A une dizaine de minutes en voiture d'Epernay, ville du champagne, dans un hangar imprégné d'odeurs d'essence, un biplace bleu ciel se dresse fièrement parmi une dizaine d'autres avions de l'aéroclub. Sur la queue de son fuselage, des bulles peintes en jaune avec une apostrophe de blanc précèdent l'immatriculation : F-PPJJ. PJJ pour Protection Judiciaire de la Jeunesse. Un clin d'œil symbolique voulu par Francis Chapier, éducateur du centre d'action éducative (CAE) d'Epernay (1) depuis 15 ans et responsable du projet aéronautique ayant abouti à la construction de cet avion. Pas une pièce qui n'ait été découpée, poncée, formée, vissée, montée par les jeunes, insiste Francis Chapier, passionné d'aviation. Il aura fallu sept années, des dizaines de milliers d'heures de travail pour réaliser ce qui n'était qu'un rêve :faire voler les jeunes avec un postulat éducatif basé sur l'envol, le dépassement, le rêve...
En 1990, le projet démarre dans le cadre de l'atelier technique menuiserie. A plein temps, du lundi au vendredi, un professeur de menuiserie (2) et un éducateur encadrent un groupe fixe de jeunes. Au bout de six mois, la direction de l'aviation civile exige la mise en place d'une procédure de contrôle et de surveillance des étapes de construction de l'avion. Le projet doit repartir de zéro, le professeur de menuiserie jette l'éponge. Francis Chapier obtient de reprendre l'étude. Sa direction accepte de le détacher de sa fonction d'éducateur chargé de l'hébergement pour devenir, une journée par semaine, éducateur du centre de jour et diriger l'activité éducative « aéronautique ». Epaulé par un constructeur amateur bénévole, il a encadré les 100 à 150 jeunes qui se sont succédé pour réussir ce défi. « Ce qui explique les sept ans nécessaire s », confie Francis Chapier.
L'intérêt des jeunes à participer à la construction de cet avion a été décuplé par le baptême de l'air proposé par leur éducateur dans le cadre de cette activité. « Ils touchent du doigt ce rêve, inexplicable, propre à l'homme, de vouloir voler. A l'atterrissage, ce ne sont plus les mêmes sur le chemin du retour au centre, on commence à discuter, la relation s'établit enfin entre eux et moi. Après, dans l'atelier, on peut amener des contraintes (horaires) qu'on n'aurait pas pu amener de manière artificielle », affirme Francis Chapier. Il a eu des groupes de jeunes très constants, passionnés, d'autres juste « passés voir 15 jours ». « La force de ce dispositif c'est son côté un peu informel, comme un espace transitionnel, auquel les jeunes adhèrent plus qu'à une activité obligatoire, institutionnalisée. » L'atelier a été conçu pour être accessible à tous, aux garçons comme aux filles. Avec des réalisations techniques pas trop compliquées afin que chaque jeune puisse rendre un produit fini.
Agés de 15 à 19 ans, renfermés, réfractaires à tout engagement personnel dans une activité et à toute relation avec l'adulte, renvoyés d'un foyer parce qu'ils posaient trop de problèmes, parfois sous traitements médicaux lourds (antidépresseur...), souvent suicidaires, tel est le profil des adolescents pris en charge dans ce centre. Sur les 12 internes (les plus en rupture) et 30 jeunes demi-pensionnaires venus de l'ensemble du département, un tiers sont des jeunes délinquants, deux tiers des jeunes en danger moral et/ou physique (3). « Ils sont dans une forme de fatalisme inquiétante qui s'exprime par'Je ne suis bon à rien, je ne sais rien faire ", ce qui apparaît pour eux logiquement puisqu'ils ont été renvoyés de l'école, souvent de leur famille et encore de la société s'ils ont commis un délit », commente Guy Bezat, directeur du CAE d'Epernay, ancien éducateur. Dès sa prise de fonction au centre, il y a dix ans, Guy Bezat a voulu favoriser l'émergence d'activités « fortes, vivantes et ambitieuses » pour remobiliser ces jeunes, telles que la construction de l'avion ou la production de raisins champagne (4).
