Comment mettre en œuvre un accompagnement social efficace auprès des gens du voyage, confrontés à un phénomène de paupérisation et de marginalisation ? Comment intégrer ces familles dans les dispositifs d'aide existants, tout en respectant leur culture, basée entre autres sur l'habitat en caravanes - qui ne signifie pas forcément itinérance - et sur un mode de vie reposant entièrement sur la famille et sur le groupe, lequel, de ce fait, est coupé du reste de la population ? Il n'existe pas de réponse unique à ces questions, car la politique sociale des départements en ce domaine n'est pas uniforme. En outre, l'histoire et la sociologie des gens du voyage revêtent des réalités très différentes d'un groupe à un autre.
Dans l'Essonne, en tout cas, un suivi social en profondeur a été mis en place, et ce depuis plusieurs années, auprès d'un groupe social de Yéniches sédentarisés. Il concerne 109 personnes, soit 32 ménages et 9 groupes familiaux, installés sur deux terrains vagues en bordure de la Francilienne. L'un s'appelle le Chemin des Saugées, l'autre le Clos Giboux. Ils dépendent de deux communes, Saint-Michel-sur-Orge et Brétigny-sur-Orge. « Ces familles sont originaires du Blanc, dans l'Indre, depuis des générations. Elles sont arrivées dans l'Essonne il y a plus de 20 ans pour participer aux travaux de maraîchage et proposer leurs produits de vannerie », explique Marie-Ange Cogard, assistante sociale en polyvalence de secteur à la direction de la solidarité et de la famille (DSF) de l'Essonne (1). Lorsqu'il est arrivé en région parisienne, le groupe partageait son temps entre l'Essonne et le Midi de la France, en fonction des travaux saisonniers. Mais frappé par le chômage, il est aujourd'hui complètement sédentarisé - ce qui est le cas d'une grande partie de ceux que l'on appelle encore les gens du voyage. C'est cette sédentarisation qui a d'ailleurs permis aux travailleurs sociaux d'instaurer des liens réguliers avec les familles.
« Au départ, ce sont les puéricultrices de la PMI qui ont fait le lien entre eux et l'hôpital, et l'Association des gens du voyage (2) assurait l'interface, lorsque c'était nécessaire, entre le groupe et les communes », poursuit Marie-Ange Cogard. C'est à partir de 1989, avec la mise en place du RMI, que les services sociaux du département interviennent de façon systématique auprès des familles. En effet, la ferraille et la vannerie ne rapportent plus suffisamment d'argent, et les travaux saisonniers se font rares dans le département de l'Essonne. « Ils n'avaient alors aucune couverture sociale, explique François Béchut, assistant social à la DSF. Normalement, en vivant de la ferraille et de la vannerie au titre de travailleurs indépendants, ils auraient dû être inscrits au registre du commerce. Mais cela supposait de payer des charges sociales bien trop lourdes pour eux. »
Peu de ressources, pas de couverture sociale, des enfants souvent malades en raison des conditions de vie difficiles sur des terrains vagues sans installations sanitaires, des adultes atteints de rhumatismes, de maladies bronchiques... L'accès aux droits - avec notamment l'instruction de dossiers RMI -devient la priorité des travailleurs sociaux. Et dès 1989, ceux-ci décident de collaborer. Ils constituent une équipe composée de Marie-Ange Cogard, qui intervient sur le secteur de Saint-Michel-sur-Orge, d'une assistante sociale du secteur de Brétigny (remplacée aujourd'hui par François Béchut), de sa collègue du réseau local d'appui d'Etrechy et enfin d'un agent du CCAS de Saint-Michel-sur-Orge habilité à instruire des dossiers RMI. « Ce partenariat est très important, car il assure une continuité et une cohérence dans notre action, aux yeux des usagers et des services publics », estime Marie-Ange Cogard. Exemple : « Si une de mes collègues fait une demande de machine à laver gratuite pour une famille, alors que moi je fais une demande de machine à laver payante pour une autre, cela