« 28 femmes et 11 hommes étaient inscrits lors de la première session de formation d'éducateurs organisée à Toulouse, en 1942, par l'abbé Plaquevent. Toutes proportions gardées, c'est l'exact reflet du sex-ratio des éducateurs qui obtiennent leur diplôme aujourd'hui », rappelait le sociologue Alain Vilbrod, le 23 mai, lors des journées d'études du Conservatoire national des archives et de l'histoire de l'éducation spécialisée (CNAHES) consacrées aux femmes dans l'éducation spécialisée (1). En clair : la profession a été et reste majoritairement féminine. Même s'ils sont approximatifs, les chiffres sont en effet sans appel. Parmi les professionnels en exercice, on compte, environ, 32 000 éducatrices spécialisées (hors postes d'encadrement) sur un effectif total évalué à un peu plus de 46 000 personnes (les femmes quittent cependant davantage le métier : 2,5 % par an contre 1,5 % pour les hommes). Et dans les écoles d'éducateurs, la proportion de femmes en formation s'est toujours située aux alentours de 62-63 % (avec une légère baisse en 1980).
Le plus surprenant, c'est que certains fins connaisseurs de l'éducation spécialisée se disent eux-mêmes étonnés par cette prédominance féminine. C'est le cas, notamment, de Jacques Bourquin, longtemps directeur du service des études au centre de formation de la PJJ, à Vaucresson. « A ma stupéfaction, explique-t-il, je me suis rendu compte que, dès les années 40, il y avait beaucoup plus de jeunes éducatrices en formation, que d'éducateurs. Ainsi, à Montpellier, à l'Institut de psycho-pédagogie médico-sociale, entre 1946 et 1953, on comptait, en moyenne, quatre filles pour un garçon. » Seul secteur à échapper un peu à cette tendance du fait de son mode de recrutement : l'éducation surveillée (devenue depuis la protection judiciaire de la jeunesse).
Le coup est donc rude pour l'image de l'éducateur spécialisé, solide figure masculine à l'épreuve de l'agressivité adolescente. Car s'il est une idée ancrée dans l'inconscient collectif des éducateurs, c'est bien que leur métier a été forgé par des hommes et qu'il en garde une trace indélébile. Ainsi, la profession d'éducateur s'est-elle construite sur un paradoxe : les femmes ont toujours été les plus nombreuses mais les idéaux du métier sont masculins. Mme de la Morlaye, fondatrice, en 1941, de la première institution rééducative, ne faisait-elle pas l'éloge, devant ses chefs rééducateurs, des valeurs viriles puisées dans le scoutisme et les chantiers de jeunesse ? De même, les quelques figures marquantes qui émergent de l'histoire de l'inadaptation - les Deligny, Joubrel et autres Pinaud - sont presque toutes masculines.
Cet oubli du rôle des femmes ne laisse pas d'agacer Monique Bauer, chercheuse et consultante en Alsace, pour qui il s'agit « d'une vérité historique tronquée ». En effet, s'enflamme-t-elle, « on n'a retenu que l'image de l'éducateur, ancien boy-scout et éventuellement ancien résistant. Or, dès les premiers temps, on comptait de nombreuses éducatrices dotées d'une formation que ces jeunes éducateurs aux parcours souvent de bric et de broc n'avaient pas ». De fait, sans doute parce qu'elles étaient davantage issues des classes moyennes, voire de la bourgeoisie, les éducatrices ont toujours été un peu plus diplômées que les éducateurs. Ce qui était encore plus vrai pour celles formées juste après-guerre, parmi lesquelles on trouvait de nombreuses religieuses ayant effectué des études supérieures. « Pourtant, par la suite, ce sont les hommes qui ont occupé la plupart des postes de direction », s'indigne rétrospectivement Monique Bauer.
