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Quand le secteur va chez les personnes âgées

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A Bondy, l'espace Camille Claudel tente de reculer les limites du maintien à domicile pour les personnes âgées en souffrance psychique. Et éviter le traumatisme de l'hospitalisation.

Autour, l'œil se perd dans la grisaille des tours de béton et des cités pavillonnaires. Au-dessus de l'entrée, s'empilent les dix étages de la barre Auguste Blanqui promise à la réhabilitation. A la gauche de la porte, la plaque « Espace Camille Claudel » disparaît sous les arabesques noires des tags. C'est là, en plein cœur de la zone sensible de Bondy, qu'exercent, en dépit des cambriolages, voire des agressions dont ils sont parfois victimes, les professionnels de l'espace Camille Claudel (1). C'est en effet dans ce décor peu enchanteur - même si des négociations sont en cours avec l'office HLM en vue d'un déménagement - que l'équipe du 14e secteur de psychiatrie de Seine-Saint-Denis (dépendant de l'Etablissement public de santé de Ville-Evrard) tente d'accompagner à domicile les personnes âgées en souffrance psychique. Pionnière à l'origine, l'expérience reste encore innovante aujourd'hui.

Lancée il y a 20 ans, celle-ci s'inscrivait alors dans toute une dynamique du secteur visant à refuser l'hospitalisation psychiatrique à vie de certains patients. « On ne voulait plus être complices de l'attitude de certaines familles qui considéraient l'hôpital comme un lieu de débarras ou de relégation pour leurs parents âgés, d'autant qu'à l'époque elles ne participaient pas financièrement. Et l'on a considéré que l'on pouvait essayer, autant que possible, de maintenir, s'il le souhaitait, le sujet âgé dans son cadre de vie », se souvient Christiane Charmasson, psychiatre, responsable de l'équipe Camille Claudel. C'est ainsi qu'en 1978, avec la psychologue Michèle Bernard et une infirmière, elle crée une unité de psychogériatrie ambulatoire. Outre des visites à domicile, l'équipe organise des groupes de parole et d'activités (pâtisserie, cuisine...) dans la cuisine du CMP de Bondy. Puis, en 1987, une subvention du secrétariat d'Etat aux personnes âgées lui permet de louer un studio et un hangar à vélos :l'espace Camille Claudel voit le jour. C'est le maillon qui lui manquait pour accueillir, dans un lieu individualisé et qui leur soit entièrement consacré, les personnes âgées résidant à Bondy et Pavillons-sous-Bois. Mais aussi les pensionnaires des deux maisons de retraite de ces communes dont l'une a passé convention avec l'hôpital de Ville-Evrard.

L'âge des pertes

Qui sont les personnes suivies ? Toutes celles qui, du fait du vieillissement, développent des troubles psychologiques, voire psychiatriques, venant parfois s'ajouter à une souffrance somatique (arthrose, hypertension, rhumatisme...). C'est la dépression, la méfiance, la confusion mentale, voire le délire persécutif ou les épisodes hallucinatoires que peut entraîner le sentiment de dévalorisation lié à la détérioration du corps et à la déchirure du réseau relationnel et social. Par exemple, des personnes qui s'abandonnent complètement, se coupent de tout et peuvent évoluer vers des démences. Certaines finissant, par leur comportement (arracher les fils électriques, mettre les ascenseurs en panne), à rendre insupportable la vie de leur entourage. Mais l'autre type de population concerne les malades mentaux vieillissants. Avec l'avancée dans l'âge, certains sont moins dans l'acuité de l'expression psychiatrique, alors que d'autres au contraire s'y enkystent lourdement. Autant de personnes entre 75 et 85 ans (la moyenne d'âge tendant à s'allonger) signalées par les psychiatres du secteur, les médecins généralistes ou hospitaliers, les assistantes sociales, les aides-ménagères, la famille, les voisins...

