« Personne n'a jamais réussi à se passer des CCAS. » Le ton est donné par Alain Darles, historien. Après 200 ans d'existence, les successeurs des bureaux de bienfaisance que sont les centres communaux d'action sociale (CCAS) restent indispensables. Mais ils sont aussi les révélateurs un peu gênants des lacunes de notre système de protection sociale, impuissants à faire disparaître et à soulager la grande pauvreté. Le colloque célébrant le bicentenaire de ces institutions, organisé par l'Union nationale des centres communaux d'action sociale de France (UNCCASF) et l'Association nationale des cadres communaux d'action sociale (ANCCAS), n'a d'ailleurs pas été le lieu d'un bilan satisfait (1). L'heure était plutôt à l'état des lieux et les débats ont révélé une situation de crise.
Comment gérer la massification des problèmes sociaux à l'échelle d'une commune, le CCAS se trouvant en quelque sorte en première ligne ? Comment financer une intervention sociale toujours croissante alors même que la pression fiscale locale atteint ses limites ? Patrick Kanner, président national de l'UNCCASF, rappelle en effet que « si les CCAS restent fidèles à leur mission d'assistance, en tant que dernière bouée de sauvetage du secteur public de l'action sociale, ils refusent l'assistanat et veulent être capables de relever les défis de la prévention, de l'accompagnement social individualisé et de la dépendance des personnes âgées ». Exigeants sur la qualité de leurs services, les élus locaux et les directeurs de CCAS n'en sont pas moins débordés. Telle Marie-Hélène Gillig, adjointe au maire de Strasbourg, qui dénonce « la dérive du discours de proximité qui voudrait que tout soit géré au niveau local, voire au niveau du quartier ».
Le CCAS d'aujourd'hui ressemble plus à une petite entreprise prestataire de services qu'au bureau de bienfaisance distribuant la soupe ou le charbon aux indigents. Le temps n'est plus non plus au bureau d'aide sociale se cantonnant à l'annuelle distribution de colis de Noël. Les municipalités se sont, et ceci avant la décentralisation, emparées de cet outil pour mettre en place de véritables politiques sociales en faveur de la petite enfance, des quartiers en difficulté, des plus démunis. Faut-il rappeler leur rôle précurseur dans la mise en place de revenus minimaux ayant directement inspiré le RMI ? Et si la décentralisation de l'aide et de l'action sociales s'est essentiellement faite au profit du département, la loi particulière du 6 juillet 1986 confère au CCAS, établissement public communal, un rôle d'animation globale et de coordination en matière sociale. Plusieurs études de l'ODAS (2) ont pu ainsi évaluer la croissance et la diversification de l'intervention municipale dans ce domaine. « Il faut aujourd'hui admettre le savoir-faire des villes », insiste Jean-Louis Sanchez, délégué général de l'ODAS, « dans la nécessité où nous sommes de restructurer les réponses sociales afin de répondre à la massification du public et à la crise de la protection sociale ». L'enjeu est de taille et les limites budgétaires d'autant plus mal ressenties. En effet, les CCAS ne possèdent pas de ressources de base qui leur permettent d'assumer la croissance des dépenses obligatoires. Les communes participent aux dépenses d'aide sociale du département (contingent social obligatoire), ce qui représente « un transfert de charges anormal sur les communes », selon l'UNCCASF et l'ANCCAS. En outre, l'émiettement communal (plus de 36 000 communes) ne favorise pas la mise en synergie des moyens et les fortes disparités qui existent entre communes posent le problème de l'égalité d'accès à l'aide et à l'action sociales.
Enfin, les CCAS souffrent d'un problème d'image. Les clichés liés à leur histoire leur collent à la peau. Pour beaucoup, ils sont les survivants de cette assistance désuète - celle des dames patronnesses et des distributions en nature - que les législateurs des années 50-60 ont cherché à faire disparaître sous la notion plus moderne d'aide sociale. « Mal-aimés » du paysage de l'action sociale, « les CCAS sont souvent oubliés, marginalisés dans les projets de loi » et « malgré un statut actualisé, les problèmes majeurs que sont le financement, la coordination et l'intercommunalité ne sont jamais réglés par des textes qui sont chaque fois des textes de compromis », rappelle Alain Darles.
