« Plus tu t'éloignes, plus ton ombre s'agrandit », a dit le poète Robert Desnos. C'est précisément parce que l'éloignement produit de l'imaginaire, qu'il peut aggraver la fascination éprouvée par les enfants pour cette présence absente de leur père. Pourtant, s'agissant de victimes d'inceste, « il est légitime de penser qu'une rupture franche est la seule solution curative, explique Alain Bouregba, psychologue et psychanalyste. On sait qu'il y a chez les parents qui passent à l'acte dans l'inceste, une structure perverse importante qui est capable d'imprimer chez l'enfant une fascination morbide et une terreur hypnotique. Aussi, est-ce en réhabituant l'enfant à un environnement psychique où il puisse expérimenter son individualité et son autonomie, qu'on peut l'aider à sortir de cette emprise », analyse le directeur technique du Relais Enfants-Parents de Montrouge, dans la banlieue parisienne (voir encadré).
Fondée en 1986 par Marie-France Blanco, une « jardinière d'enfants » qui a travaillé avec Françoise Dolto, cette association qui regroupe des psychologues, des éducateurs de jeunes enfants et des éducateurs spécialisés n'a, initialement, aucune vocation à travailler avec des parents maltraitants. « Nous ne sommes pas du tout promoteurs d'une vision un peu laxiste des choses, ni d'un pardon facile », souligne le directeur technique du Relais, dont l'objectif est de permettre à des enfants de garder le contact avec un parent incarcéré. Pour jouer ce rôle de pont entre le dehors et le dedans, le Relais accompagne les enfants lors de visites à leur parent en prison et organise également des ateliers pour les détenus, afin de les aider à rester acteurs de la vie de leurs enfants (relations épistolaires, fabrication d'objets à leur envoyer, achats qui leur sont destinés dans les catalogues de vente par correspondance, etc.).
C'est précisément parce qu'elles ont eu connaissance, notamment par la télévision, de ces accompagnements d'enfants au parloir, que certaines victimes d'inceste, des filles essentiellement, se sont adressées au Relais pour être conduites auprès de leur père incarcéré. « Suspectant des aspects morbides dans leur demande, nous avons commencé par y répondre négativement, précise Alain Bouregba. On aurait plutôt imaginé, à l'origine, que la bonne manière de faire était d'empêcher tout contact avec le parent abuseur. » Et puis, en parlant avec les adolescentes, l'équipe du Relais a progressivement revu sa position. « Si le maître mot de toute action curative est bien de permettre à l'enfant de reconstituer une aire de devenir psychique et une représentation de son corps propre, la réponse en termes d'éloignement physique s'avère être une réponse sommaire, analyse le psychologue. Il faut faire un effort d'attention aux mécanismes inconscients d'alignement de l'enfant au parent, qui parfois s'amplifie dans l'absence, de façon tout à fait pathologique. A l'inverse, le contact, à condition d'être préparé et bien encadré, peut parfois permettre de réduire l'emprise en relativisant le phénomène imaginaire. Quand le père apparaît pour ce qu'il est, l'enfant peut s'en détacher plus facilement que lorsqu'il s'en crée une représentation purement fantasmatique. »
La prison est une punition pour le parent, mais c'est aussi une protection pour sa victime, c'est pourquoi il est très important de profiter de la période d'incarcération pour aider les adolescentes, commente Marie-France Blanco. Pour autant, il n'est évidemment pas question d'imaginer une rencontre qui ne soit pas strictement surveillée. « J'ai en effet été sollicitée par le service éducatif qui la suivait, pour accompagner une adolescente de 14 ans, victime d'inceste, explique la fondatrice du Relais. Or j'apprends, de la bouche même de la gamine, qu'elle y allait déjà régulièrement le dimanche avec sa tante.'Ah oui, m'a dit un gardien, c'est la jeune fille qui vient sur les genoux de son père et l'embrasse tout le temps..." On avait à nouveau livré cette enfant à son père depuis qu'elle était revenue vivre dans sa famille ! »
Pour empêcher de tels duos pervers, les accompagnateurs du Relais ne laissent jamais un enfant seul avec son père pendant la visite. Et, en tout état de cause, celle-ci n'a lieu qu'après un travail préparatoire en détention - ce qui signifie que l'équipe de Montrouge doit déjà y être implantée, soit qu'elle y dispose d'une permanence, soit qu'elle y assure régulièrement des parloirs. « Mais avant toute chose, explique Alain Bouregba, on évalue avec la jeune fille qui nous sollicite ce que cette demande peut traduire - et lorsqu'elle ne s'avère pas suffisamment étayée, c'est souvent l'intéressée elle-même qui renonce à la maintenir. Dans le cas contraire, on rencontre le père et on tente d'appréhender sa capacité de manipulation. » Pour neutraliser la nocivité parentale, la première des injonctions faites au père incestueux est de reconnaître les faits et le réel dommage subi par l'enfant. Aussi, quand on entend l'abuseur arguer de son innocence - « tout ça, c'est des inventions de ma femme » -, l'évaluation est rapide et la réponse négative faite à la victime, aussi. Il y a également les pères qui affirment : « C'est 50/50,50 % pour moi, 50 % de la faute de l'enfant. » « Lorsque je dispose d'une permanence d'écoute, comme à la centrale de Melun, commente Alain Bouregba, et bien sûr s'il en est d'accord, je peux alors commencer un vrai travail avec un homme qui tient de tels propos. Cela durera parfois plusieurs mois, voire deux-trois ans, avant que l'enfant aille éventuellement rendre visite à son parent. » A défaut d'un suivi de cette nature, on peut aussi avoir à expliquer à une jeune fille qu'il ne lui est pas possible de voir son père et, bien sûr, également, l'inciter à consulter. Les psychologues du Relais ne rencontrent pas, en effet, les enfants à des fins thérapeutiques, mais seulement dans des entretiens exploratoires lorsqu'ils demandent à voir leur parent incarcéré. Généralement, en fait, l'intervention du Relais auprès d'un père incestueux, préalable à une visite de l'enfant, dure quatre ou cinq séances. Et en général, aussi, la rencontre entre la victime et son père ne se renouvelle pas. « Il y a toujours un'retour ",c'est-à-dire qu'on en reparle avec l'enfant, précise Alain Bouregba, mais on a souvent l'impression que cette première visite a suffi. Le père ne va pas forcément mieux, mais l'adolescente si, au point que souvent elle s'en détache et ne veut pas le revoir. » Cette issue, qui est la plus fréquente, est également la seule conclusion possible quand le père n'est pas capable d'évoluer, ce qui s'avère aussi être le cas le plus répandu.
Ce que les jeunes filles cherchent à matérialiser dans une telle rencontre, explique le responsable du Relais, c'est la représentation qu'elles se font de leur père. Elles tentent de mettre bout à bout deux images antagonistes : celle d'un père tendre et maternant qui, tout à coup, la respiration haletante et les yeux exorbités, devient l'agresseur qui commet sur elles des actes incompréhensibles. Lors d'une telle visite, qui est un parloir ordinaire d'une demi-heure ou d'une heure, « il ne s'agit pas de reformuler un passé douloureux, ce n'est pas le lieu : on est dans le présent, dans une relation d'altérité et pas de confusion psychique, souligne Alain Bouregba, et l'accompagnateur, qui se tient toujours près de la victime, n'hésite pas à intervenir quand le père cherche à imprimer dans l'enfant sa version de l'histoire. Dans cet'ici et maintenant" de la rencontre, en lui parlant comme à un sujet et non pas comme à un prolongement de lui-même, le père s'unifie lui-même aux yeux de la jeune fille qui peut sortir de cette espèce de distorsion perceptive à laquelle elle est confrontée ».