Souplesse et pluridisciplinarité, tels sont les principes de fonctionnement de l'équipe. Composée d'un ergothérapeute, de trois infirmiers (à 80 %) et d'une psychologue (1/3 temps), celle-ci dispose également d'un petit temps de secrétaire et d'assistante sociale du secteur psychiatrique. La prise en charge commence d'abord par la visite d'évaluation à domicile, effectuée le plus souvent par les infirmiers et la psychologue. Une étape essentielle pour observer et reconstituer l'histoire de la personne afin de juger si le maintien à domicile est une indication juste et possible. « Mais, à chaque fois, il s'agit d'une décision collégiale prise au sein de l'équipe », tient à préciser Christiane Charmasson, insistant sur « le partage de la responsabilité thérapeutique ». Par principe, tous les patients se voient attribuer un psychiatre référent, même si celui-ci n'est parfois que virtuel car la situation ne s'y prête pas ou les patients refusent. En outre, la règle est d'établir des contrats de prise en charge de trois mois. Une procédure un peu artificielle, reconnaît-on, puisque ce travail thérapeutique est souvent également un accompagnement à la mort. « C'est une façon pour nous de ne pas nous engouffrer dans la chronicité, explique la psychiatre . La révision régulière des contrats nous oblige à nous interroger sur ce que nous faisons. Par exemple, est-ce qu'on continue avec telle personne bien que nous ayons le sentiment d'être davantage une béquille que d'être dans une dynamique ? Ou faut-il fonctionner autrement ? »

Objectif de l'équipe ? « Faire en sorte que les personnes puissent rester le plus longtemps et dans les meilleures conditions possibles dans leur cadre de vie. D'où notre rôle multiple de soutien des patients, mais également de la famille et de l'environnement », résume l'ergothérapeute, Didier Gentaz. C'est dire la nécessité du partenariat étroit avec les proches, le médecin généraliste, les services de soins, les intervenants sociaux... C'est dire également la complexité de ce travail de soin qui, au-delà des consultations psychiatriques (effectuées dans les CMP), vise avant tout, à partir de petites choses matérielles, à maintenir, voire restaurer, les capacités des personnes âgées. Et les aider à vivre sans trop de souffrances cette période délicate des pertes liées au grand âge.

Pénétrer dans l'intimité du domicile

Outil essentiel de cette reconquête de l'image de soi, les visites à domicile effectuées principalement par les infirmiers, la psychologue et l'ergothérapeute. Outre des aménagements matériels (fauteuil roulant, poignées de salles de bains...), elles visent à stimuler les personnes, vérifier le suivi du traitement, les accompagner dans certaines démarches... Elles impliquent des rencontres régulières avec les aides-ménagères, pour faire le point avec elles et éventuellement leur apporter un appui.

Est-il ici nécessaire d'insister sur la finesse dont doivent faire preuve les intervenants pour lever les attitudes de rejet, voire de violence, de certaines personnes âgées ? Combien de temps parfois, de portes claquées au nez, avant de réussir à pénétrer dans l'intimité du domicile, instaurer des relations de confiance, introduire, enfin, une aide-ménagère ? Que de chemin ainsi parcouru avec cette femme délirante paranoïaque qui, il y a trois ans encore, refusait tout contact et accepte aujourd'hui d'être accompagnée chez le dentiste ! Et que dire de la complexité de cette relation d'aide avec des personnes en fin de vie, souvent difficiles, exigeantes et « malades de non-désir ». « Notre quotidien, au cours de ces visites, est un travail de funambule entre une écoute bienveillante, parfois agacée de leurs plaintes somatiques et affectives, et un désir d'organiser, de résoudre ce qui nous paraît être le mieux pour elles », raconte Michèle Bernard. Il n'est pas toujours aisé, en effet, face à la pathologie et à l'inévitable investissement affectif de part et d'autre, de savoir jusqu'où tenir « la bonne distance » ou jusqu'où intervenir sans être intrusif. Difficile parfois aussi de ne pas perdre de vue la prise en compte de la souffrance quand les problèmes du quotidien prennent le devant de la scène. « Nous sommes toujours sur le fil du rasoir entre le matériel, le psychologique, le social et le soin », commente la psychologue.

