Recevoir la newsletter

Quand la formation s'ouvre à l'entreprise

Article réservé aux abonnés

Les Hauts Thébaudières tentent de sortir de la prise en charge classique des handicapés visuels. En favorisant l'acquisition de compétences et leur insertion sociale et professionnelle.

L'Institut public pour handicapés visuels des Hauts Thébaudières, à Vertou, près de Nantes (1), a entamé sa « révolution » à la fin des années 80. Et ce, à la faveur de deux événements : la parution des annexes XXIV (2)  - qui confirment la mission d'éducation et d'insertion socio-professionnelle des établissements spécialisés - et le renouvellement de l'équipe de direction, qui affirme dès le départ sa volonté de changer le contenu de la formation professionnelle des adolescents.

A l'époque, en effet, Jean Poitevin, directeur, Bernard Bardin, directeur des services, Louis Rival, responsable de la formation, et les responsables de la scolarité dressent le constat d'un certain nombre de dysfonctionnements. Ils se sentent insatisfaits du travail accompli en matière d'insertion professionnelle des jeunes de 17 à 22 ans dont ils ont la charge. « Nous avions le sentiment que nous faisions de la formation pour faire de la formation, sans nous occuper d'insertion à proprement parler, explique Louis Rival. Certains jeunes sortaient d'ici avec un diplôme mais nous ne savions pas ce qu'ils devenaient... » L'institut souffrait, en outre, des mêmes pesanteurs que tous les autres établissements spécialisés dans la prise en charge des aveugles et déficients visuels :cloisonnement entre le milieu ordinaire et le milieu protégé, habitudes de travail difficiles à remettre en cause, etc. « Les établissements médico-sociaux pour aveugles et déficients visuels ont l'habitude de dispenser cinq ou six formations, précise le responsable. Ce sont toujours les mêmes, pour des raisons historiques : standard, maintenance des collectivités, rempaillage de chaises, enseignement de la musique... L'orientation des jeunes se fait donc par défaut : s'ils ont du talent, ils font de la musique, s'ils sont mauvais partout, ils sont rempailleurs ! Autrement dit, ils ne choisissent pas leur métier, ce qui conduit souvent à un échec professionnel. » Cet échec est dû au manque de motivation mais également à l'absence de débouchés économiques. « En plus, le rotin d'ameublement et le standard n'offrent plus d'emplois, explique encore Louis Rival. J'ai le sentiment que les établissements spécialisés se sont crispés sur ces formations, un peu comme si le standard était la chasse gardée des aveugles. Mais il n'empêche qu'aujourd'hui, ils ne sont plus adaptés aux nouveaux métiers du standard et ce sont les boîtes vocales qui les remplacent. » Enfin, dernier constat : lorsque les entreprises et les administrations recevaient en stage des jeunes des Hauts Thébaudières, c'était « pour faire plaisir », et cela ne s'intégrait pas dans un projet d'insertion professionnelle. « Nous pourrions dire que les établissements placent des aveugles, non des compétences », résume Bernard Bardin.

Acquérir des compétences

Aux Hauts Thébaudières, la remise à plat de tous les aspects de la prise en charge des adolescents a débouché sur un nouveau projet éducatif. « Il ne faut plus réfléchir en termes de handicapés et de métiers limités. Il faut penser poste de travail, partir des besoins des entreprises et favoriser la formation des jeunes en milieu ordinaire », défendent les responsables. Mais cette méthode ne peut réussir que si l'adolescent concerné se sent investi d'un projet professionnel. S'adapter à un poste de travail et à la vie de l'entreprise nécessite d'être motivé, « d'être acteur de sa formation ». Il ne s'agit plus là d'un placement dans un milieu protégé, mais de l'acquisition de compétences et d'une insertion sociale et professionnelle choisie, d'un projet de vie en quelque sorte.

Une ruche d'entreprises

Le projet éducatif des Hauts Thébaudières s'appuie donc sur une collaboration étroite avec les entreprises. Ce qui a d'ailleurs bousculé bien des habitudes de travail.

