« Je ne crois pas qu'avec l'errance actuelle des jeunes nous vivions une parenthèse et qu'elle se fermera dans la société telle qu'elle est aujourd'hui. » C'est un diagnostic sombre -pessimiste diront certains - qu'a posé Hervé Serieyx, délégué interministériel à l'insertion professionnelle et sociale des jeunes, lors des journées nationales techniques sur les jeunes en voie de grande marginalisation, organisées les 28 et 29 avril, à Paris, par la direction de l'action sociale (DAS). Il ne faisait malheureusement que confirmer les craintes des travailleurs sociaux qui, depuis quelques années déjà, observent avec inquiétude l'augmentation du nombre des jeunes marginaux en France. En avril 1995, déjà, le Conseil technique des clubs et équipes de prévention spécialisée tirait le signal d'alarme dans un rapport sur l'errance chez les jeunes de 15 à 25 ans (1). La même année, Bernard Quaretta, directeur d'une association d'accueil d'urgence, soulignait, dans son rapport sur l'errance, la progression alarmante du phénomène, tant chez les garçons que chez les filles (2). Ces jeunes, soulignait-il alors, « sont particulièrement rétifs à une approche par le travail social traditionnel ».
Où en est-on aujourd'hui ? Les réponses restent malheureusement assez parcellaires et, parfois, contradictoires. Grâce à une enquête réalisée en mars dernier par l'Union nationale des centres communaux d'action sociale auprès de ses adhérents, on sait ainsi que les villes de plus de 30 000 habitants sont les plus touchées par les phénomènes d'errance (3). La même étude dresse un profil type de ces jeunes : « Ils sont fragiles sur le plan psychologique, présentant des conduites addictives, ayant un passé chaotique où la rupture familiale est l'événement traumatique à l'origine du départ du domicile familial, et dont la situation affective, sociale et économique est complexe. » Autre trait caractéristique : « Leur comportement vis-à-vis de l'institution se décline sur les modes de rejet, de défi et d'agressivité. » Une attitude à la fois rebelle et fuyante que certains résument en trois mots : le délit, le défi, le déni. Lors des journées nationales d'avril, François Chobeaux, chargé de mission au CEMEA et auteur des Nomades du vide (4), a brossé, lui aussi, le portrait des jeunes errants. Venant surtout des gros bourgs et des petites villes de province, plus rarement des métropoles régionales, leurs parents sont majoritairement ouvriers ou employés. Pour la moitié d'entre eux, le couple parental n'existe plus. Et s'ils ont des frères et sœurs, ils sont presque toujours les seuls de la fratrie à s'être engagés sur le chemin de l'errance et de la marginalité. Enfin, entre le tiers et la moitié d'entre eux est passé par les systèmes sociaux :placements, PFS... « Leur errance n'a pas de but précis, pas d'itinéraires construits en dehors de passages dans les lieux de grands regroupements que sont les villes festivalières », constate le chercheur.
Pour autant, ces jeunes errants sont loin de constituer un groupe homogène. « Au contraire, explique Bernard Quaretta, la grande exclusion est de plus en plus hétérogène avec des parcours et des difficultés très différents selon les individus. » Une série d'interviews, réalisée auprès de jeunes marginaux au cours de l'hiver 1996 à Chambéry dans le cadre d'une recherche-action de la Sasson (association regroupant des CHRS) et de la Sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence de Savoie, permet de toucher du doigt la poignante diversité de ces parcours chaotiques (5). Agée de 20 ans, Virginie fait partie de ceux qui ont frôlé de très près le monde de la rue avant de lui échapper. Devenue étudiante, elle garde toutefois une véritable fascination pour cet univers décalé. « A 18 ans, je suis partie de chez moi. J'ai atterri chez ma tante, ça ne me convenait pas. Donc je me suis retrouvée pendant deux mois dans la rue. Je suis partie comme ça. Mais je connaissais déjà des SDF avant, de vue. Je discutais un peu avec eux et c'est là que vraiment j'ai trouvé que c'était un milieu fantastique. »
Pour elle, la marginalité, c'était d'abord la liberté, celle de bouger, de partir, de tout lâcher. « Il n'y a pas d'horaires, il n'y a pas tout ce qu'impose la société. » Même si, reconnaît-elle, cette liberté s'est finalement révélée être une impasse. « Au bout de quelque temps, on se rend compte qu'en fait on a tout vu. On l'a fait, c'est bien, et maintenant ? » Il est vrai que la vie en marge est loin d'être facile. Outre les problèmes matériels - la faim, le froid, l'absence de logement -, le milieu est dur, parfois violent, marqué par la solitude et la souffrance. « Il y a des bagarres, de la haine et de la méfiance, beaucoup de méfiance. Ils sont toujours sur leurs gardes à regarder le moindre détail, la moindre voiture qui passe, toujours un peu dans la peur. »
Face à cette errance complexe et multiforme, confrontés à des jeunes qui, bien souvent, n'attendent rien d'autre des services sociaux qu'une aide ponctuelle, les professionnels paraissent plutôt désarmés. Certains le clament d'ailleurs haut et fort. « Les professions sociales classiques sont complètement inadaptées à ces publics. Elles doivent s'interroger, en particulier sur les notions de contrat et de projet qui ne peuvent certainement pas servir de point d'entrée lorsque l'on aborde des jeunes en situation de grande rupture », martèle ainsi Philippe Cany, éducateur en prévention spécialisée et directeur de Clin d'œil, une structure d'accueil pour les jeunes errants, ouverte par la Sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence de Troyes. Pour lui, il faut créer de multiples petits lieux d'accueil généralistes, susceptibles de répondre à des demandes très individuelles. « Il faut aussi que nous acceptions d'abandonner nos prérogatives techniciennes pour accompagner physiquement les jeunes », explique-t-il, l'essentiel étant de créer le contact. Quitte, pour cela, à faire preuve d'une grande souplesse. Ainsi, Philippe Cany a mis au point un système qui lui permet de procurer aux jeunes errants un travail payé immédiatement et sans engagement de leur part sur la durée. Une façon de les aider matériellement tout en leur offrant une porte d'entrée vers des dispositifs de réinsertion plus contraignants.
Autre point de vue : celui de Bernard Quaretta pour qui « beaucoup d'établissements sont obsolètes » et organisent un suivi des personnes à la rue qui n'est plus adapté. « Il est urgent, considère-t-il, de faire évoluer les infrastructures, notamment en matière d'hébergement. Et puis, il faut aussi avoir le courage de changer nos pratiques et de sortir des établissements pour aller au devant des personnes en difficulté. » Une analyse qui fait écho à celle de François Chobeaux pour qui il convient, d'abord, de revoir les formations en travail social. « Elles comportent d'énormes lacunes sur la façon de travailler avec des publics non sédentaires et non demandeurs. » Par ailleurs, il rappelle l'importance cruciale de la prévention, particulièrement en direction des plus jeunes. « Or, rien n'existe réellement concernant l'accueil des adolescents en fugue. »
Les critiques sont également parfois vives du côté des personnes en difficulté. Hanza Zarrougui, qui a lui-même vécu à la rue, a longtemps été très sévère vis-à-vis des professionnels, expliquant que « les jeunes en fuite ne supportent plus le discours des travailleurs sociaux ». Devenu directeur de la coordination SDF-Bordeaux (Gironde), une association mise sur pied il y a quelques mois avec un petit groupe de sans-abri et qui gère deux lieux d'hébergement, il tient aujourd'hui un discours plus mesuré. « Nous avons beaucoup à apprendre des travailleurs sociaux et eux de nous. Nous aussi nous faisons des erreurs. D'ailleurs, je ne suis pas persuadé qu'il faut nécessairement être SDF pour accompagner des SDF. Loin de là. » Son association vient ainsi d'embaucher une assistante sociale.
