Actualités sociales hebdomadaires : Pour vous, l'histoire ne se répète pas. En quoi la pauvreté d'aujourd'hui est-elle différente de celle d'hier ?
Monique Crinon : Les apparences de la pauvreté - ses conséquences physiques et psychiques sur les individus - restent sensiblement les mêmes d'une époque à une autre. Ce sont des phénomènes qui semblent, a priori, connus. Mais ce qui a profondément changé, ce sont les causes et le contexte de la pauvreté. Notre société a connu certaines périodes durant lesquelles les pauvres restaient inscrits dans un système d'appartenance et d'échange avec, parfois, un réel espoir de promotion sociale. Les populations les plus défavorisées continuaient à faire partie du système productif, même si c'était en situation d'exploitées. Or, aujourd'hui, nous vivons une révolution de civilisation au sens où de plus en plus de gens sont exclus du système d'échange et se retrouvent ainsi dans une position de « sans-valeur ». C'est-à-dire que la société peut se passer d'eux. Cette notion est peut-être choquante mais elle correspond à une réalité forte.
ASH : Quelles sont les conséquences de cette « dévaluation » des personnes en difficulté ?
M. C. : Elles sont évidemment très puissantes et vont de pair avec la dégradation des structures d'appartenance telles que la famille, l'entreprise, la communauté ethnique ou culturelle, le quartier... Les possibilités pour les individus d'appartenir à des systèmes de reconnaissance réciproque sont en train de devenir extrêmement réduites. Ce qui fait que l'une des caractéristiques de la pauvreté actuelle est la grande fragilisation psychique des gens. Ils vont mal dans leur tête parce que le système les oublie. Même s'ils ont de quoi vivre matériellement. D'ailleurs, vivre de la charité, qu'elle soit publique ou privée, n'est satisfaisant pour personne. Et le RMI, tel qu'il est utilisé aujourd'hui, tend à devenir une nouvelle forme de charité. L'idée de départ, basée sur la contrepartie, était pourtant intéressante. Mais on se rend compte que ça ne marche pas. Ainsi, on assiste à ce que j'appelle la « mise en inertie » de personnes qui ne sont plus considérées qu'au regard de leur situation administrative : Rmistes, chômeurs de longue durée, contrats emploi-solidarité, sans domicile fixe... Le problème c'est que le besoin d'échange et de reconnaissance sociale est quasiment vital. D'où, par exemple, le fait que certains jeunes s'inventent des circuits parallèles qui sont souvent illégaux et dangereux mais dans lesquels ils trouvent une place.
ASH : Le travail social vous paraît-il prêt à faire face à cette situation ?
M. C. : Pas vraiment. Ce que je lui reproche, c'est d'abord de ne pas se donner les moyens de prendre du recul par rapport à sa propre pratique collective. C'est-à-dire qu'il s'est focalisé sur une approche au cas par cas qui n'est certes pas dénuée d'intérêt mais ne permet pas de dépasser les situations individuelles. Le travailleur social ne se considère généralement pas comme appartenant à un collectif professionnel, porteur d'une pratique professionnelle inscrite dans un rapport de force, un système législatif donné et des choix politiques. Par ailleurs, je regrette que le thème de l'urgence soit en train de devenir une véritable idéologie. Pourtant, je constate que, sur le terrain, l'urgence pure est extrêmement rare. Mais on en fait un modèle à la fois d'explication et d'intervention. Ce qui empêche, finalement, de s'interroger sur les causes et de se poser comme acteur social.
ASH : Pourtant, les professionnels du social ont toujours été assez réticents face à cette logique de l'urgence.
