« Pour l'homme de la rue, le vote par le Parlement de la'prestation spécifique dépendance" pour les personnes âgées représente sans doute une avancée, même si une large partie de l'opinion a compris qu'au fil des premières années du septennat, le contenu de cette mesure s'amenuisait peu à peu. Ainsi, la nouvelle loi pourrait passer pour généreuse si quelque mauvais esprit ne venait mettre en lumière la damnation (2) de l'Etat que ce'petit" texte de loi consacre. En attribuant la gestion du dispositif légal aux conseils généraux, le Parlement, sous couvert de décentralisation, a posé le principe de l'assistance comme référence en matière d'aide à offrir aux personnes âgées. Du même coup, le législateur a, d'une certaine façon, délégitimé les régimes de protection sociale (sous tutelle de l'Etat) qui assument, à la marge du cadre légal, une part grandissante de la prise en charge des personnes dites dépendantes.
« On peut admettre ces évolutions. Pourquoi en effet pleurer sur la perte d'âme de l'Etat si le citoyen gagne finalement au change ? Il convient alors de décliner cette question plus clairement : la personne qui voit peu à peu ses forces l'abandonner, est-elle au centre de ce nouveau dispositif ? Gagne-t-elle à ce que l'ancienne allocation compensatrice pour l'aide d'une tierce personne (ACTP) se transforme en nouvelle prestation spécifique dépendance ? Gagne-t-elle à ce que l'autorité départementale décide unilatéralement de l'octroi et du montant de la prestation ? Gagne-t-elle à ce qu'un modèle unique de prestation d'aide à domicile soit recherché, guidé par le principe d'assistance qui régit l'aide sociale départementale et par l'économie à réaliser, sans se soucier d'une articulation harmonieuse des aides autour de la personne ?Gagne-t-elle enfin à ce que soit affirmée la primauté de la création d'emplois sur la réponse à ses propres besoins ? Toutes ces questions méritent que l'on s'y attarde un moment avant de porter un avis sur l'inscription de cette nouvelle loi dans une république de progrès où l'homme représente la valeur suprême. Reprenons alors quelques-unes de ces interrogations pour les confronter à la réalité des débats (pour certains encore inachevés).
« Deux questions se recoupent : celle de la personne comme sujet central de la loi et celle de la primauté donnée à la création d'emplois au travers du dispositif. En quoi finalement la personne prise dans sa globalité humaine intéresse-t-elle le législateur et plus particulièrement les conseils généraux ? Les besoins qui sont exprimés en matière de perte d'autonomie n'ont réellement les faveurs du département qu'à condition qu'ils trouvent leur place dans un marché de l'aide à domicile élargi, quitte à déréglementer et déqualifier celui-ci. Cela avec une contrainte majeure : coûter le moins cher possible. Selon la même logique transcrite dans la loi, les besoins n'existent que s'ils sont quantifiables, que si des outils objectifs permettent d'en rendre compte. L'appréciation subjective, reposant sur une éthique professionnelle et des compétences médico-sociales, permet de sauvegarder l'apparence de préoccupations humanistes, mais la grille d'évaluation (AGGIR ) (3), qui ne prend aucunement en compte l'environnement de la personne, délivre son verdict sans appel. On instrumentalise l'évaluation des besoins. On décide de l'octroi de la prestation avec un outil destiné au départ à évaluer des situations individuelles. On utilise in vivo, dans l'environnement réel de la personne, une grille prévue pour mesurer des déficiences indépendamment du contexte de vie (in vitro). En fait, le conseil général va appliquer des méthodes de gestion centralisée de l'usure des corps... là où l'esprit de la décentralisation nous laissait attendre une approche de proximité des besoins de la personne.
« Derrière cette perte de sens de l'action locale, on peut s'interroger sur le glissement des compétences de l'Etat (notamment exercées via les régimes de protection sociale) vers les départements. Que peut signifier le choix de'l'assistance aux indigents" consacrée par le régime de l'aide sociale départementale par rapport à l'assurance d'un risque mutualisé et assumé dans le cadre de la solidarité nationale ? Comme si ce choix du cadre légal dans lequel se situe la prestation n'avait au fond que peu d'importance. Il y a là matière à un vrai débat de fond qui n'a pas eu lieu au grand jour mais qui induit chez tous les spécialistes de la politique d'action sociale une attitude très réservée à l'égard de la nouvelle loi (4). En bref l'alternative est posée de façon limpide :souhaite-t-on que la personne puisse s'assurer socialement avec l'aide de l'Etat contre un risque qu'elle ne pourrait pas assumer seule faute de moyens nécessaires, ou préfère-t-on que cette personne soit considérée comme une indigente par l'aide sociale chargée alors de mobiliser la solidarité locale autour d'elle (qu'elle le souhaite ou non) ? Opte-t-on pour la personne responsable et digne qui, sans interférences avec ses relations familiales et son patrimoine, peut assumer sa perte d'autonomie, ou pour le jugement extérieur d'une instance départementale qui définit, couperet AGGIR à l'appui, le montant d'une assistance monétaire récupérable sur les biens familiaux ? Pour nuancer cette alternative, et parce que la dichotomie apparaît sans doute comme trop flagrante, les conseils généraux, largement soutenus par le ministère des Affaires sociales, entendent aujourd'hui amalgamer les financements (toutes les prestations) et les procédures d'attribution des départements d'une part et des régimes de retraite d'autre part (un imprimé unique de demande). Au nom d'une coordination strictement financière dont devraient bénéficier les demandeurs, on imagine fondre la demande d'aide dans un seul moule, niant ainsi les principes éminemment différents sur lesquels repose chaque prestation (aide sociale pour la prestation spécifique dépendance et sécurité sociale pour l'aide-ménagère aux personnes âgées).
