Dans son bureau du centre communal d'action sociale d'Argenteuil (Val-d'Oise) (1), Cathy Wakim, assistante sociale, reçoit en urgence monsieur H., un célibataire algérien. Au RMI depuis trois ans, il vient de se voir supprimer son allocation. Motif ? Un problème quasi inextricable de carte de séjour. « Il a malheureusement attendu que la situation s'aggrave avant de venir me voir. Il faut dire que l'on demande de plus en plus de papiers pour accorder une autorisation de séjour », constate, agacée, l'assistante sociale. Pour l'heure, assez inquiet, l'ancien soudeur vient faire le point sur les démarches en cours. Un coup de téléphone de l'assistante sociale confirme que son dossier est à l'examen mais qu'il faudra du temps. En attendant, M. H., qui n'a plus de ressources, devra se contenter, comme chaque semaine, du colis alimentaire que lui délivre la mairie. A l'extérieur, dans le hall flambant neuf de la mairie, plusieurs personnes attendent d'être reçues aux guichets du CCAS. Le décor est moderne, presque luxueux, mais assez peu pratique pour accueillir du public. « Lors de la construction de la nouvelle mairie, nous avions demandé une salle d'attente et pas le système actuel, trop ouvert et où l'on entend tout ce qui se dit », regrette Christine Guillemot, assistante de service social et responsable des travailleurs sociaux.
Le CCAS d'Argenteuil est l'un des plus importants de la région parisienne. Avec presque 100 000 habitants, la ville est en effet la première du Val-d'Oise et la deuxième, en taille, d'Ile-de-France. « C'est pourtant une ville assez pauvre qui compte plus de 8 000 demandeurs d'emploi pour 36 000 actifs et dont la population comporte beaucoup de jeunes et de personnes âgées », explique Alain Ananos, directeur du CCAS. Le centre communal comporte deux secteurs. L'un consacré aux personnes âgées, l'autre aux interventions sociales. Celui-ci est organisé en trois services distincts, intervenant en fonction du type de demande. On trouve, d'abord, le guichet de traitement des dossiers qui gère toutes les questions rapidement identifiables pouvant être confiées à des agents administratifs : instruction du RMI, aide médicale, quotient familial, aides à la scolarité... Entre 1990 et 1995, son activité est passée de 12 600 à plus de 23 600 demandes traitées. Une augmentation exponentielle due, essentiellement, à la forte augmentation des demandes liées au RMI (+ 60 %entre 1990 et 1995) et à une activité toujours très soutenue dans le domaine de l'aide médicale (71 % des actes du service en 1995). Deuxième niveau : le guichet accueil social où des agents spécialement formés sont chargés d'évaluer les autres demandes et de leur apporter une réponse adaptée. Parmi les différents problèmes traités : l'attribution des aides municipales (alimentation, carte orange, secours divers...), les aides aux jeunes, les demandes d'emploi, le courrier des personnes sans domicile fixe... Au total, 15 500 personnes ont ainsi été accueillies en 1995 et suivies en interne ou dirigées vers d'autres services ou organismes (service municipal du logement, ANPE, circonscription, PAIO...). C'est également à ce guichet que les personnes les plus en difficulté sont orientées vers les travailleurs sociaux .