M. C. : C'est vrai et ils résistent toujours. Mais il n'en existe pas moins un modèle « à la Kouchner » qui gagne du terrain. D'autant plus qu'il est porté par un fort sentiment d'impuissance chez les professionnels. Il y a d'ailleurs, à cet égard, une véritable schizophrénie. En effet, alors que l'on est dans une situation où il est extrêmement difficile de se projeter dans l'avenir, où l'on n'a pas de solution, on demande aux professionnels et aux usagers de faire des projets. Dans ces conditions, on comprend que la plupart des travailleurs sociaux n'aillent pas bien. Le problème c'est qu'ils ne sont pas bien armés pour résister car, encore une fois, il n'existe pas, chez eux, la conscience d'appartenir à un collectif professionnel large permettant d'introduire des exigences, y compris de pouvoir refuser certaines choses. Car, globalement, l'évolution des pratiques publiques en direction des pauvres frise très souvent l'inacceptable. En outre, je constate avec inquiétude une restriction progressive de la liberté d'expression dans le secteur. On peut dire ce que l'on veut sur les usagers - sans toujours beaucoup de précautions -mais il devient hasardeux de s'exprimer au sujet des orientations de tel ou tel conseil général, administration ou association.
ASH : Mais les travailleurs sociaux ont-ils réellement le choix ?
M. C. : Justement, je crois qu'ils vont devoir choisir, à terme, entre une politique et des pratiques occupationnelles et gestionnaires, et des modes d'intervention visant véritablement à la remise en activité de certains quartiers, sur un mode collectif. Il va y avoir une scission entre ceux qui s'accommoderont d'un système mou et muselé et ceux - il y en a déjà -qui tentent de reconsidérer leurs pratiques professionnelles. Ils ont compris la nécessité de construire des systèmes d'alliance et réfléchissent à la façon de travailler pour et avec les populations. C'est ce que j'appelle un mode d'action engagé et solidaire. De toute façon, il est évident qu'une évolution s'impose. Le travail social actuel a été conçu, autour de la réparation, afin de remettre en selle des gens momentanément marginalisés. Or, nous sommes dans une situation où ça ne marche plus.
ASH : En clair, professionnalisme et militantisme ne vous semblent pas incompatibles ?
M. C. : Au contraire. Sachant qu'il ne s'agit pas du militantisme au sens de la défense d'une organisation politique mais bien d'un engagement. Pour moi, la technicité et la compétence professionnelle n'impliquent absolument pas la neutralité. Par sa nature même, l'intervention sociale pèse sur les situations individuelles et collectives. Ainsi, toute pratique professionnelle est une pratique sociale qui implique un choix. De toute façon, il faut arrêter de se raconter des histoires. Nous sommes dans une situation grave avec l'émergence, au sein de la société, d'idéologies et de forces inquiétantes dont on sait très bien qu'elles ont tendance à frapper les maillons les plus faibles de la collectivité et à fragiliser ceux qui font fonction d'interfaces. C'est-à-dire toutes les professions qui permettent, même de façon critiquable, de maintenir la cohésion sociale. Ce que j'espère c'est que cette évolution inquiétante représente, en fin de compte, une opportunité, non seulement pour les travailleurs sociaux mais, aussi, pour d'autres professionnels tels que les enseignants dont l'action est déterminante.
ASH : Encore faut-il que le travail social sorte de son silence ?
M. C. : Je suis toujours frappée par la tendance des travailleurs sociaux - et je me mets dans le lot - à ne s'exprimer qu'au travers des populations dont ils s'occupent. On a l'impression qu'ils ne se situent dans la société qu'en fonction des problèmes des publics avec lesquels ils travaillent mais qu'ils ne se considèrent pas, eux-mêmes, comme des acteurs ayant une place et une parole distinctes. C'est vraiment une déformation professionnelle. Or, ce qui fonde l'engagement, c'est quand même la liberté d'affirmer qu'il existe un droit à penser et à s'exprimer. De ce point de vue, il est souhaitable que les professionnels du social se dotent - et beaucoup commencent à le faire -d'espaces où ils puissent débattre librement de leurs pratiques. Pour cela, il faut encore qu'ils se dégagent d'une approche encore trop psychologisante, culpabilisatrice et individualisée.
ASH : Est-ce un appel à la révolte que vous lancez aux travailleurs sociaux ?