va créer des conflits au sein du groupe. En travaillant collectivement, nous évitons ce genre d'erreur. De plus, nous connaissons tous les familles, même si je n'assure le suivi que de trois ou quatre d'entre elles. » Les travailleurs sociaux bénéficient également de l'appui de l'Association des gens du voyage, qui les aide à mieux comprendre le mode de vie et les spécificités culturelles de cette population. Un soutien très important qui a permis de ne pas « rater » les premiers contacts. En effet, les familles yéniches ou tsiganes ne sont pas habituées à se livrer aux premiers venus. « Or, instruire un dossier RMI implique de poser de façon directe toute une série de questions relativement intimes, explique François Lacroix, directeur de l'Association des gens du voyage. Mais cela est possible au Chemin des Saugées et au Clos Giboux, parce qu'en 20 ans, il n'y a jamais eu de rupture de l'accompagnement social, de la PMI jusqu'au RMI. Nous nous sommes toujours efforcés d'apporter des réponses aux demandes des familles. »
Un constat qui ne doit pas éluder les difficultés du suivi proprement dit et surtout du volet insertion du RMI. Marie-Ange Cogard le précise d'emblée : « Notre objectif n'est pas l'accès immédiat à un emploi, c'est beaucoup plus compliqué. Eux-mêmes ne sont pas habitués à travailler pour un patron, ils sont jaloux de leur indépendance. De plus, les plus jeunes commencent tout juste à aller à l'école, sachant qu'ils n'y vont jamais au-delà de 14 ou 15 ans. A cet âge, leurs parents estiment qu'ils doivent apprendre un métier au sein du groupe social, pas à l'école. Quant aux hommes et aux femmes de 30-40 ans et au-delà, ils ne sont pas alphabétisés. »
Les travailleurs sociaux et l'Association des gens du voyage commencent donc... par le début, en mettant en place des ateliers de lecture et d'écriture dès 1989. Objectif : accompagner les adultes vers davantage d'autonomie, faire en sorte qu'ils puissent eux-mêmes accomplir des démarches administratives et suivre la scolarité de leurs enfants. « Ces ateliers constituent le volet insertion du dossier RMI, précise Marie-Ange Cogard. Donc, ils signent un contrat et nous faisons un bilan dix mois après. Autrement dit, ils ne participent pas pour nous faire plaisir mais parce qu'ils sont intéressés. »
Aujourd'hui, le bilan de ces ateliers est riche tout en étant très contrasté. L'apprentissage de la lecture et de l'écriture n'a pas résolu tous les problèmes d'accès aux droits : les habitants du Chemin des Saugées et du Clos Giboux sont toujours considérés comme des étrangers, même s'ils ont la nationalité française depuis des générations. Les administrations connaissent mal leur statut et leurs besoins, et la médiation des assistantes sociales est toujours nécessaire. Mais pour Marie-Ange Cogard, ces ateliers remplissent bel et bien leur rôle d'insertion, même si celle-ci est davantage sociale qu'économique. « Tout d'abord, cela leur montre que toucher le RMI ne va pas sans contrepartie. De plus, certaines personnes étaient rejetées par le groupe lui-même car elles étaient incapables de se débrouiller, d'avoir une autonomie au sens où les familles l'entendent. Nous envisagions d'ailleurs de demander l'allocation aux adultes handicapés. Or, l'atelier a révélé leurs capacités à apprendre à lire et à écrire, ce qui a permis leur réintégration dans le groupe. » Mais surtout, les ateliers se sont progressivement transformés en lieux d'échanges, de réunions et d'informations. « Marie-Ange Cogard leur a expliqué le fonctionnement du RMI, un agent de la direction départementale de l'équipement est venu parler des travaux prévus au niveau de la Francilienne. Moi-même, je donne des informations de manière informelle », explique François Lacroix. Pour François Béchut, ces ateliers créent un lien permanent entre les familles et les services sociaux, même s'il regrette que ce soient toujours les mêmes personnes qui y participent.