Composée de cinq personnes - trois assistantes sociales, une conseillère en économie sociale et familiale et une secrétaire médico-sociale -, l'équipe se trouve donc en bout de chaîne. Compte tenu de son effectif réduit, son champ d'intervention est volontairement très délimité. « D'ailleurs, rappelle l'une des assistantes sociales, nos missions ne sont pas les mêmes que celles de la polyvalence. » Les travailleurs sociaux gèrent ainsi les situations d'urgence auxquelles les personnels de l'accueil social ne peuvent faire face. Par exemple, chercher un hébergement temporaire pour une famille dont le logement vient d'être détruit par un sinistre. Mais l'essentiel de leur activité est consacré à la gestion du volet insertion des bénéficiaires du RMI dont le dossier a été instruit au CCAS, soit environ 1 500 personnes sur les 2 600 qui sont au RMI à Argenteuil. « Dans ce cadre, nous nous concentrons essentiellement sur les problèmes liés à l'habitat et à l'insertion par l'économique, qui correspondent aux besoins les plus pressants des usagers :le logement et l'emploi », explique Christine Guillemot. Un choix qui s'inscrit dans la ligne arrêtée par le conseil d'administration du CCAS : « La lutte contre toutes les exclusions. » Mais si cette ambition est évidemment partagée par les travailleurs sociaux, ça n'est pas sans quelques réserves. « Personne ne peut être opposé à cet objectif. Il n'empêche que sur le terrain, nous n'avons pas véritablement les moyens nécessaires, même si l'équipe va peut-être s'agrandir d'une ou deux personnes. Le problème se situe également du côté des dispositifs de l'Etat ou du conseil général dont nous avons la charge. Par exemple, on nous promet depuis des lustres de ne plus avoir à gérer l'aide médicale. Par ailleurs, nous avons une commission de secours qui fonctionne assez bien mais il faudrait, là aussi, tellement plus de moyens. Pas forcément financiers, mais au moins pour décloisonner les différentes institutions et aller plus loin que l'attribution des quelques francs qui permettent aux familles d'aller mieux quelques jours », s'enflamme Christine Guillemot.
Celle-ci ne jette pourtant pas la pierre aux élus qui, en dépit des difficultés financières de la ville, ont accepté, en 1995, de financer les « Bains-douches » et, surtout, la « Résidence bleue », deux structures d'accueil destinées aux personnes sans domicile fixe. Ces projets étaient portés de longue date par les travailleurs sociaux qui souhaitaient pouvoir répondre, au moins provisoirement, aux nombreuses demandes d'hébergement auxquelles ils ont à faire face. « Au départ, les élus étaient assez réticents car personne n'avait vraiment envie d'accueillir des SDF. Le projet est pourtant passé avec la nouvelle équipe municipale. Ce qui a confirmé notre diagnostic social », se réjouissent les membres de l'équipe.
En dépit de ce réel progrès, les travailleurs sociaux déplorent pourtant de ne pouvoir aider les gens autant qu'il serait nécessaire. « Nous déployons une grande énergie pour éviter qu'ils ne tombent plus bas. C'est tout. » En outre, s'alarment-ils, ce manque de réponses s'accompagne d'une montée inquiétante de l'agressivité, voire de la violence, chez certains usagers. Un phénomène lié également, selon eux, à une défiance croissante à l'égard des institutions. « Nous sommes agressés personnellement mais au nom d'une institution. Certains bénéficiaires nous en veulent parce que nous représentons la mairie », constate ainsi Laurence Roothaer. « Les gens ne croient plus au RMI. L'insertion, c'est très loin pour eux. C'est ce qui provoque la montée de la violence », poursuit l'une de ses collègues, observant que l'on propose aux personnes en difficulté des processus d'insertion longs et complexes alors qu'ils demandent de l'argent, un logement ou du travail... « Je me souviens d'une personne qui voulait bénéficier du Fonds de solidarité logement alors qu'elle ne répondait pas du tout aux conditions d'admission. Ça a été très difficile », raconte Christine Guillemot. Certaines situations ont même failli tourner au drame, un assistant social ayant été menacé à l'arme blanche par un usager en colère. Aussi les membres de l'équipe expriment-ils aujourd'hui le sentiment d'être en première ligne sans avoir véritablement de prise sur cette situation. Ce dont convient Manuel Vals, conseiller municipal PS et vice-président du CCAS : « Une partie de la population connaît d'importantes difficultés et le personnel municipal en souffre. »