Le projet viticulture a été mis en place en 1989, année faste pour le champagne et caractérisée par le plein emploi... ce qui intéresse alors le centre, en pleine recherche d'activités qualifiantes attrayantes. Le CAE obtient la mise à disposition par la municipalité de 75 ares de terre où les jeunes planteront progressivement des pieds de vigne. « Dans ce secteur, il y a des formations courtes de trois ou quatre mois permettant de travailler et d'avoir un diplôme de taille accessible. Même en situation d'illettrisme, on peut le passer nous avons réussi à faire passer des épreuves écrites à l'oral », raconte Guy Bezat. Bien que cette formation n'ait qu'une valeur locale, cela n'a pas empêché les jeunes d'y adhérer, au contraire. « Elle correspond à leur profil instable - en travaillant aux périodes qui plaisent, 15 jours chez un exploitant puis chez un autre - et ne leur renvoie pas l'image d'une formation qui, dès 16-17 ans, les prédestine jusqu'à la retraite », explique Guy Bezat .
La première bouteille de la cuvée « Carte Jeunes » du CAE a été débouchée en 1990. Le but initial ne visait d'ailleurs pas si loin. « Autant les organismes officiels n'ont pas vu d'objection à ce que l'on devienne des exploitants, autant ils ne voulaient pas qu'on se mêle d'élaboration », convient Guy Bezat. Une convention a ainsi été passée avec un négociant chargé d'élaborer leur cuvée. « Nous n'avons rien à gagner à travailler en autarcie. Travailler avec l'existant, s'appuyer sur un partenariat local, s'inscrire dans le tissu social, ce sont des moyens pour nous d'ouvrir les jeunes vers l'extérieur », ajoute Francis Chapier .
Le projet viticulture s'est étoffé, en 1992, d'un programme d'échanges européens, financé par le Fonds social européen. Tous les ans, une dizaine de jeunes partent faire les vendanges en Espagne, en Andalousie. Un séjour propice aussi à la construction de souvenirs heureux : « Ces gamins n'en ont pas ou quand ils en ont, ils sont mauvais », insiste Guy Bezat. Enfin, c'est une occasion de rendre tangible le concept de citoyenneté : en Espagne, les jeunes se posent en tant que Français, Sparnaciens d'autant plus qu'ils sont dépositaires d'un message du maire d'Epernay pour son homologue andalou.
Ces deux projets ont-ils été à la hauteur de l'ambition en termes d'insertion ? « Notre seul problème avec la viticulture, c'est que, dès 1990, il y a eu une crise en Champagne. Nous n'avons donc pas vraiment atteint nos objectifs en matière d'insertion professionnelle. La conjoncture s'améliore et nous travaillons à des conventions d'accès à l'entreprise avec des organismes professionnels », admet Guy Bezat. « C'est la question rituelle, rétorque Francis Chapier, dans 10 ou 15 ans, le jeune sera confronté à une situation où la qualité de sa réponse prendra peut-être compte de ce qu'il a vécu ici. Ce n'est pas quantifiable. On a vu des gamins, n'imaginant pas un jour pouvoir prendre une place dans la société, si ce n'est dans la déviance, commencer à appartenir d'eux-mêmes à une micro-société comme celle de la construction amateur, osant parler et dire'moi je ". »
N'est-ce pas, toutefois, la limite de ces projets ?Au-delà, n'y-a-t-il pas un risque de décevoir les jeunes ? « Sur le projet avion, on ne leur laisse pas envisager qu'ils seront un jour pilotes », réplique Francis Chapier, le projet devant rester un média pour favoriser le travail éducatif et non être une fin en soi. « Le rêve irréaliste, c'est de leurrer les jeunes en leur disant :'Tu vas faire une formation et tu vas pouvoir trouver du travail. " », considère Guy Bezat. « Nous n'avons pas trop de problèmes pour caser les jeunes à la sortie grâce à un réseau de qualité d'organismes de formation. Notre travail est de les amener à un stade où ils pourront intégrer et rester dans ces dispositifs de droit commun sans poser plus de problèmes que les autres, ce qui n'est pas envisageable, même à moyen terme, lorsqu'ils arrivent ici », reprend Guy Bezat.