S'ils sont sans aucun doute perfectibles, ces ateliers ont permis en tout cas aux Yéniches de s'entendre entre eux sur leurs besoins et de les faire connaître à la commune. Par exemple, à la suite d'une exposition de photos légendées consacrée à leurs conditions de vie sur les terrains vagues, ils ont écrit une lettre au maire de Brétigny-sur-Orge afin de mettre en avant les problèmes d'hygiène, d'électricité et de distribution du courrier. Il y a deux ans, les chemins ont été nettoyés, l'électricité installée par EDF, et les familles disposent désormais de boîtes aux lettres. « Tout cela a pris des mois de tractations entre la commune et les gens du voyage, rappelle François Lacroix. Les assistantes sociales écoutent vraiment les familles et prennent en compte leurs demandes, ce qui facilite toutes les négociations. Et le fait que les travailleurs sociaux fonctionnent en équipe leur donne plus de poids face aux pouvoirs publics. »
Aujourd'hui, un autre projet est à l'œuvre, qui concerne l'habitat. En effet, une route départementale, destinée à alléger le trafic de la Francilienne, traversera bientôt le Clos Giboux. Or, installées depuis plus de 20 ans, certaines familles ont bâti des clôtures autour des caravanes et se sentent chez elles. Donc, plutôt que d'expulser les habitants du Clos Giboux, il est prévu - depuis plus de dix ans - que le Chemin des Saugées les accueille car l'espace ne manque pas. « L'idée a progressivement fait son chemin dans l'esprit du groupe, explique François Béchut. Maintenant, ce sont eux qui nous posent des questions pour savoir comment cela va se passer. » De plus, sur proposition de l'Association des gens du voyage, la commune de Brétigny a donné son accord de principe pour installer les 32 ménages sur des parcelles nominatives, abritant chacune une ou deux caravanes. Chaque parcelle pourra recevoir des sanitaires, en fonction de la demande des familles. « Il faut concevoir ce projet avec eux, insiste François Lacroix. D'ailleurs, les ateliers de lecture et d'écriture trouvent là une autre fonction : ils sont le lieu des discussions des ménages sur leurs conceptions des parcelles. » A charge pour les assistants sociaux d'accompagner les familles au cours de la mise en œuvre du projet. « Nous leur expliquons qu'ils devront payer un loyer pour les structures en dur, explique Marie-Ange Cogard. Nous leur donnons petit à petit toutes les informations dont ils ont besoin pour s'organiser. »
Si l'équipe des travailleurs sociaux s'investit beaucoup dans l'accompagnement social et l'accès aux droits des familles yéniches, elle n'en souligne pas moins les limites de son action. « Nous voudrions ouvrir notre équipe à davantage de partenaires sociaux, souligne François Béchut. Il est important que les communes, la CAF, la sécurité sociale et les autres administrations connaissent mieux les gens du voyage. Nous voudrions les informer sur leur statut, leurs droits, leurs spécificités culturelles, car ils sont encore trop mal connus et ils font peur. »
Quant à l'insertion économique, elle reste encore hors de portée pour la majorité des adultes. « Nous cherchons à tout prix à les intégrer dans notre système économique en fonction de nos propres critères, mais ce n'est pas forcément ce qu'ils souhaitent. Nous nous heurtons à des barrières culturelles. » De plus, tous les adultes bénéficient du RMI sans que cela leur offre, pour l'instant, la perspective d'un avenir meilleur et différent. Or, cette situation ne pourra durer indéfiniment. François Béchut met tous ses espoirs dans les jeunes de 20 ans qui sont tout à fait conscients de cette situation. « Deux ou trois hommes sont venus me voir en me disant qu'ils voulaient trouver du travail, même si cela supposait des horaires stricts et un patron. C'est vraiment une rupture avec leur mode de vie habituel. »
Anne Ulpat
(1) Direction de la solidarité et de la famille : Immeuble France-Evry - Tour Malte - Boulevard de France - 91035 Evry cedex - Tél. 01 60 91 91 91.
(2) Association des gens du voyage : Zone industrielle de l'Eglantier - 16, rue du Bel-Air - CE 44-45 - 91045 Evry cedex -Tél. 01 60 86 09 52.