« Il est formé une association qui a pour but : la recherche et la mise en œuvre des moyens les plus propres à assurer le développement physique et la formation morale de la jeunesse et plus spécialement le dépistage, la protection, le sauvetage et le relèvement des enfants maltraités ou malheureux, abandonnés, coupables ou en danger moral. » Le 12 décembre 1942 était ainsi créé, auprès du tribunal de Dijon, le Service social de sauvegarde de l'enfance de la région de Dijon auquel sera adjoint, quelques mois plus tard, un centre d'observation et de triage des jeunes. A l'origine de cette initiative : Pierre Mercier, un avocat dijonnais, conseiller à la Cour, figure typique de ces notables philanthropes qui, dès la fin du XIXe siècle, se sont préoccupés du sort des enfants en danger. Par arrêté préfectoral, la nouvelle association est autorisée à « recevoir, placer, entretenir dans des maisons de redressement des mineurs acquittés par les tribunaux ou simplement des enfants qui, n'ayant pas fait l'objet de poursuites, sont signalés pour leurs mauvais instincts, à la police ou au parquet, par des parents impuissants à les sauvegarder ». »
Le démarrage a lieu dans des conditions pour le moins précaires. « Il fallait vraiment avoir la foi. Nous n'étions pas logés, nous n'avions rien et tous les déplacements se faisaient à bicyclette. Et comme nous étions installés dans le local du greffe de la cour d'assises, nous devions céder la place à chaque audience », racontait avec émotion Madeleine Parizot, l'une des premières assistantes sociales du service, lors des journées régionales organisées, les 2 et 3 avril, à Dijon, par le Conservatoire national des actions et de l'histoire de l'éducation spécialisée (1). Autre témoin de ces temps héroïques : Pierre Lalire, jeune chef scout embauché par hasard, en 1946, au centre d'observation. Lequel est alors implanté dans les locaux de l'hôpital psychiatrique de la Chartreuse.
« Nous étions au voisinage direct des salles pour malades mentaux très perturbés. Entre leurs cris et les barreaux aux fenêtres, l'atmosphère était lourde et déprimante », se souvient celui qui devint directeur du centre éducatif de Velars-sur-Ouche, retraçant avec passion son épopée professionnelle. Avec quatre autres jeunes gens, également recrutés au sein des mouvements de jeunesse, il fait alors fonction d'éducateur auprès d'une vingtaine de garçons, âgés de 13 à 21 ans, placés pour toutes sortes de motifs :incendies volontaires, vols, affaires de mœurs, vagabondage... « Notre rôle consistait essentiellement à occuper ces jeunes, dont certains avaient presque le même âge que nous. Pour cela, nous ne disposions d'aucun matériel, à part un ballon. » Il est vrai que les conditions de vie d'après-guerre sont spartiates et que l'on manque de tout. « Nous étions tellement mal chauffés que, de temps en temps, nous couvrions'moralement" un vol de charbon par les jeunes », s'amuse rétrospectivement Pierre Lalire. Mais si l'époque est difficile - sans parler des horaires et des conditions de travail éprouvantes -, elle reste enthousiasmante pour ces néo-professionnels qui ont tout à inventer :gérer la vie quotidienne, organiser des activités pour les jeunes, mettre au point une méthode d'observation, jeter les bases d'un projet pédagogique... « Nous étions très marqués par le premier livre de Fernand Deligny : Graine de crapule. C'était notre catéchisme. » L'idée que l'on se fait alors de la fonction éducative reste cependant encore assez rudimentaire, voire simpliste. Le règlement du centre, élaboré entre 1946 et 1947, en donne d'ailleurs une image édifiante. « Educateur, je dois être pour mes garçons à la fois un père qui sait corriger et sévir s'il le faut, une mère qui sait deviner un chagrin et le consoler, un ami en qui on a confiance. Ce ne sont pas tant les causeries que les mille petits accrochages de la journée qui m'obtiendront, peu à peu, une certaine crainte puis le respect et enfin la confiance. Mais je ne dois pas m'aviser de renverser cette échelle. » Tout un programme...
C'est dans ce contexte de pénurie et d'improvisation que le Service social de sauvegarde de l'enfance se transforme, en novembre 1946, en Association régionale pour la sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence (ARSEA) de Bourgogne et Franche-Comté, toujours sous l'impulsion de Pierre Mercier qui en devient le premier président. Elle fait ainsi partie de la deuxième vague de création des ARSEA (2), les dix premières ayant vu le jour sous l'Occupation, en 1943, à l'initiative du gouvernement Laval. Dans son ouvrage Enfance inadaptée : héritage de Vichy (3), Michel Chauvière a longuement exposé les raisons politiques, idéologiques et sociales pour lesquelles la rencontre entre le régime de la collaboration et le secteur de la protection de l'enfance, alors en pleine expansion mais très morcelé, a débouché sur la création des ARSEA. Structures paradoxales, celles-ci avaient été conçues selon un modèle semi-public alors inhabituel en France. Ils s'agissaient en effet d'associations financées directement par un ministère de tutelle (Santé et Famille sous Vichy) et regroupant, au sein de leur conseil d'administration, des représentants de l'Etat et des organisations privées. Elles étaient chargées d'assurer la coordination régionale, de gérer un centre d'observation polyvalent et d'accorder leur appui technique et, surtout, financier, aux œuvres et aux centres de rééducation agréés. Les ARSEA constituaient ainsi la clef de voûte et le point de passage obligé du secteur de l'enfance inadaptée. Compte tenu du poids du secteur privé et pour des raisons d'efficacité, ce système sera reconduit sans grand changement, à la Libération, par le gouvernement provisoire.