Il faut bien rendre cette justice aux travailleurs sociaux, en particulier aux éducateurs de prévention spécialisée : ils ont été parmi les premiers à imaginer des formes de prise en charge adaptées à ce public très instable (6) et pour lesquelles ils ont utilisé un savoir-faire qui a fait ses preuves depuis longtemps dans le travail de rue : respect de l'anonymat, libre adhésion, relation personnalisée, accompagnement souple... Parallèlement, un certain nombre d'associations caritatives, qui avaient déjà ouvert des lieux d'accueil de jour généralistes, cherchent à les adapter à un public plus jeune. Enfin, à l'image de la coordination SDF-Bordeaux, quelques structures ont été créées par des personnes issues de la rue, souvent en réaction aux dispositifs traditionnels.
Au final, c'est donc un maillage assez lâche d'initiatives hétéroclites qui s'est progressivement mis en place. Avec un dénominateur commun : l'absence de statut et, surtout, de financements pérennes. Une difficulté que reconnaît volontiers Pierre Gauthier, directeur de l'action sociale, quand il parle de « l'économie de cueillette que subissent les associations » et de « la parcellisation des compétences ». En juin 1996, pourtant, le gouvernement a décidé de débloquer une enveloppe de près de 15 millions de francs destinés à favoriser le développement de structures d'accueil et d'écoute pour les adolescents. Sous l'appellation « points accueil 10-25 ans », ces structures fonctionnent « de manière souple et adaptée, notamment en démédicalisant et en déprofessionnalisant leur présentation » (7). Un dispositif complété, en avril dernier, avec la mise en place des points écoute jeunes destinés, spécifiquement, aux jeunes de 18 à 25 ans rencontrant des difficultés sociales et familiales (8). Pour la DAS, il ne s'agit cependant pas de créer de toutes pièces de nouveaux dispositifs. D'autant que certains professionnels ne se montrent guère favorables à l'institutionnalisation de lieux spécifiques qui risqueraient de stigmatiser les jeunes errants et de les couper définitivement des dispositifs de droit commun. « Nous souhaitons simplement mutualiser les savoir-faire existants », a précisé Pierre Gauthier lors des journées techniques nationales.
La DAS, qui entend jouer un rôle incitatif, a d'ailleurs affiché un certain volontarisme à l'occasion de ces « journées vitrine ». Par exemple, en annonçant la mise en chantier d'une banque de données nationale sur les réalisations « innovantes et pertinentes » dans le domaine de l'errance et la marginalité des jeunes. Autre nouveauté : la mise à disposition des DDASS et des DRASS d'équipes de consultants chargées de les aider à réfléchir aux solutions possibles avec d'autres partenaires institutionnels (conseils généraux, PJJ, municipalités...). Enfin, elle a indiqué qu'elle participe à l'appel d'offres interministériel lancé récemment en vue de « susciter des réponses adaptées en faveur des jeunes les plus marginalisés de 13 à 21 ans ». Reste, maintenant, à trouver le moyen de coordonner, au niveau local, l'ensemble des initiatives existantes et des intervenants concernés. Les Codile, dont la création était prévue dans le projet de loi de cohésion sociale, auraient pu remplir cette fonction. Leur avenir est aujourd'hui incertain. Certains n'ont pas attendu le législateur. En Savoie, notamment, où les associations du bassin chambérien se sont regroupées au sein d'un comité de pilotage avec le département, la PJJ, la municipalité et la DDASS.
Jérôme Vachon
(1) Voir ASH n° 1922 du 14-04-95.
(2) Voir ASH n° 1951 du 1-12-95.
(3) Etude réalisée auprès de 184 CCAS de villes de plus de 10 000 habitants. Unccasf : 7, rue Gabriel-Péri - BP 568 - 59208 Tourcoing cedex.
(4) Ouvrage où il décrit l'itinéraire erratique des jeunes marginaux. Voir ASH n° 1981 du 28-06-96.
(5) L'exclusion, la marginalité des jeunes de moins de 26 ans sur le bassin chambérien - Jean Defossez, éducateur, sous la direction de Joseph Haeringer. Sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence de Savoie : BP 113 - 177, avenue du Comte-Vert - 73001 Chambéry cedex - Tél. 04 79 62 64 18.
(6) Voir ASH n° 1989 du 20-09-96.
(7) Voir ASH n° 1981 du 28-06-96.
(8) Voir ASH n° 2021 du 2-05-97.