Le progiciel ANIS (Approche nouvelle de l'information sociale) (1), dont la conception a démarré en 1993 et n'est, à ce jour, pas encore achevée, a été créé, à l'origine, pour relier entre eux tous les agents des services sociaux d'un même département. Avec un objectif ambitieux : leur permettre de suivre, de bout en bout, l'ensemble des processus d'aide sociale départementale, qu'il s'agisse de l'ASE, de l'aide sociale générale, de la PMI ou du RMI. Et ceci, depuis la première intervention des travailleurs sociaux jusqu'à la facturation en passant par la gestion administrative des différentes prestations. Le tout articulé autour d'un dossier informatisé unique regroupant toutes les personnes d'une même famille.
Séduits par ce système censé offrir une meilleure visibilité des politiques sociales départementales et faciliter leur pilotage, cinq conseils généraux s'étaient engagés financièrement dans l'aventure : l'Ain, la Haute-Garonne, la Loire, le Puy-de-Dôme et le Rhône. Mais, très rapidement, ils s'étaient heurtés à toutes sortes d'obstacles : problèmes éthiques et techniques, mauvaise ergonomie, nécessité de garantir la sécurité et la confidentialité des données, réticences de certains professionnels, difficulté d'informatiser l'action des travailleurs sociaux, critiques émises par plusieurs associations et syndicats, réserves de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL)...
Ainsi, depuis quatre ans, la mise en œuvre opérationnelle d'ANIS ne cesse d'être retardée. Par exemple, l'expérimentation lancée en octobre 1995 dans deux circonscriptions pilotes de l'Ain a été prolongée d'une année supplémentaire après que la CNIL soit venue, en juin dernier, inspecter sur place le fonctionnement d'ANIS. Elle avait alors relevé des problèmes dans le système d'habilitation donnant accès aux informations les plus sensibles (2). En outre, face à la difficulté de mettre au point un logiciel traitant de la totalité de l'aide sociale départementale, les promoteurs d'ANIS on été contraints de fractionner sa mise en œuvre (3). Ce qui explique qu'actuellement, seuls les modules ASE et action sociale de terrain (AST) aient effectivement été testés. Au final, un important retard a ainsi été pris sur le calendrier initial. Explications de Thierry Clément, directeur de la prévention et de l'action sociale (DIPAS) de l'Ain. « Informatiser l'action sociale tout en respectant le métier des travailleurs sociaux est une opération extrêmement complexe qui a certainement été sous-estimée. Ensuite, l'élaboration du logiciel lui-même a pris plus de temps que prévu en raison des organisations assez différentes de nos cinq départements. Puis, lors de l'expérimentation, nous avons été amenés à demander des améliorations ergonomiques qui ne sont d'ailleurs pas achevées. Enfin, nous avons mené un travail assez long avec les travailleurs sociaux. Le compromis n'a pas été facile à trouver mais, aujourd'hui, nous y sommes à peu près. »
Résultat : face à cet allongement des délais, la coopération entre les partenaires s'est progressivement effritée et, désormais, chacun travaille pour son compte, sans même attendre la remise, prévue début mars, du second rapport du comité d'éthique qu'ils avaient pourtant mis en place en 1994. Un document qui devrait insister, très concrètement, sur les droits des usagers et sur la formation des travail-leurs sociaux à l'utilisation du logiciel. Toujours est-il que la hâte des départements pourrait ramener ANIS au niveau d'un simple logiciel de traitement administratif des procédures. « L'éléphant risque d'accoucher d'une souris mais, de toute façon, les départements sont acculés. Compte tenu des sommes investies dans ANIS, les cours des comptes commencent à y regarder de plus près. Et puis le GIE Bossard-Synorg [la société d'ingénierie informatique qui a conçu le logiciel] pousse afin de rentabiliser son investissement », observe Michelle Nathan, secrétaire fédérale CFDT Interco et membre du comité d'éthique. Laquelle, se montrant prudente, approuve néanmoins l'économie générale du système. Ainsi, alors que l'Ain n'a pas totalement achevé son expérimentation des modules ASE et AST, plusieurs départements ont déjà commencé à les utiliser. C'est le cas, notamment, du Rhône qui a obtenu, le 4 février, un avis favorable de la CNIL sur l'utilisation de ces modules. De son côté, la Haute-Garonne est autorisée, depuis le 17 décembre, à mettre en œuvre le module ASE (uniquement pour la gestion des aides financières). Quant au Puy-de-Dôme, il pourrait leur emboîter le pas avant l'été. Par ailleurs, d'autres départements ayant acheté le progiciel entendent bien ne pas attendre davantage pour l'exploiter. Celui de l'Ille-et-Vilaine, en particulier, a été le premier, en juillet dernier, à obtenir un avis favorable de la CNIL pour la partie gestion administrative et comptable du module ASE. Et d'autres candidats se profilent à l'horizon. Sans compter que plusieurs logiciels concurrents ont été lancés sur le marché, tel Philéas, installé dans le Tarn.
Toutes les interrogations concernant le progiciel et son utilisation sont pourtant loin d'être levées. D'ailleurs, contestant depuis le début le bien-fondé d'ANIS, le Collectif pour les droits des citoyens face à l'informatisation de l'action sociale (4) ne désarme pas. Regroupant une vingtaine d'organisations professionnelles et de syndicats (notamment la CFDT Interco, qui se trouve divisée sur cette question), il a publié une plaquette d'information destinée aux travailleurs sociaux. Puis, le 1er février à Lyon, il a réuni plus d'une centaine de personnes afin de jeter les bases d'une « charte informatique » pour les secteurs du social et de la santé. « Notre but, expliquent ses responsables , c'est de porter le débat sur la place publique. Car, pour le moment, cela manque de transparence. » Leurs principales critiques : le manque de garanties en matière de sécurité, les risques de fichage de la population et de rupture du secret professionnel, la possibilité de contrôle social des usagers... « La machine n'est pas neutre. Elle risque d'imposer une conception très hiérarchisée et encadrée du travail social », s'alarment-ils. Et s'ils se défendent d'être opposés, a priori, à l'informatique, ils réclament le retrait du projet afin de repartir sur d'autres bases.
Il est vrai que, sur le terrain, la mise en route d'ANIS se révèle pour le moins laborieuse, notamment en ce qui concerne le module AST qui comporte les informations les plus sensibles pour les usagers. Dans l'Ain, son développement a été particulièrement complexe. Il s'agissait en effet de formaliser, sous forme d'un processus logique, le suivi des usagers réalisé par les travailleurs sociaux. Au premier stade, on trouve deux menus à choix multiples appelés « difficultés » et « potentialités ». Dans le premier, le professionnel coche, selon trois niveaux de confidentialité et de précision, des items prédéfinis indiquant la nature de la problématique de la personne ou de la famille concernées. Par exemple : « Isolement social ou relationnel » ou « Difficultés physiques ou psychologiques ». Dans le second menu, selon le même principe, il coche les éléments positifs sur lesquels il pense pouvoir s'appuyer : « Capacités éducatives », « Sociabilité »... Deuxième étape : le travailleur social dispose de deux écrans, en texte libre, sur lesquels il peut préciser son diagnostic et son projet concernant la personne ou la famille dont il s'occupe. Puis, ayant déterminé un certain nombre d'objectifs à atteindre, il note ses propositions dans un nouveau menu à items fixes : « Restaurer l'autonomie », « Améliorer les relations intra-familiales »... Enfin, s'il le souhaite, il peut demander un passage du dossier en commission ou enclencher une procédure liée aux autres modules ANIS. Par la suite, il sera, en théorie, le seul à pouvoir accéder à ces données.