Outre cette proximité parfois difficile avec les usagers, les travailleurs sociaux doivent compter également, comme dans la plupart des CCAS, avec des élus locaux extrêmement attentifs aux problèmes sociaux de la population. D'ailleurs, pour la municipalité d'Argenteuil (à majorité communiste), l'action sociale représente depuis longtemps un axe politique important. A tel point que, de l'aveu même de Marie-José Le Balc'h, responsable du secteur interventions sociales du CCAS, certains élus tendent à se comporter comme des travailleurs sociaux. Christine Guillemot se refuse pourtant à parler de concurrence entre son équipe et les élus : « Ça n'est pas un problème de concurrence ou d'ingérence. Les élus sont nos employeurs et nous n'avons pas la même formation ni les mêmes préoccupations qu'eux. Leur souci, c'est que les gens sortent de leur bureau avec une solution. Forcément, nous n'avons pas la même analyse et nous voyons bien qu'au-delà d'une solution transitoire, il faut mettre en route des projets à plus long terme. Et puis, nous avons une meilleure connaissance des dispositifs sociaux. Le problème, c'est que lorsque l'élu a dit quelque chose, l'usager a beaucoup de mal à entendre notre point de vue. » Recevant un grand nombre de personnes en difficulté lors de ses permanences, Manuel Vals semble également conscient du problème : « Pour ma part, j'essaie de ne pas empiéter sur le travail de l'assistante sociale. J'ai plutôt un rôle d'écoute et d'aiguillage. » Ce qui n'empêche pas que, de temps à autre, l'équipe du CCAS soit obligée de répondre, toutes affaires cessantes, à la demande d'un conseiller municipal pour tel ou tel administré venu le solliciter. Sans parler des situations où le savoir-faire relationnel des travailleurs sociaux est fortement mis à contribution. Comme dans le cas de cette famille, expulsée de son logement, qui s'était installée avec armes et bagages à l'étage du maire et des adjoints.
Aujourd'hui, au sein du CCAS, l'heure est à la réorganisation. Celle-ci devrait passer, d'abord, par un renforcement structurel de ses liens avec les différents services municipaux (enfance, jeunesse, culture, caisses des écoles) et l'OPHLM. Une collaboration qui, dans les faits, existe déjà en partie. « Que le CCAS soit dans la mairie présente des avantages, notamment dans nos relations avec les services municipaux et en matière de sécurité. L'envers de la médaille c'est que nous sommes'dérangeables" à souhait », souligne l'une des assistantes sociales. Autre projet : le développement d'un partenariat plus intense avec les autres acteurs de l'action sociale (services sociaux du département, CAF...). Un travail qui, là aussi, a déjà commencé, notamment avec les services sociaux du conseil général concernant le RMI. Pour les travailleurs sociaux, cette réorganisation devrait se traduire par une mutation des méthodes de travail. Une évolution d'autant plus nécessaire que l'équipe, qui a souffert récemment d'un certain turn-over, est encore à la recherche de ses marques. « Pour le moment, chacun travaille un peu à sa façon car nous n'avons pas tous les mêmes pratiques. Ce qui pose parfois des problèmes de cohérence de l'intervention auprès des usagers », constate Christine Guillemot. Selon elle, en 1997, une permanence des travailleurs sociaux - qui n'existe pas actuellement -pourrait voir le jour afin de mieux répondre aux situations d'urgence. Par ailleurs, une réflexion devrait s'engager sur la notion d'accompagnement social. « Actuellement, chacun suit ses propres dossiers comme il l'entend, sans limite de temps. Il va falloir repenser le contenu du travail social autour d'objectifs, de projets, d'évaluations... Ce qui nous pousse à ça, c'est le RMI avec la notion de contrat. D'ailleurs, il faut être honnête, compte tenu des moyens dont nous disposons, nous n'avons pas vraiment d'autres possibilités », conclut l'assistante sociale.
Jérôme Vachon
(1) CCAS : Hôtel de ville - 12, boulevard Léon-Feix - 95100 Argenteuil - Tél. 01 34 23 41 00.