Les projets aéronautique et viticulture ont ainsi été construits puis développés comme des dispositifs transversaux au sein desquels les ateliers professionnels et éducatifs s'intègrent au gré des étapes. « Ces dispositifs deviennent des prétextes fortement mobilisateurs pour un travail en atelier », résume Guy Bezat. Les acquis personnels, le savoir-être, le sens de l'utilité sociale sont placés en exergue par l'équipe éducative pour tenter d'aboutir à ce que le jeune soit demandeur et qu'il s'accapare une part du projet pour aller plus loin. Comme de replacer les jeunes dans une situation de scolarité dans le cadre de la préparation du voyage en Espagne des apprentis viticulteurs : « Ils ont envie de savoir comment on change et compte l'argent, ne serait-ce que pour ne pas se faire avoir c'est un prétexte formidable pour faire des maths. On fait faire un peu d'espagnol et par là même du français à des jeunes en échec scolaire. Ils ne rechignent pas car ils comprennent le sens immédiat. On parvient à leur faire prendre conscience qu'ils ne sont pas plus bêtes que d'autres. Des gamins se mettent à lire et à écrire assez rapidement ils ne feront pas des études de lettres mais ils arriveront à un niveau d'acquisition permettant de faciliter leur insertion », démontre Guy Bezat. Le respect, la responsabilisation, la civilité..., ces notions se traduisent concrètement, implicitement. Faire un pan du fuselage d'un avion plutôt qu'un tiroir pour le énième meuble donne au geste une toute autre dimension, affirme Francis Chapier. « On accepte son erreur, de refaire une pièce parce que le millimètre compte on a envie de terminer le travail parce qu'il sera utile. Quand ils viennent chercher le coup de tampon voulu par la procédure pour avaliser la qualité de la pièce, ils deviennent responsables et fiers », raconte avec ferveur l'éducateur.
« Tout ça, ce sont des petites pierres mises bout à bout », lance Guy Bezat. « En six mois-un an, il faut réussir à remobiliser ces jeunes, faire émerger des choses parfois toutes bêtes mais ambitieuses comme de leur faire partager des moments heureux », conclut-il, certain que ça ne suffit pas, mais convaincu de leur impact. Emmanuelle Stroesser
La Brocante est un petit atelier créé en 1990 pour répondre au problème des border line, des jeunes atteints de troubles psychopathologiques et ballottés d'institutions PJJ en séjours en psychiatrie. Le centre d'action éducative (CAE) a initié une prise en charge de jour conjointe avec l'intersecteur de pédopsychiatrie, sur un même lieu, pour casser cette dynamique de rejet. L'idée de la brocante est née autour de l'analogie entre la récupération-réparation d'objets et le travail éducatif sur ces jeunes. La Brocante est un lieu de vie situé à quelques pas du CAE. Son fonctionnement est souple. Quand un jeune ne va pas bien, il part avec l'éducatrice ou l'ouvrier professionnel en camion faire un grenier à la campagne. Il est permis de jouer des journées entières avec une petite voiture trouvée dans une benne ou de peindre 15 fois le même objet. Les adolescents pris en charge retournent dans un foyer du secteur associatif habilité pour l'hébergement. « C'est une sorte de sas, le jeune reste le temps qu'il faut », assure Guy Bezat, qui espère pouvoir diversifier et développer ce dispositif. Bientôt, un personnel de psychiatrie devrait être mis à disposition une demi-journée.
(1) CAE : 8, rue Henri-Martin - 51200 Epernay - Tél. 03 26 54 14 33 - Fax : 03 26 55 66 59.
(2) Le bois est la matière première de l'avion.
(3) Confiés par des magistrats de la jeunesse au titre des législations relatives à l'enfance délinquante, à l'enfance en danger et aux jeunes majeurs.
(4) Ces deux projets viennent d'être récompensés par le prix des initiatives en milieu ouvert, voir ASH n° 2012 du 28-02-97. Le CAE développe également d'autres activités comme le restaurant pédagogique, un chantier solidarité-coopération ou la brocante (voir encadré au verso).