Car force est de constater que, dans le secteur comme ailleurs, les hommes ont, de tout temps, monopolisé les postes d'encadrement et de direction. Actuellement, les éducateurs y accèdent cinq fois plus que leurs homologues féminins. Une inégalité que reconnaît volontiers Roger Bello, éducateur spécialisé et ancien directeur d'association : « Il y a eu quelques grandes figures féminines mais, majoritairement, les hommes dominaient. » « Et ça reste encore très vrai », renchérit Jacqueline Mathieu, éducatrice en prévention et ex-présidente de l'ANEJI, déplorant que peu de femmes soient présentes dans les instances techniques du secteur ou dans les conseils d'administration des associations. « De même, dans les colloques, j'ai toujours vu les femmes dans la salle et les hommes à la tribune. »
Il y a 30 ans, il fallait toute la force de caractère d'une Simone Noailles pour parvenir à s'imposer, dans des fonctions à responsabilités, au sein d'un secteur dirigé presque exclusivement par des hommes. Educatrice spécialisée formée dans les années 50 et dotée d'une volonté de fer, elle débute à Bordeaux en remplaçant la directrice d'un foyer de semi-liberté pour filles caractérielles et délinquantes. Quatre ans plus tard, elle change d'employeur pour créer un centre de réadaptation pour malades mentaux. Elle en ouvrira neuf autres avant de devenir directrice générale de son association. En parallèle, elle occupe les fonctions de présidente d'un club de jeunes. C'est d'ailleurs à ce titre qu'elle croise Jacques Chaban-Delmas, alors maire de Bordeaux, qui fera d'elle son adjointe chargée des affaires sociales, puis sa première adjointe. Elle achèvera sa carrière au conseil général de la Gironde en tant que vice-présidente, chargée de la solidarité.
Quel a été le prix de ce brillant parcours ?Simone Noailles reste fort discrète sur ce point. « J'étais célibataire, se contente-t-elle d'expliquer , ça n'était pas un choix mais il faut dire qu'à cette époque, la façon dont on travaillait - c'est-à-dire six jours sur sept - était incompatible avec une vie de famille. » Eprouve-t-elle des regrets ? On n'en saura pas plus. Ce qui est certain, c'est qu'aujourd'hui elle plaide en faveur de la mixité professionnelle. « Il est évident que les femmes et les hommes ne travaillent pas de la même façon. Les deux sont nécessaires. Mais quand on me dit qu'il faut un quota de femmes, ça me vexe. Elles doivent s'imposer peu à peu, toutes seules. D'ailleurs, autrement, on ne leur laisse que les postes dont personne ne veut. Le problème c'est que les femmes n'osent pas toujours faire acte de candidature. Peut-être parce qu'elles sont convaincues d'avance qu'elles ne seront pas retenues. »
L'autre raison pour laquelle les femmes ont rarement été au premier plan dans le secteur de l'inadaptation, est que beaucoup d'entre elles, surtout dans les années d'après-guerre, ont quitté leur métier pour suivre leur mari. Lequel était, bien souvent, lui-même éducateur. Car l'un des traits marquants de la profession est que l'on s'y marie beaucoup entre collègues, un éducateur spécialisé sur quatre épousant une éducatrice. C'est le cas d'Anne Véron qui a rencontré son mari, au début des années 50, lors d'un stage effectué dans un internat pour garçons caractériels, dans la Sarthe. Mariée en 1954, elle a aussitôt arrêté de travailler pour vivre, avec lui, au sein de l'établissement. « A l'époque, se souvient-elle, être femme d'éducateur ça signifiait, d'abord, être très mal logée, avec les jeunes juste à côté. Nous étions avec eux toute la journée. Les éducateurs faisaient vraiment du plein temps, jour et nuit. La femme de l'éducateur était très solidaire de l'activité de son mari. Nous en parlions tout le temps. L'avantage d'être en couple, c'était que nous étions complémentaires. Les gamins pouvaient accrocher avec moi ou avec mon mari. Et c'est quelque chose que j'ai eu beaucoup de plaisir à vivre. » Une situation idyllique en somme ? « Pas vraiment, répond Anne Véron, car la femme de l'éducateur c'était aussi celle qu'on ne payait pas, dont on ne parlait pas, mais qui assumait un certain nombre de corvées comme le remplacement de la lingère ou de la cuisinière et la préparation du matériel pour les camps d'été. Aussi, en 1965, lorsque j'ai attendu mon quatrième enfant, j'ai commencé à renâcler. » Aujourd'hui, elle affirme pourtant ne pas regretter sa vie professionnelle. « En réalité, je n'ai jamais eu l'impression d'en être coupée », estime-t-elle.
Au demeurant, à l'époque, qu'elles soient éducatrices ou femmes d'éducateurs, les femmes devaient se conformer au rôle essentiellement maternel qui leur était assigné. Il était ainsi de bon ton d'insister sur leurs qualités de dévouement, de douceur et de discrétion. Ce qui, encore aujourd'hui, a le don de faire réagir Françoise Astruc, assistante sociale au tribunal pour enfants de Bourges : « Les femmes étaient effectivement jugées sur leur dévouement et devaient fermer leur'bec ". Heureusement, elles se sont révoltées par la suite. » Une irritation que tempère une éducatrice chevronnée lorsqu'elle rappelle que « les femmes ont tout de même apporté une approche moins dure et moins virile de la relation éducative ». Autre difficulté :même si les éducatrices étaient les plus nombreuses, certaines associations rechignaient à les employer, non seulement dans les établissements pour garçons mais, aussi, au sein des premières équipes de prévention. « Dans ce secteur, il n'y avait, au départ, pratiquement que des hommes, raconte une participante aux journées du CNAHES , et, bien souvent, les femmes ne pouvaient débuter qu'à mi-temps. » Il faudra une véritable pénurie de main-d'œuvre pour que les éducatrices soient enfin acceptées et reconnues, partout, en tant que telles. Et encore faut-il s'en convaincre : « Pourquoi ne pas avoir recours aux femmes dans une plus large proportion ? [...]L'expérience a prouvé que des présences féminines peuvent faire merveille également avec des adolescents », s'interrogeait la revue Liaison ANEJI d'octobre 1955...
Toutefois, ce n'est qu'au milieu des années 60 - et surtout après le tournant de mai 68 - que le modèle dominant du couple éducatif, substitut parental, et de l'éducatrice « maternelle » a commencé à être contesté. « Est-il toujours souhaitable de proposer aux enfants l'image d'un couple qui risquerait de concurrencer et de dévaloriser l'image qu'ils ont de leur propre famille ? », se demande-t-on, en 1964, dans la revue de l'Union nationale des ARSEA. Une évolution qui accompagnait d'ailleurs celle des pratiques professionnelles. En effet, le regard sur les familles d'enfants placés, jugées jusque-là généralement mauvaises, était en train de se modifier profondément. « On est alors en train de passer du modèle de la rééducation à celui de l'action éducative », observe Jacques Bourquin. Conséquence : dans les années 70, « l'éducatrice n'est plus uniquement référée à un modèle de substitut maternel, de mère de remplacement. C'est l'âge du technicien de la relation qui est en train d'apparaître, chez les éducateurs comme chez les éducatrices ».
Depuis, les mentalités ont évolué et les éducatrices ont acquis une réelle reconnaissance professionnelle. Et, si la mixité des équipes garde toute son importance sur un plan éducatif, les rôles ne sont plus aussi sexuellement marqués que par le passé. Pourtant, l'égalité entre hommes et femmes est encore loin d'être acquise. « Sur un total de 140 adhérents, le Groupement national des directeurs d'associations ne comprend que 10 femmes », déplore ainsi Françoise Astruc. En outre, en raison, notamment, de leur poids démographique, les femmes s'insèrent dans le secteur deux à trois fois moins rapidement que les hommes. Selon Alain Vilbrod, il leur faut, en moyenne, plus d'un an et demi pour décrocher un CDI, à condition d'être mobiles géographiquement. Reste que, dans un contexte social difficile, la profession demeure quand même relativement accessible aux femmes. Avec, parmi la nouvelle génération, de nombreuses filles d'éducatrices.
Jérôme Vachon
(1) CNAHES : 55, rue Brancion - 75015 Paris - Tél. 01 44 24 04 63.