L'institut a constitué ainsi une ruche d'entreprises. « Nous sommes allés voir une cinquantaine de sociétés. Une vingtaine d'entre elles a signé une charte de partenariat. Celle-ci stipule que les handicapés peuvent visiter l'entreprise, effectuer des stages et éventuellement trouver un emploi. Bien sûr, aucune entreprise ne s'engage à embaucher des jeunes. Mais nous attendons d'elles qu'elles nous disent où l'on est bon et où on ne l'est pas », souligne Louis Rival. En fait, les Hauts Thébaudières tentent de créer un va-et-vient incessant entre l'institut et le monde économique, afin que les formations dispensées « servent à quelque chose ». Par exemple, en 1994, Bull a orienté l'institut vers un métier en plein développement : la télévente. De plus en plus d'entreprises, comme les banques, les assurances mais aussi l'agroalimentaire, pratiquent la vente par téléphone, car cela permet de rentabiliser les tournées des commerciaux, qui coûtent très cher. « Bull pensait que cela valait le coup de former des aveugles, car ils ont une grande qualité d'écoute, explique-t-on au sein de l'établissement. Nous avons constitué un dossier à l'intention du ministère du Travail par le biais de l'Association pour la formation professionnelle des adultes, afin qu'ils nous confirment que ces métiers offraient des débouchés. Ce qu'ils ont fait. » Bull a équipé l'institut en studio de télévente, tandis qu'une société de marketing direct est venue former les formateurs. Un jeune a trouvé un emploi en CDD chez Renault, un autre aux Trois Suisses. « Nous n'avons pas de vocation à faire du social, précise Michel Le Notre, responsable chez Bull à Nantes. Nous recherchons des expériences concrètes, qui débouchent sur l'emploi. Mais dans le cadre de l'accord national handicapés signé par Bull, nous avons pu investir d'importants moyens financiers dans notre collaboration avec les Hauts Thébaudières. D'ailleurs, nous comptions embaucher deux personnes de l'institut, mais elles avaient déjà trouvé du travail. »

Dans leur collaboration avec les entreprises locales, les Hauts Thébaudières tentent ainsi de mettre l'accent non sur les handicaps mais sur les postes de travail. « Pour cela, nous devons être actifs », reconnaissent les responsables de l'institut. Ainsi, à Nantes-Habitat - une société de gestion de logements sociaux -, une personne handicapée visuelle est employée au standard. Or, cette activité ne l'occupe pas à plein temps. « Nous avons étudié la question et proposé que cette personne soit employée également à la prévention et à la gestion des impayés, car c'est une question aiguë pour cet employeur. Elle est désormais chargée de rappeler aux locataires que la date d'échéance approche, ou qu'elle est dépassée... »

Le projet individuel

Apporter ainsi des réponses au cas par cas impose de partir du projet personnel de chaque adolescent. D'autant plus que les jeunes pris en charge aux Hauts Thébaudières ont des problèmes bien particuliers, associés à leur handicap visuel. Et qu'ils sont en retard sur le plan scolaire et fragiles. « Faire émerger un projet de vie est loin d'être évident. Certains pensent qu'ils vivront très bien avec l'allocation aux adultes handicapés et qu'ils n'ont pas besoin de travailler. Nous devons donc les insérer sur le plan professionnel, mais aussi et surtout sur le plan social », insiste-t-on au sein de l'établissement.

Désormais, chaque fois qu'un adolescent est admis à la section de formation professionnelle, un projet individuel est élaboré, puis validé. « Nous devons écouter ses désirs et le placer en stage, en situation réelle, pour qu'il juge s'il est capable et vraiment désireux de se lancer dans cette voie. Un élève souhaitait être cuisinier. Une fois en stage, il s'est rendu compte que cela demandait d'effectuer des gestes trop précis pour lui. Il s'est réorienté de lui-même vers le métier d'aide-cuisinier », raconte Louis Rival. La tâche n'est cependant jamais facile. Lorsqu'un jeune est convaincu de son choix et formé dans ce sens, il reste à convaincre les employeurs non signataires de la charte. « Un jeune homme carreleur a dû se battre pour prouver qu'il était capable d'exercer son métier, poursuit-il. Mais si lui-même n'avait pas longuement mûri son projet, s'il ne s'était pas familiarisé avec les contraintes du monde du travail et fait des stages, il n'aurait pas pu argumenter et se sentir assez fort face à cet employeur. »