« L'objectif centralisateur implicite est simple : il s'agit de contraindre tous les demandeurs à une même procédure qui permettra d'identifier chacun selon son degré de dépendance. Ainsi, alors que la décentralisation de l'action sociale devait garantir une étude de besoins et des réponses à prévoir au plus près des personnes, on aboutit à une instrumentalisation outrancière de la dépendance. Comme si l'on souhaitait, une bonne fois pour toutes, compter tous les vieux dépendants, les répertorier dans un fichier informatique unique, mesurer leur niveau d'usure et leur attribuer, en fonction de ce seul indicateur, une compensation financière standardisée. Le comble réside bien dans une catégorisation à porter au compte des conseils généraux, alors que c'est à l'Etat que l'on reproche habituellement ces pratiques unifiantes et pour tout dire inhumaines.
« On peut trouver l'analyse quelque peu radicale et y opposer le fait que l'attribution de la prestation financière n'est pas la seule préoccupation du législateur, que le Parlement a souhaité assortir l'aide financière d'un plan d'aide élaboré par une équipe médico-sociale. Certes, l'intention était louable de ne pas poser des billets de banque sur la table d'une personne clouée dans son lit, encore fallait-il aller jusqu'au bout d'une intention et envisager dans la loi une obligation de moyens pour contraindre les conseils généraux à assumer le fonctionnement des équipes médico-sociales et la coordination gérontologique locale. Il faut rappeler que ce sont bien les départements qui ont insisté pour être légalement investis de cette nouvelle mission publique. Pourtant, aujourd'hui, sous prétexte d'amalgame des prestations financières, l'Etat et les conseils généraux souhaitent mobiliser les travailleurs sociaux des régimes de protection sociale sans rétribuer leurs services. Ainsi, émerge au bout du compte : une seule façon d'envisager la dépendance, une construction des équipes médico-sociales à moindres frais pour le conseil général, une même règle partagée par tous et qui consiste à ne rien dépenser de plus qu'antérieurement tout cela ne laisse pas présager une qualité optimum pour les interventions ultérieures.
« Dans ce registre de la qualité, la barre de la nouvelle loi semble délibérément positionnée au plus bas. En effet, dès lors que la formation des intervenants à domicile n'est plus placée sous la responsabilité explicite des conseils généraux, on peut supposer qu'elle demeurera un vœu pieux. Le projet de loi qui avait prévu cette obligation s'est vu modifié en dernière minute, renvoyant la question à un hypothétique décret d'application, pour alléger encore davantage un dispositif déjà considéré comme inconsistant.
« Pour conclure : que le dispositif légal soit incomplet, frileux, qu'il ne couvre pas les besoins réellement mis en évidence par l'expérimentation menée durant deux ans dans 12 départements, tout le monde en convient. Et bon nombre d'observateurs de déclarer : 'C'est une mauvaise loi, mais elle concernera tellement peu de bénéficiaires tant l'accès y est limité que cela n'a pas grande importance. " Il y a là une cécité grave, pour ceux qui ne distinguent pas, derrière cette coalition de l'Etat et des conseils généraux contre les régimes de protection sociale, une volonté de porter un coup ultime à l'action sociale des caisses de retraite. Demain, si les personnes'moyennement dépendantes" sont systématiquement orientées vers les organismes de sécurité sociale, cela induira une véritable explosion des budgets de prestations extralégales consacrés à l'aide-ménagère. Dans le même temps, si les travailleurs sociaux des régimes sont'réquisitionnés" sans contrepartie financière par les départements, la spécificité de leur action sociale, essentiellement préventive, volera elle aussi en éclats.
« Peut-être y a-t-il une volonté de proposer une action sociale strictement départementale et assistancielle dans notre pays ? Peut-être les initiatives de certains organismes (5), en mettant la personne au centre des préoccupations, bousculent-elles la logique de la'calculette à court terme" que les gestionnaires de l'action sociale pratiquent aujourd'hui couramment ? Il eut été fort intéressant de demander aux vieux de ce pays ce qu'ils pensent de ces évolutions, d'autant que la plupart d'entre eux, ni indigents, ni richissimes, devront imaginer autre chose que la solidarité et l'aide sociale pour assurer leur perte d'autonomie.
« Une question persiste : à qui peut bien profiter une aide sociale aussi restrictive et une mise hors jeu de la protection sociale d'Etat ?... Les sociétés d'assurance pourraient sans doute apporter leurs réponses, en proposant prochainement sur le marché des produits'dépendance" particulièrement opportuns dans ce nouvel environnement. »
H. Tallic EST LE PSEUDONYME D'UN CHARGÉ DE MISSION DANS UN ORGANISME DE PROTECTION SOCIALE
(1) NDLR : cette loi vient d'être validée par le Conseil constitutionnel, voir ce numéro page 7.
(2) Damnation est ici employé dans le sens de perdre son âme, la vendre au nom de stratégies qui n'ont pas de lien direct avec l'intérêt général.
(3) Grille d'évaluation des besoins de la personne utilisée dans 12 départements pendant deux ans, AGGIR mesure sommairement 10 variables et indique un score global par personne qui définit son appartenance à un Groupe Iso-Ressources allant de 1 pour les moins autonomes à 6 pour les plus à même de se débrouiller seules.
(4) Le rapport du Conseil économique et social, consulté à l'occasion du dépôt du précédent projet de loi, était à ce titre fort explicite puisque l'ensemble quasi unanime des participants insistait sur l'importance de situer la dépendance comme un risque géré par les régimes de protection sociale et financé grâce à un effort de solidarité nationale.
(5) Voir à ce sujet l'évaluation de la prestation expérimentale dépendance proposée par la MSA dans la revue Années Documents CLEIRPPA n° 237 de mars 1996.