Voilà presque 15 ans que l'épidémie de sida est apparue en France. Depuis lors, les travailleurs sociaux s'accordent pour dire combien cette maladie a modifié et continue de modifier leurs pratiques. Encore aujourd'hui, cette réflexion se poursuit parmi les assistantes sociales, qui bénéficient désormais de plusieurs années de recul pour parler du sida et mesurer ses effets sur la profession. A ce titre, le colloque autour du thème « Assistantes sociales et VIH » souhaitait aborder les différentes prises en charge des personnes séropositives ou atteintes du sida par les professionnelles, et enrichir ainsi cette réflexion (1).
Car le débat est loin d'être clos. A commencer par la question de la spécificité du sida par rapport à d'autres maladies, comme le cancer par exemple. « Nous ne percevons plus le cancer comme menant à une mort inéluctable, parce que des traitements existent, ce qui n'était pas le cas au début pour le sida, témoigne Raymonde Rozand, assistante sociale hospitalière au CHU de Nimiez à Nice. Le sida touche des personnes jeunes, la séropositivité apparaît d'un coup et mène à la mort, quelquefois très rapidement. » Le psychiatre Jean Maisondieu n'hésite pas à dire que « le sidéen nous donne rendez-vous avec notre propre cadavre » et s'en explique ainsi : « Quand un individu en bonne santé rencontre un sidéen, la réalité concrète de la maladie mortelle de son semblable qu'il ne peut éviter de rencontrer lui assène deux affirmations qui lui sont également désagréables et dont il voudrait bien ne pas avoir à entendre parler. Ces deux affirmations sont : un être humain va mourir quoi que l'on fasse, et cet être humain aurait pu être moi. »
A cette confrontation à la mort, évoquée depuis le début de l'épidémie par les travailleurs sociaux, s'ajoutent d'autres facteurs sans doute encore plus spécifiques à la maladie du sida. « Recevoir des toxicomanes à l'hôpital ne va pas de soi, souligne Raymonde Rozand. Je n'étais pas habituée à ce public, et avec le recul, je sais que j'ai commis des erreurs. J'ai envoyé, par exemple, un toxicomane dans un centre de moyen séjour, d'où il est parti au bout d'un ou deux jours. Ce type de structure ne pouvait pas lui convenir. » Une autre assistante sociale hospitalière évoque, elle, les jeunes malades homosexuels. « Cela m'est tombé dessus du jour au lendemain. Je me suis rendu compte que j'avais énormément de préjugés vis-à-vis d'eux. Il a fallu que je fasse un travail sur moi-même pour dépasser ce blocage. » A cela s'ajoute le mode de contamination qui renvoie chacun - malades et professionnels - à son rapport au corps et à la sexualité, et qui continue de recouvrir cette maladie du voile de la culpabilité. « Ce n'est toujours pas facile de parler du sida avec une personne atteinte, elle a souvent honte », remarque Hélène Cognat, assistante sociale en polyvalence de secteur à La Courneuve. « Les préjugés vis-à-vis du sida ont la vie dure, au sein de la population, mais aussi chez les professionnels », poursuit Anne-Marie Gutierrez, assistante sociale au service social d'aide aux émigrants de Seine-Saint-Denis. Autres spécificités liées à la maladie :les situations d'exclusion. Les assistantes sociales, à l'hôpital ou en polyvalence de secteur, sont confrontées à des personnes rejetées par leur famille et leur milieu de travail. Parfois également, elles doivent faire face non seulement à la personne malade, mais aussi à sa famille en détresse. « Nous devons accompagner l'usager, tout en nous préoccupant de l'état du conjoint, qui peut être également atteint, explique Hélène Cognat. Il faut également penser à l'avenir des enfants, qu'ils soient malades ou pas, lorsque les parents ne seront plus là. »
Ainsi, au fil des années, les assistantes sociales se sont senties profondément remises en question à la fois sur le plan personnel - comment aborder les questions de sexualité, affronter la mort ? - mais aussi professionnel. Chantal Goyau, chargée des actions santé au conseil général de Seine-Saint-Denis, en témoigne : « Une assistante sociale m'a dit que le cadre social traditionnel était en train de voler en éclats à cause du sida. Elle voulait dire ainsi que même si elle pouvait lancer des actions d'accompagnement, elle se sentait souvent seule et impuissante. » A partir de ce constat, Chantal Goyau a lancé, en 1993, un groupe de travail réunissant les professionnels concernés. Une fois par mois, ceux-ci évoquent des cas concrets, confrontent leur expérience et recherchent ensemble les solutions les mieux adaptées. « Il s'agit également de bien cerner les limites du champ d'intervention sociale. Chacun doit être bien calé sur sa mission, explique Chantal Goyau. Ainsi, un assistant social s'est demandé s'il n'allait pas suivre une formation en psychologie et s'orienter vers des actions d'accompagnement à la mort. » Face à de telles interrogations, ces réunions jouent également le rôle de groupes de parole. « Nous avons mis longtemps à aborder la question de la mort, remarque Chantal Goyau. Parce que c'est elle qui nous pousse le plus à nous interroger sur les limites de notre action et de notre investissement personnel. Nous avons également parlé des problèmes d'accès aux droits, de la façon dont il fallait aborder les questions relatives à la sexualité. »
Cette nécessité de confronter les expériences des unes et des autres, liée à la complexité de la prise en charge, amène les professionnelles à reposer la question du travail en réseau. Certes, ce n'est pas l'épidémie de sida qui a montré la nécessité de collaborer avec d'autres partenaires, et les assistantes sociales n'ont pas attendu l'arrivée de la maladie pour en souligner les bienfaits. Mais dorénavant celui-ci doit être davantage formalisé : on l'a d'ailleurs vu avec la création des réseaux ville-hôpital (2). Du côté de la polyvalence de secteur, le partenariat reste plus difficile. Il demande le plus souvent une attitude volontariste de chacun, et tous ne sont pas prêts à jouer le jeu. « En Seine-Saint-Denis nous ne pouvons pas dire que le social et le médical, par exemple, travaillent main dans la main, explique Chantal Goyau. Or, c'est extrêmement important que le médecin connaisse les contraintes de l'assistante sociale et inversement, sinon les malentendus s'accumulent, au détriment de l'usager. Par exemple, certains médecins pensent que l'assistante sociale peut régler un problème d'hébergement en une demi-heure. Si le médecin et l'assistante sociale se connaissent et prennent l'habitude de parler ensemble, ils se font confiance et améliorent ainsi la prise en charge de la personne. »
Mais les assistantes sociales soulignent également l'importance de développer les formations pluridisciplinaires. « Là aussi, il est important de confronter nos connaissances et d'avouer notre ignorance », souligne Hélène Cognat. Chantal Goyau évoque une formation lancée conjointement par la commune et le département au Pré-Saint-Gervais, en Seine-Saint-Denis, sur « le toxicomane dans son environnement social ». « Cette session réunissait des travailleurs sociaux, mais aussi un maître nageur, des responsables de la PMI, de la PAIO et du point jeunes. Non seulement cela a permis de mieux connaître les toxicomanes et ce qui se joue dans leur environnement social, mais cela a, en outre, créé une dynamique nouvelle sur le terrain. Chacun repart avec une meilleure appréhension du métier de l'autre. »
Comme le montrent ces réflexions, il est sans doute plus juste de parler de remise à plat des problématiques inhérentes au travail social plutôt que de bouleversements des pratiques sociales provoqués par le sida. Et cela est également vrai pour le secret professionnel. Que ce soit à l'hôpital ou en polyvalence de secteur, la confidentialité des informations se pose avec beaucoup d'acuité. « Dire de quelqu'un qu'il a le sida, c'est immédiatement le stigmatiser, souligne Anne-Marie Gutierrez. Or, quelquefois, le dire ne fait pas avancer le dossier de cette personne. Et de toute façon, notre rôle est de régler sa situation, qu'elle ait le sida ou non. » Cette maladie étant porteuse d'exclusion, les professionnelles se méfient peut-être plus qu'auparavant du secret partagé. Ainsi la délivrance d'informations ne se fait qu'avec l'accord de l'usager, et à condition que cela fasse avancer les choses. Et les assistantes sociales hospitalières n'évoquent pas forcément le diagnostic médical avec leurs collègues de polyvalence. La question du secret professionnel recouvre donc une exigence éthique qui n'avait pas disparu, mais qui resurgit avec force.
Si tous ces questionnements, qui sont apparus peu après le début de l'épidémie, restent d'actualité, d'autres se font jour. Ainsi, l'arrivée des trithérapies risque de remettre en question le mode de prise en charge, hospitalière notamment : « Les patients vivent plus longtemps. Nous pouvons désormais travailler sur le long terme, relativement du moins, précise Raymonde Rozand. Mais l'allocation aux adultes handicapés de ces personnes sera-t-elle maintenue si elles continuent d'aller mieux ? Que vont-elles devenir si elles ont été assistées pendant plusieurs années ? Vont-elles se retrouver hors du réseau traditionnel d'assistance ? » Autant de questions qui, pour l'instant, restent entières.
Anne Ulpat
Responsable du secteur de psychiatrie de l'hôpital de Poissy, dans les Yvelines, Jean Maisondieu analyse ce à quoi nous renvoie la confrontation à la mort d'autrui, notamment dans le cas des personnes atteintes du sida. « C'est parce qu'il a ce rôle de mort-vivant dans une civilisation où la mort est exclue que le sidéen apparaît comme le revenant d'outre-tombe qui nous remet la mort en mémoire, sans que nous lui sachions gré de cette opération de lutte contre l'amnésie. Le sida, en replaçant la mort dans la force de l'âge, ne nous permet plus de la reléguer dans les maisons de retraite, dans lesquelles sont exilés les vieux citoyens déplacés, afin qu'ils meurent discrètement, pour ne pas dire secrètement, loin des regards des actifs plus jeunes. L'allongement de la durée de la vie et la réduction considérable de la mortalité infantile nous ont permis de nous laisser aller à imaginer que la mort n'était qu'une affaire de vieux. De là à penser qu'il suffirait de vaincre la vieillesse en restant jeune jusqu'à la mort, il n'y a qu'un pas à franchir, et imaginairement nous le franchissons allégrement. » Mais face à la prise de conscience de notre caractère mortel, poursuit le psychiatre, nous ne sommes jamais à court de mécanismes de défense : « Quand on ne veut pas savoir que l'on meurt sans cause et sans raison, si le grand âge ne marche pas comme explication, alors on cherchera du côté d'une causalité punitive. Si l'autre, homosexuel ou drogué, a organisé sa vie d'une façon non conforme à nos propres canons de vie, il devient encore possible de se démarquer de lui, c'est-à-dire de sa mortalité. Ses conduites sexuelles ou toxicomaniaques seront les causes de sa maladie. Accuser autrui d'être responsable de sa mort par la façon dont il a conduit sa vie est une défense simpliste et répandue, contre la percée de cette évidence que tous les hommes sont mortels, quoi qu'ils fassent. »
(1) Organisé les 7 et 8 janvier 1997, par la direction générale de la santé - Division sida : 1, place de Fontenoy - 75350 Paris 07 - Tél. 01 40 56 60 00.
(2) Voir ASH n° 2004 du 3-01-97.