Nées sous des auspices plutôt troubles, les ARSEA vont néanmoins jouer efficacement leur rôle, fédérant un grand nombre d'initiatives éparses et encadrant le développement du secteur social et médico-social jusqu'en 1964 (voir encadré). C'est également de cette dynamique que va progressivement émerger l'éducation spécialisée sous l'action conjointe des ARSEA, réunie au sein de l'UNARSEA, et des premiers éducateurs, regroupés dans la puissante ANEJI. « Mais ce qu'il faut bien comprendre, c'est qu'en termes historiques, la création des ARSEA ne constitue pas une rupture. Au contraire, elle s'inscrit dans la continuité du mouvement débuté à la fin du XIXe siècle. C'est en effet vers 1890 que les lois sur la déchéance de la puissance paternelle et sur l'enfance martyre vont favoriser le développement des initiatives privées, notamment les premiers patronages dont certains prendront justement le nom de sociétés de sauvetage ou de sauvegarde de l'enfance », explique Françoise Tétard, historienne au CNRS et l'une des fondatrices du CNAHES. Les ARSEA sont ainsi nées d'une situation historique particulière - l'Occupation - et de la nécessité de donner un peu de cohérence au foisonnement de structures et d'établissements créés depuis le début du siècle. Comme en Côte-d'Or où, dans les années 30, on trouvait de nombreuses associations et patronages prenant en charge les enfants en difficulté, dont l'Organisation des pupilles de l'enseignement public (OPEP 21) qui s'occupait des orphelins de la Première Guerre mondiale, le Prado de Salornay qui accueillait, depuis 1933, les enfants « malheureux », « moralement abandonnés » et délinquants, ou encore l'Association beaunoise de protection de l'enfance, créée à la veille de la guerre par une poignée de magistrats, de notables et de religieux.
50 ans plus tard, que reste-t-il de cette histoire et en quoi les CREAI d'aujourd'hui sont-ils vraiment les héritiers des ARSEA d'hier ? « Les hommes ont changé et les structures ont évolué mais l'objectif est resté sensiblement le même :permettre aux associations de se retrouver en terrain neutre afin d'échanger et de confronter leurs pratiques. Ce qui est étonnant, c'est que les CREAI auraient dû disparaître depuis longtemps, notamment en 1982-1983, lorsqu'on leur a enlevé l'essentiel de leur financement d'Etat. Mais à chaque fois qu'il a été question de les supprimer, on s'est aperçu qu'il aurait fallu les remplacer par quelque chose qui leur ressemblerait beaucoup », constate Pierre Bodineau, président du CREAI de Bourgogne. Pour lui, il est hors de doute que les CREAI ont encore un rôle à jouer, même si la grande période d'équipement du secteur social et médico-social est depuis longtemps révolue. « La mise en place d'une réforme comme celle des annexes XXIV a été grandement facilitée par les CREAI. On pourrait également faire remarquer que, dans le domaine de l'inadaptation, les problèmes ont complètement changé depuis 30 ans et qu'un certain nombre de CREAI se sont investis sur les nouveaux champs d'intervention tels que la politique de la ville et la toxicomanie. En outre, notre mission d'observation devient de plus en plus importante. Je pense qu'à l'avenir, nous nous rapprocherons d'organismes du type observatoires régionaux de la santé, mais spécialisés sur le handicap et l'inadaptation. »
Reste que l'histoire des ARSEA et des premiers éducateurs, bien que relativement proche dans le temps, paraît, à bien des égards, très éloignée des réalités actuelles du travail social. Et certains s'interrogent aujourd'hui sur la façon dont le témoignage des anciens pourrait donner du sens et éclairer les difficultés que rencontrent les nouvelles générations de travaillleurs sociaux. « Il faut d'abord que l'histoire du secteur soit enseignée dans le cadre des formations en travail social. Pour s'approprier des choses, il est nécessaire de les avoir apprises. Mais je crois aussi beaucoup à la transmission directe de l'histoire entre professionnels de différentes générations », répond Françoise Tétard. C'est d'ailleurs pour que la mémoire des pionniers ne se perde pas totalement que le conservatoire organise régulièrement, à travers toute la France, des rencontres régionales réunissant les témoins survivants - les « diplodocus » comme ils se nomment eux-mêmes affectueusement - des premières années de l'éducation spécialisée. Après Dijon, d'autres journées doivent ainsi se dérouler à Bordeaux puis à Toulouse.
Jérôme Vachon
C'est par un simple arrêté ministériel que les CREAI ont remplacé, en 1964, les ARSEA. Les raisons de cette rupture voulue par les pouvoirs publics : le poids des nouvelles logiques administratives (planification, régionalisation et déconcentration) et la nécessité de prendre en compte une diversité associative imparfaitement reflétée par les ARSEA. Conçus comme des « outils techniques » par l'administration, les CREAI vont d'abord accompagner le mouvement de création de nouvelles structures avant de subir de plein fouet le ralentissement de l'équipement dans le secteur social et médico-social et, surtout, les effets de la décentralisation. Au début des années 80, ils abandonneront la gestion directe d'établissements et de services (une activité qui concernait plus de 3 000 salariés en 1972) pour se recentrer sur leurs missions originelles : analyse des besoins, animation régionale et aide technique.
(1) CNAHES : 55, rue Brancion - 75015 Paris - Tél. 01 48 42 04 23.
(2) A noter que les ADSEA, qui existent encore dans plusieurs départements, étaient des organisations entièrement privées et, le plus souvent, indépendantes des ARSEA.
(3) Editions de l'Atelier - 130 F.