La vingtaine d'organisations appartenant au collectif se sont immédiatement alarmées de la mise en place d'un tel système qui, estiment-elles, risque de déboucher sur une « standardisation » du travail social. De même, le personnel des deux circonscriptions pilotes de l'Ain s'est montré, au départ, plutôt réticent, tenant à réaliser, d'abord, une expérimentation sur papier. « Je reconnais qu'au début, ça a été discuté avec les travailleurs sociaux. Ils pensaient que tout allait être informatisé ou informatisable. En réalité, leur diagnostic précis, notamment sur les aspects les plus comple-xes comme le signalement d'un enfant en danger, n'est absolument pas informatisable tellement c'est affaire de nuances et de discernement », explique, rassurant, Thierry Clément. D'autant que, pour lui, le principal intérêt du module AST n'est pas de suivre une personne en temps réel mais de pouvoir analyser, sur un secteur donné, l'évolution globale des difficultés de la population et d'adapter en conséquence l'action du service. En outre, rappelle-t-il, les travailleurs sociaux peuvent très bien ne pas remplir une « fenêtre ». Dans ANIS, seul l'état civil doit obligatoirement être saisi.
Côté sécurité, au conseil général de l'Ain, on estime avoir fait le maximum : mots de passe à durée limitée, réseau « Transfix » à usage privé, sauvegardes conservées dans des coffres, système d'habilitation perfectionné, destruction des informations au bout d'un certain délai... Pourtant, et c'est l'un des principaux enseignements du projet, le « risque zéro » n'existe pas. Aucun logiciel ne peut donner de garanties absolues. Thierry Clément le reconnaît d'ailleurs volontiers : « Compte tenu de la puissance et de la souplesse des systèmes actuels, un département fou furieux pourrait modifier ANIS pour en faire un usage contraire aux libertés. C'est pourquoi l'utilisation du logiciel doit s'accompagner du dépôt, auprès de la CNIL, du paramétrage propre à chaque département. Les garde-fous se trouvent aussi du côté de la conscience professionnelle de nos agents. » Reste que le détournement frauduleux n'est pas la seule menace. Pour Michelle Nathan, il faut également craindre la force de l'habitude. « Nécessairement, pour des raisons pratiques, les codes confidentiels vont circuler. En outre, je crains qu'une fois qu'ils se seront appropriés le système, les travailleurs sociaux soient fascinés par l'outil informatique et ne demeurent pas aussi vigilants qu'il serait nécessaire. » Pour prévenir ces dérives, la DIPAS a donc décidé que la divulgation d'un mot de passe serait considérée comme une faute professionnelle. Et, comme dans les autres départements, une cellule de veille a été mise en place, composée de membres du comité technique paritaire et de personnalités extérieures. D'ailleurs, et c'est l'un des rares points qui fait l'unanimité à propos d'ANIS, sa mise en œuvre relance utilement la réflexion sur la confidentialité, l'éthique et le respect du droit des usagers. « ANIS nous oblige à être plus précis et plus rigoureux », constate ainsi Françoise Campion, assistante sociale sur l'un des sites pilotes.
Reste que, pour elle comme pour ses collègues, il s'agit maintenant de voir comment, sur le terrain, le progiciel va modifier leur façon de travailler. « Pour le moment, il n'est pas encore vraiment au point. C'est trop complexe et il faudrait arriver à le simplifier. En outre, nous manquons de formation et seules les secrétaires médico-sociales l'utilisent réellement. Et même si nous sommes globalement rassurés par rapport à nos inquiétudes de départ, nous attendons l'avis définitif de la CNIL. De toute façon, il faudra rester vigilant. »
Jérôme Vachon
(1) Le fonctionnement d'ANIS a été décrit dans notre n° 1951 du 1-12-95.
(2) Voir ASH n° 1983 du 12-07-96.
(3) ANIS se compose de différents modules couvrant les différentes compétences d'aide sociale (ASE, aide sociale générale, RMI et PMI) auxquels s'ajoute un module action sociale de terrain, destiné aux travailleurs sociaux.
(4) Contact : c/o SNMPMI - 23, rue de Saint-Pétersbourg - 75008 Paris - Tél. 01 45 22 01 40. Voir ASH n° 2009 du 7-02-97.