'erreurs très importants. Dans certains cas, il nous est arrivé de prendre le risque de ne pas faire un signalement tout de suite. Mais nous avons toujours expliqué aux jeunes que cela ne pourrait pas rester entre nous. D'ailleurs, si cette limite n'est pas posée, le travail d'élaboration psychique ne se fait pas. »
Après 14 années de fonctionnement, EVA semble aujourd'hui durablement implanté dans le paysage social et éducatif du département. « C'est une structure complémentaire du service social, estime la responsable du travail social de Saint-Denis, elle est toujours là quand on en a besoin et elle apporte un plus dans sa façon de travailler avec les jeunes. » Du côté de la PJJ, on reconnaît également l'intérêt de ce lieu qui a d'ailleurs été récompensé, en février dernier, par le ministère de la Justice (3). « Intervenant en lien avec d'autres partenaires, EVA constitue un lieu ressources que nous pouvons solliciter directement », souligne-t-on à la direction départementale PJJ. Pourtant, rappelle Marie-France Hérisse, « ça n'était pas acquis, au départ, mais je crois que nous avons fait nos preuves. Et puis, quand un jeune en foyer a une urgence médicale, qu'il n'a pas de papiers et que ses droits sociaux ne sont pas ouverts, nous pouvons le recevoir pour un premier traitement. C'est rassurant pour nos collègues. » Quant à l'équipe, si elle fait preuve de modestie sur son action, elle éprouve néanmoins le « sentiment d'être utile ». « Par rapport à ce que les jeunes ont vécu avant, nous sommes souvent satisfaits du résultat, même si c'est simplement réintégrer des dispositifs sociaux plus classiques. Ça ne nous paraît pas être un échec. »
En dépit de sa réussite, EVA demeure cependant une expérience isolée. Plusieurs projets similaires ont pourtant été lancés - notamment dans le Val-d'Oise et le Val-de-Marne - mais aucun n'a vu le jour. « Cette structure a été créée à une époque où il était possible d'utiliser quelques postes pour des structures expérimentales. Ça n'est plus envisageable aujourd'hui », indique-t-on à la direction départementale PJJ. En outre, il paraît difficile de transposer ailleurs cette structure originale dont le mode de fonctionnement nécessite une forte adhésion de la part de son personnel. Aussi, en ce qui concerne son avenir, l'équipe se montre-t-elle plutôt fataliste. « Si un jour la PJJ veut que nous fermions, nous fermerons. C'est ce qui fait à la fois notre force et notre fragilité. En cela, nous sommes un peu comme les adolescents. »
Jérôme Vachon
(1) EVA : Bât. 16 - Cité Gabriel Péri - 93200 Saint-Denis - Tél. 01 48 22 98 64.
(2) Le fonctionnement d'EVA est assuré grâce à un partenariat entre la PJJ, le conseil général, la municipalité de Saint-Denis, le Centre d'information sur les droits des femmes et le Mouvement français pour le planning familial.
(3) Voir ASH n° 2012 du 28-02-97.