Connaître le monde des entreprises, partir du principe que chaque adolescent est un cas particulier... Cela a nécessité de revoir l'enseignement général et les formations dispensés au sein de l'établissement. L'institut a opéré un premier dépoussiérage : les formations traditionnelles sans débouchés ont été supprimées ou remaniées. Quatre formations sont dispensées au sein de l'établissement : musique (avec des débouchés dans l'enseignement notamment), métier d'agent d'accueil et de communication (ancienne formation au standard, améliorée et professionnalisée), canneur et rempailleur (également remaniée) et télévente. « Nous assurons ces formations parce qu'elles n'existent pas à l'extérieur. Mais pour tous les autres métiers qui intéressent les jeunes, comme la cuisine ou l'horticulture, la formation se fait en milieu ordinaire », précise le responsable de la formation. A charge pour les Hauts Thébaudières d'assurer une « pré-formation », conçue au cas par cas. « Ce peut être le rattrapage du retard scolaire pour certains, pour d'autres l'apprentissage de l'autonomie - apprendre à se déplacer seul, à gérer ses finances -, pour d'autres encore la familiarisation avec le monde du travail. En ce sens, nous faisons d'abord de l'insertion sociale, puis de l'insertion professionnelle.

En matière de scolarité, l'institut tente d'abandonner « le tout pédagogique », pour délivrer non pas un enseignement général mais une formation, dispensée auprès de groupes n'excédant pas six personnes. Ainsi l'enseignement tient compte du projet individuel de chacun. De plus, les matières scolaires traditionnelles sont nécessaires, mais insuffisantes. « Beaucoup d'institutions, d'enseignants et de parents veulent que l'enfant suive tout le cursus scolaire. Mais pour certains, ce n'est pas une bonne idée. Leur épanouissement personnel passe davantage par l'acquisition de leur autonomie et l'apprentissage d'un métier que par une maîtrise parfaite de la langue française », constate Bernard Bardin. Difficile, cependant, pour les enseignants de sortir du programme scolaire... pour aller vers un enseignement plus aléatoire, dont le contenu peut changer plusieurs fois.

Les limites

Les réaménagements entrepris aux Hauts Thébaudières trouvent évidemment leurs limites : même en raisonnant en termes de postes de travail, tous les métiers n'en deviennent pas pour autant accessibles aux aveugles et aux déficients visuels, surtout dans le contexte actuel du marché de l'emploi. De plus, les entreprises restent méfiantes, même si le handicap visuel jouit d'un préjugé favorable. « Elles ne font pas d'effort particulier. C'est à nous d'entreprendre toutes les démarches pour leur faciliter la tâche », déplore Louis Rival. Enfin, l'absence d'évaluation - pour l'instant - n'offre pas un recul nécessaire pour juger l'expérience. Mais il y a aussi d'autres résistances à vaincre. « Elles viennent des jeunes eux-mêmes qui se laissent bercer par le milieu institutionnel. Ils ont toujours été protégés, ce en quoi les professionnels et les établissements portent une part de responsabilité », reconnaît-on au sein de l'équipe de direction. Les résistances, ce sont aussi celles des parents, qui, déléguant sur l'établissement, ne s'investissent pas forcément dans le projet individuel de leur enfant. « Nous sommes sortis d'un schéma très figé, classique, pour entreprendre une démarche plus mouvante, plus aléatoire, admettent les responsables. Et cela prend du temps, beaucoup de temps. »

Anne Ulpat

Notes

(1)  Les Hauts Thébaudières : BP 27 - 44120 Vertou - Tél. 02 51 79 50 00 - Fax 02 40 33 41 01.

(2)  Voir ASH n° 1693 du 1-06-90 et n° 1694 du 8-06-90.

LES ACTEURS

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur