« Les dispositifs d'accueil ne me convenaient pas. La solitude est encore plus grande dans une chambre où on ne connaît personne, où l'on est placé là juste une semaine. Ces structures ne répondent pas aux demandes des gens à la rue », raconte Marc Girard. Pendant quatre ans, il a préféré squatter wagons et gares plutôt que d'aller dans des centres d'hébergement, au risque de perdre des boulots par manque de repos.
Si les différents acteurs et intervenants dans l'aide à la réinsertion des sans-abri s'accordent pour dire que les dispositifs se sont améliorés en qualité et quantité en l'espace de dix ans, il s'avère que de nombreuses personnes passent encore au travers des filets, volontairement. Hors d'atteinte des services sociaux, insatisfaites des réponses données à leurs rares demandes, elles choisissent parfois la manière forte pour se sortir de la rue.
Marc Girard fait partie de la cinquantaine de SDF qui, en mai 1995, décident d'occuper une caserne, à Strasbourg. C'est un établissement public promis à un projet immobilier, situé en centre-ville. La campagne pour les municipales bat son plein. Les squatters espèrent réhabiliter ce lieu immense en un gigantesque « point d'hébergement » autogéré. Mais l'ambition ne résiste pas aux conditions de vie extrêmes. Le nombre de squatters va et vient jusqu'à 100 personnes.
Les élections passées, une quinzaine de résidents prennent en main la gestion du squat pour trouver une issue. Des bénévoles se greffent au projet. En juin, les discussions avec les pouvoirs publics débutent. Les squatters demandent une maison dans Strasbourg. « Notre chance a été de rencontrer au niveau du préfet et de la DDASS deux interlocuteurs bien disposés pour trouver une solution », estime Michel Taube, à l'époque bénévole chargé des médiations de l'association Printemps 95, née de ce collectif. Les autorités s'engagent à répondre à la demande, si le squat est libéré avant le mois de septembre suivant. Fin août, les 57 squatters restants quittent la caserne.25 sont pris en charge par la DDASS, 25 autres sont orientés dans des dispositifs d'hébergement d'urgence ( « les plus désocialisés » ) et une petite vingtaine d'autres ( « ceux qui ont monté le collectif » ) obtiennent pour trois mois une maison au cœur de Strasbourg. Deux maisons et un appartement permettront de reloger ces 16 personnes en sous-location, l'association étant locataire.
A plusieurs centaines de kilomètres de là, en Savoie, près de Chambéry, une autre forme d'auto-organisation se crée à partir d'un squat au milieu des bois. Albert Bastian rencontre ces squatters à La Cantine savoyarde, un service de repas chauds, dont il assume la responsabilité : « Ils avaient envie d'un projet d'autoréhabilitation pour rester dans cette maison où ils se sentaient bien. » Avec l'aval du propriétaire, à l'aide de matériaux de récupération, le groupe transforme le bâtiment en ferme et crée l'association Uranos. Puis six chambres sont aménagées dans un local en ville. Or, le manque d'activités et l'intégration dans la vie locale posent problèmes. Afin de nouer un dialogue avec les gens du quartier et démontrer qu'ils pouvaient être utiles, le groupe monte une pièce de théâtre. La représentation donnée sur la place de l'hôtel de ville permet de participer à la souscription municipale pour remplacer le carillon. Mais l'association se heurte à un autre problème, de taille : la reprise des bâtiments par leurs propriétaires. Le groupe décide de faire fructifier son expérience en montant un projet d'autoconstruction d'habitations, espérant trouver des terrains pour les monter. Cinq maisons dorment toujours en pièces détachées. « On ne peut rien faire s'ils ne peuvent jamais profiter ou suivre ce qu'ils mettent sur pied », conclut, amer, Albert Bastian, aujourd'hui directeur de l'association.
Echec ou réussite de ces différentes actions, les initiateurs ne font pas de bilan tel quel. « Ceux qui n'étaient pas capables de s'adapter à cette démarche d'effort minimum se sont désolidarisés. Tout comme ceux qui n'étaient pas faits pour vivre à la campagne, nourrir les animaux », reconnaît Albert Bastian. « L'expérience de la réalité est douloureuse car des personnes ont rejoint la rue, faute de supporter les règles », admet Michel Taube, devenu chef de projet de Printemps 95. « Reste que beaucoup de gens sortent renforcés du coup de force, à tel point qu'ils arrivent aujourd'hui à en aider d'autres à recoller au dispositif d'insertion. » L'association a un programme de médiation sociale de rue. « Le travail consiste à casser la colère qu'ils ont contre l'administration pour qu'ils acceptent de prendre le chemin de l'insertion », explique Marc Girard, aujourd'hui président de Printemps 95 (1).
Ces formes d'auto-organisation soulignent les défaillances de l'accompagnement social lié à l'accès au logement, au sas d'entrée de l'hébergement d'urgence et temporaire. « Notre coup de force avait pour but d'interpeller les pouvoirs publics, faire savoir que malgré le nombre de structures et d'associations travaillant sur le social, il y avait des problèmes. Quand 60 personnes décident d'occuper une ancienne caserne, ce n'est pas seulement pour réclamer un toit, c'est aussi pour montrer les dysfonctionnements du système », soutient Marc Girard.
Le sentiment de ne pas être considéré comme une personne mais comme un corps que l'on protège du froid et de la faim, un soir, est le premier reproche. « J'ai atterri dans la rue à 19 ans. J'ai mis six mois avant de situer ce qu'il se passait, ce que j'étais devenu, et comment j'étais traité. Ils sont rares les endroits qui font du social où on estime les SDF autrement que comme des voleurs, des personnes sales », assène Marc Girard. A Rouen, les animateurs du Lien (voir encadré) se présentent aux SDF par leur prénom et non en tant qu'institution sociale. « Il s'agit de créer une relation de personnes, mais aussi d'éviter qu'ils soient perçus en premier lieu comme travailleurs sociaux ! », convient Jean-Pierre Hauchard, responsable du service insertion des Œuvres hospitalières de nuit et du Lien. « On parle de lien social à recréer, mais nous devrions aussi être plus vigilants aux liens que nous pouvons casser. Il nous est arrivé de séparer des personnes venues vers nous, nous avons fait l'erreur de casser un lien social », admet une animatrice d'un centre d'accueil de jour sur Orléans. « Je ne m'en prends pas aux travailleurs sociaux qui souffrent du peu de moyens, des dispositifs et des lois qui les limitent, réagit Michel Taube, et je suis persuadé de l'alliance objective entre notre coup de force et eux. » Le « grand regret » de Printemps 95 reste d'ailleurs le refus d'une mise à disposition d'une assistante sociale à mi-temps pour l'accompagnement des sans-abri .
Le « mauvais souvenir » sert de révélateur d'un système rejeté car inadapté, trop compliqué, trop lent, trop « normatif » où le travail social a ses limites. « Vous me mettez en CHRS, je deviens fou. On demande aux gens d'être adaptés mais on leur propose un lien inadapté. La norme n'est pas forcément un lieu entre quatre murs », réagit un animateur d'un centre d'hébergement parisien. « Il y a un décalage certain entre leurs attentes et ce qu'on peut leur offrir », estime Jean-Pierre Hauchard. La réponse à l'urgence s'assimile alors parfois comme un frein à l'insertion, provoquant le nomadisme, l'enfermement dans la précarité. En cause les structures collectives, des dortoirs de 40 voire 100 lits, les horaires, les règles.
Au cours d'un débat sur ces pratiques d'auto-organisation (2), un animateur ironisait : « On préfère qu'ils deviennent autonomes après être passés dans nos mains qu'avant. » Personne ne conteste franchement. « Nous sommes dérangés que ces personnes obtiennent en 15 jours ce que nous recherchons pendant des années », enchaîne un autre. Les autocritiques portent sur le travailleur social « cantonné dans des structures figées et obsolètes ». « La limite qu'on se pose toujours face à ces actions d'auto-organisation, c'est de dire'ce sont des sujets à risque ". N'est-on pas capable à un moment d'accepter qu'ils aient fait suffisamment d'efforts ? », s'insurge une animatrice. « Est-ce que ce type d'action, contraire à notre organisation, n'est pas attendu par nous ? Une personne qui pose un tel acte, cela signifie que nous pouvons faire quelque chose avec elle », renchérit une éducatrice.
Comment contrer la pression de l'urgence qui ankylose le travail individuel d'accompagnement social dans les centres d'hébergement ? Comment se positionner sur le collectif ? Et notamment face à des personnes qui s'auto-organisent ? Monique Nicolas, de la DDASS de Bordeaux, illustre la complexité du problème : « Suite à un campement face à la mairie de Bordeaux, des SDF ont obtenu la mise en place d'une résidence sociale et d'abris d'urgence gérés par eux. Les relations avec les professionnels qui les accompagnaient'avant" sont devenues très difficiles du fait de leur action. Seuls des travailleurs sociaux organisés de façon revendicative ont réussi à s'insérer. »
Les travailleurs sociaux trouvent dans ces initiatives des portes à ouvrir pour innover : un travail sur l'identité, la responsabilisation des personnes, plus d'espaces de parole, la participation aux travaux de réfection de logements, ou d'autoconstruction, assouplir le mode d'intervention... « Dans les structures, on demande aux gens des projets personnels. Or ils savent ce que nous voulons qu'ils nous disent, ça fausse toute démarche ! Il faudrait élaborer un projet qui pourrait prendre une forme revendicative », objecte Monique Nicolas. « Les sans-abri se plaignent d'être saucissonnés dans des services ils ont besoin d'un interlocuteur de référence », explique Michel Taube. La recherche de formules de logement plus souples, pour contourner l'empilement des dispositifs, est sur toutes les lèvres. Aujourd'hui c'est l'accompagnement social, favorisé par le plan Périssol sur le logement, qui se développe. Une formule qui appelle quelques réserves de la part du Haut Comité au logement pour les personnes défavorisées. Outre les risques de mixité sociale non assurée, le haut comité craint une charge à terme trop lourde pour les associations, qui plus est pour les non-spécialisées dans le logement. « C'est faire faire à l'association un métier de bailleur social, lui transférer une responsabilité et donc des risques qu'elle n'était pas habituée à prendre. Il y a nécessité d'aider les associations, de clarifier leur rôle et que le logement des personnes défavorisées ne leur soit pas seulement dévolu », explique Agnès de Fleurieu, secrétaire générale du haut comité.
Emmanuelle Stroesser
A Rouen, deux duos d'animateurs assurent le Lien en allant à la rencontre, le jour, des squatters et sans-abri pour réamorcer le contact perdu. Le leitmotiv : partir d'une demande exprimée et y répondre. Le Lien s'appuie sur un solide réseau de partenaires (hôpital, DDASS, CAF...). De sorte qu'une demande peut être traitée rapidement. L'ouverture de droits au RMI, à l'aide médicale, refaire la carte d'identité, c'est le b. a. ba. Chaque équipe, munie d'un portable, circule toute la journée pour passer voir régulièrement ces personnes à la rue, repérer les nouvelles. Elle peut les accompagner à un rendez-vous, pour faciliter les contacts. Dépendant des Œuvres hospitalières de nuit (3), ce service est né en 1994 suite à l'inquiétude des associations face au nombre croissant de personnes sans abri et au manque de liens adaptés.
(1) La représentation des anciens de la rue dans le bureau est inscrite dans les statuts de l'association. Printemps 95 : 13, rue Martin-Bucer - 67000 Strasbourg - Tél. 03 88 32 06 32.
(2) Journées d'étude nationales de la FNARS, « Habiter pour vivre : un droit fondamental » - Nantes les 16 et 17 janvier 1997.
(3) OHN : 88, rue Champ-aux-Oiseaux - 76000 Rouen - Tél. 02 35 52 77 06 - Fax : 02 35 52 77 01.