Autre levier indispensable pour « renarcissiser » les patients, les groupes de deux à huit personnes âgées qu'animent les infirmiers et l'ergothérapeute à l'espace Camille Claudel. « Par le biais d'une activité manuelle librement choisie (poterie, vannerie...), d'un jeu, d'une histoire, d'une sortie au restaurant, il s'agit de rompre l'isolement, rétablir une communication difficile, permettre la reprise de confiance dans ses propres capacités et redonner l'envie de vivre », explique Didier Gentaz. L'expression libre est d'ailleurs fortement encouragée dans le cadre du groupe de parole instauré par Michèle Bernard. Mais, au-delà, le rythme régulier de ces rencontres a l'intérêt de fixer des points de repère à des publics souvent désorientés.

Préserver le lien familial

Partenaire incontournable, la famille. Car si les personnes vivent souvent isolées - malgré quelques couples - elles ont souvent des enfants et petits-enfants. Tiers dans les relations familiales, l'équipe peut, dans certaines situations, être confrontée à des choix délicats. « Parfois, au nom du maintien du lien affectif, il nous est arrivé de renoncer à une mesure de protection de biens, alors que la famille volait de l'argent à son parent. Mais l'on savait qu'en faisant une demande de tutelle ou de curatelle, la personne âgée se retrouverait totalement abandonnée. Jusqu'au jour où il a fallu faire cesser la situation, devenue intolérable... », se souvient l'assistante sociale, Marie-Annick Pons. C'est d'ailleurs surtout lorsqu'il faut envisager un placement que les conflits se cristallisent. Car la perte d'autonomie de leur parent est toujours un événement douloureux à admettre pour les enfants. Et l'équipe peut vite devenir une ennemie. C'est là que la médiation de l'assistante sociale (qui a surtout un rôle de référent technique) peut s'avérer fort utile pour éviter la rupture. « En rencontrant la famille, je peux tenter de lui faire entendre, peut-être différemment, ce qu'est l'orientation en maison de retraite. Ma parole, plus neutre, passe souvent plus facilement. »

Le placement en institution renvoie d'ailleurs aux limites du soutien à domicile. « Elles sont à chaque fois mesurées en fonction de l'évolution ou de l'aggravation du comportement de la personne. Mais également de nos propres limites. Alors, sans imaginer que c'est un renoncement épouvantable, il faut savoir revenir sur notre décision », commente Christiane Charmasson. Car, si l'équipe a le sentiment d'aller très loin dans le maintien à domicile (comme cette femme de 90 ans suivie pendant quatre ans malgré ses fugues répétées), il y a un moment où l'épuisement de part et d'autre impose d'y mettre fin. D'autant qu'on ne cache pas, au sein des intervenants, une certaine usure.

Des placements préparés

« Il n'empêche qu'en termes de résultats, nous évitons beaucoup de placements. Et lorsqu'ils ont lieu, on essaie de les préparer et les accompagner », défend la psychiatre. Ce qui peut demander de longs mois pour aider la personne à prendre la décision, choisir la maison de retraite, voire lui proposer des séjours préalables de quelques jours... « Quant aux hospitalisations en psychiatrie, qui sont toujours un traumatisme, elles ont fortement diminué. Signe que beaucoup n'étaient justifiées que par l'absence d'autres réponses », se réjouit la responsable. Un bilan encourageant qui ne l'empêche pas, toutefois, de regretter la collaboration encore insuffisante avec les médecins généralistes et l'ensemble des intervenants médico-sociaux. « On fait appel à nous en catastrophe, au moment où les comportements des personnes deviennent insupportables. Or nous aimerions être alertés avant que les choses ne s'aggravent », affirme Christiane Charmasson. C'est d'ailleurs dans cette optique de prévention que l'équipe a proposé aux deux CCAS de sensibiliser les aides-ménagères aux troubles psychiques des personnes âgées. Isabelle Sarazin

Notes

(1)  Espace Camille Claudel (relais de jour)  : 124 bis, rue Louis-Auguste-Blanqui - 93140 Bondy - Tél. 01 48 02 15 37.

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