En rencontrant son père, l'adolescente tranquillise aussi les autres membres de la famille, ce qui la réconforte elle-même par contrecoup. En effet, le conflit de loyauté qui déchire l'enfant dans la dénonciation est ensuite constamment attisé par l'entourage familial. Il y a le petit frère qui reproche à sa sœur d'être « méchante ». Quant à la mère, commente le psychologue, elle n'accuse pas sa fille mais elle a des silences et s'en écarte. Et si nombre de ces jeunes filles quittent précipitamment le seul univers familial qui leur reste, c'est parce qu'il leur est devenu insoutenable. Fugues, prostitution, toxicomanie : l'origine de ces conduites déréglées, estime le psychologue, n'est pas la conséquence linéaire de l'inceste lui-même, mais de sa reformulation par la famille. Pour casser cette « pathétique exclusion psychique de la victime » - qui débouche aussi souvent sur une exclusion physique, la seule solution semblant alors s'imposer étant le placement de l'enfant -, l'association a récemment entrepris un travail de soutien en direction des pères incestueux qui souhaitent penser leur dangerosité et cherchent, notamment avec leur femme, à comprendre ce qui s'est passé. Des entretiens conjugaux se sont ainsi mis en place, dans un local voisin de la prison, où le détenu, bénéficiant d'une permission, peut se rendre 3 heures par mois. Cette écoute thérapeutique du couple peut également, à sa demande, déboucher sur des entretiens familiaux, élargis au reste de la fratrie. Encore expérimentale, cette recherche-action produit des résultats, précise Alain Bouregba : « Nous voyons des pères se transformer, parler devant leur femme, devant leurs enfants, de leurs manques, de leurs carences. »
Les relais existants sont regroupés en une fédération que dirige Alain Bouregba.
Relais Enfants-Parents : Alain Bouregba - 52, rue Carvès - 92120 Montrouge -Tél. 01 46 56 79 40.
REP Bourgogne : CMP - 37, bd Vauban - 89000 Auxerre -Tél. 03 86 46 19 56 -03 86 46 60 79.
REP Haute-Normandie : 11, rue de la Mare-aux-Planches - 76000 Rouen -Tél. 02 35 73 04 08.
REP Languedoc : 56, rue de l'Université - 34000 Montpellier -Tél. 04 67 66 10 94.
REP Midi-Pyrénées :Professeur Le Camus - 9, rue Pastel - 31400 Toulouse -Tél. 04 62 17 13 95.
REP PACA : Beauvalon Centre -Entrée 20 - 213, chemin de Morgioux - 13009 Marseille -Tél. 04 91 40 37 64.
REP Rhône-Alpes : 81, route du Bois d'Ars - 69760 Limonest -Tél. 04 79 64 97 08.
REP Val-de-Loire : 7, av. de Munster - 45000 Orléans -Tél. 02 38 62 30 84.
REP Belgique : Sophie Buyse -17, rue Franz-Merjay - 1060 Bruxelles -Tél. 00 32 2 343 26 13.
Par ailleurs, l'expérience du Relais avec des parents abuseurs incarcérés a conduit l'aide sociale à l'enfance (ASE) des Hauts-de-Seine à s'adresser à lui pour médiatiser les relations entre enfants et parents suspectés de maltraitance ou d'inceste, mais qui n'ont pas (ou pas encore) été sanctionnés de façon pénale. C'est pour ces enfants retirés par le juge à leur famille et suivis par l'ASE que, depuis deux ans, le Relais ouvre trois fois par semaine ses locaux. Comme pour les visites en détention, les rencontres, qui ont lieu à Montrouge, ne sont pas imposées à l'enfant : il faut que ce soit lui qui ait demandé à voir ses parents. « On y utilise les mêmes techniques qu'en prison, explique Alain Bouregba, c'est-à-dire qu'on est attentif à toujours rester dans le présent et à intervenir dès que le parent introduit du matériel fantasmatique. » Renforcer l'enfant dans ses capacités autonomes à se protéger et lui permettre de grandir en intégrant la véritable image de ses parents, et non une production imaginaire née de l'éloignement, telle est, là aussi, l'ambition du Relais. « L'avantage de cet espace, souligne Marie-France Blanco, est qu'il permet à l'enfant de se reconnaître comme enfant de ses parents. Il n'est pas, là, l'enfant de l'ASE. Il a une histoire qui lui appartient, et il faut l'aider à'faire avec ". Les parents aussi se trouvent revalorisés, alors qu'aller à l'ASE signifie pour eux qu'ils sont incompétents puisqu'on leur a retiré leur enfant. » Réfléchir à cette question du maintien des liens et de leur évolution, c'est, ici comme en détention, la préoccupation essentielle du Relais.
Caroline Helfter