M. C. : En réalité, je trouve que les gens sont de plus en plus révoltés. Discutez avec n'importe quelle assistante sociale. Vous verrez qu'elle n'est pas contente de son travail. Moi aussi je suis révoltée. Je trouve que le monde n'est pas juste. Je ne crois pas au mérite naturel et je pense que la majeure partie des inégalités proviennent de l'organisation sociale. Malheureusement, nous manquons des outils de réflexion et d'échange qui permettraient de médiatiser cette insatisfaction pour peser sur les événements. Ça crée donc de l'implosion, de la déprime, quelque chose de destructeur. Ceci dit, si la révolte n'est pas une mauvaise chose en soi, elle n'implique pas de faire n'importe quoi et de vouloir tout faire sauter. Je n'ai pas de solution toute faite mais je crois, au contraire, qu'il est important de résister, là où l'on est, même si l'on n'est pas forcément d'accord. Il faut savoir ruser et, surtout, nouer des alliances entre professionnels afin d'influer sur les situations et d'avoir la capacité de désamorcer les problèmes les plus explosifs.
ASH : Les travailleurs sociaux doivent-ils également faire entendre leur voix à un niveau plus politique ?
M. C. : N'importe quel conducteur de train ou de métro serait à même de donner son avis sur les effets de la mondialisation et pas les travailleurs sociaux ?Il faut que ceux-ci se fassent entendre collectivement. Et, pour cela, je crois qu'il est urgent de réintroduire, dans nos réflexions, des thèmes tels que la macro-économie, les politiques sociales... Mon rôle consiste justement, avec d'autres, à défricher le terrain et à montrer que parler politique n'est pas interdit dans le travail social. Cela fait même partie de notre rôle que d'avoir une pensée politique et économique, au sens large du terme. Ça permet d'analyser ce que l'on fait et de faire des choix. Même s'il faut bien reconnaître que choisir revient bien souvent à essayer de négocier une petite marge de manœuvre entre des contraintes énormes.
ASH : Qu'est-ce qui pourrait inciter les professionnels à se mobiliser ?
M. C. : Il est évident que la mise en péril de leurs acquis pourrait constituer l'un des leviers de cette mobilisation ainsi que l'état de certaines populations, qui commence à devenir difficilement acceptable. Il risque d'ailleurs d'y avoir, de ce côté, certaines réactions vis-à-vis des intervenants sociaux, de plus en plus soupçonnés de faire avaler la pilule. Là aussi, les professionnels vont devoir faire des choix. Car pour se poser en interlocuteur valable, il faut savoir où l'on va et prendre position en étant capable de reconnaître que certaines choses sont intolérables. Même si, pour cela, il faut entrer en conflit avec des responsables publics ou associatifs. Toutefois , je ne suis pas du tout favorable à la confusion ou à la complicité entre usagers et intervenants sociaux, ni à la transgression de la loi.
ASH : Finalement, que proposez-vous ?
M. C. : Je n'ai pas de solutions miracles mais, quitte à me répéter, je pense qu'il faut commencer par créer des collectifs dans lesquels les pratiques et les références théoriques puissent se confronter. A partir de là, il est urgent d'inventer de nouvelles approches plus collectives et d'élargir le champ de la réflexion. Nous nous cantonnons encore trop à des disciplines psycho et psycho-sociologique. Notre secteur rassemble quand même beaucoup de monde - professionnels et bénévoles - avec des ressources en intelligence et des capacités d'invention monumentales. Malheureusement, elles ne se valorisent pas elles-mêmes. Et c'est dommage. C'est d'abord de cette façon que les professionnels conserveront une véritable crédibilité auprès des populations et retrouveront une réelle dignité.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
(1) Monique Crinon a d'abord été professeur de philosophie avant de bifurquer vers la formation d'adultes et de jeunes, notamment dans les quartiers en difficulté. Actuellement, elle est formatrice d'intervenants sociaux et consultante en évaluation dans le secteur social. Contact : ACT Consultants - 17 bis, rue Richard-Lenoir - 75011 Paris - Tél. 01 40 24 20 10.