Pourtant leitmotiv de l'action sociale depuis plus de dix ans, le travail en partenariat est encore largement à inventer dans un contexte où prévalent encore des logiques de concurrence et de tension autours d'enjeux politiques et financiers entre communes et départements. Bien sûr des procédures de coordination existent mais les élus et responsables des CCAS s'y sentent peu ou mal intégrés. L'ODAS note que « seule une ville de plus de 30 000 habitants sur deux en moyenne est associée par le conseil général à l'élaboration des schémas gérontologiques ». De même, la procédure qui permet d'associer les communes à la décision d'admission à l'aide sociale n'est utilisée que dans une ville de plus de 30 000 habitants sur dix. Le conseil départemental de l'insertion et de la lutte contre l'exclusion (Codile) (3), sorte de « parlement social départemental » prévu par le projet de loi de cohésion sociale pour coordonner l'ensemble des politiques sociales locales, peut-il être une solution ? Chantal Vacheron, élue et vice-présidente du CCAS de Chatellerault, semble en douter : « Une fois de plus, le Codile va être une instance départementale où les élus communaux ne seront pas présents. On connaît déjà ce genre de coordination :les villes ne siègent pas en séance. Dans le cadre du Fonds de solidarité logement, on est obligé de se déplacer au département et d'entendre les dossiers de toutes les villes ! Pourquoi les représentants des départements ne se déplaceraient-ils pas dans les communes ? » Méfiance à replacer sans doute dans un sentiment général de « rancœur » exprimé par Patrick Kanner vis-à-vis du projet de loi de cohésion sociale qui ignore les CCAS.
Un problème réel de reconnaissance qui rend nécessaire un éclaircissement des rôles via la précision des blocs de compétences et une législation qui donne aux villes les moyens de leur dynamisme. Jean-Louis Sanchez plaide, en outre, pour le développement d'observatoires locaux qui seuls permettraient aux villes et aux départements, en partenariat, de connaître et de traiter les besoins sociaux. Selon lui, il faut également généraliser les pratiques de contractualisation du travail social comme à Rennes ou à Quimper où le département fournit aux communes des postes de travailleurs sociaux qualifiés.
La reconnaissance de l'action sociale communale ne pourra d'ailleurs se passer d'une réflexion sur la qualification des personnels des CCAS. « Au CCAS de Chatellerault, rappelle Chantal Vacheron, ce sont actuellement des agents administratifs de base sans formation spécialisée. Ils peuvent éventuellement bénéficier d'une formation complémentaire mais celle-ci n'est pas assurée par le Centre national de la fonction publique territoriale. »
Face à l'impasse budgétaire, « ne faudrait-il pas réinventer un droit des pauvres moderne qui, en leur apportant des ressources nouvelles, permettrait aux CCAS/CIAS d'assurer la plénitude de leurs compétences obligatoires et de répondre plus globalement aux populations en grande difficulté ? », proposent d'une seule voix les responsables de l'ANCCAS et de l'UNCCASF. Utopique ? Il s'agirait en fait de réhabiliter un équivalent de la taxe sur les spectacles instaurée il y a deux siècles pour financer les tout nouveaux bureaux de bienfaisance. Progressivement tombée en désuétude du temps des bureaux d'aide sociale (à partir de 1953), cette taxe a été définitivement abandonnée en 1978. Selon l'ANCCAS et l'UNCCASF, c'est dans cette lignée que pourrait être prélevé un droit des pauvres sur les dépenses publicitaires et les jeux de hasard dont les recettes sont en hausse malgré la crise. Universitaire spécialiste de l'économie du social, Henri Noguès estime que « si un droit des pauvres est à penser, il faut aussi réfléchir aux notions d'usagers-payeurs et de ressources bénévoles ». Externaliser, s'en remettre au privé ou faire le choix du public en recherchant de nouvelles ressources ? Au-delà de la contrainte financière, les municipalités font des choix politiques qui sont de véritables choix de société.
Mais ces choix relèvent-ils de décisions locales ? Car si, comme le relève Henri Noguès, « le niveau optimal d'intervention est rarement le même que le niveau optimal de financement », le niveau local peut-il être le lieu de définition de politiques sociales globales à la mesure des enjeux actuels ?
Sans que la décentralisation soit remise en cause dans son principe, on peut en effet s'interroger sur ses limites. La notion d'assistance publique est née pendant la Révolution en même temps que l'idée de nation, celle d'assurance obligatoire avec la IIIe République. Il n'y a pas là pure coïncidence. Les politiques sociales ont été un des instruments de la construction de la communauté nationale. Et si la gestion de la solidarité est restée majoritairement décentralisée, la définition de ses principes est devenue « affaire d'Etat ». La crise de l'Etat providence et la décentralisation ont remis en cause le modèle de l'Etat gestionnaire du social. Dès lors les politiques sociales locales peuvent-elles être garantes de la cohésion sociale ? Le sociologue Serge Paugam posait, en 1994, la question du rôle de l'Etat (4) : « Il y a un flou des procédures car l'on confie des missions pratiquement impossibles aux collectivités locales, l'Etat ayant très souvent le beau rôle de contrôle.[...] Il faut que l'Etat, garant de la solidarité sur tout le territoire, réaffirme son rôle à l'échelon local à partir de ses services extérieurs. » Un Etat garant de la solidarité, c'est ce que réclame Marie-Noëlle Lienemann, maire d'Athis-Mons : « Il faut généraliser les enjeux à travers un vrai débat politique - au sens philosophique du terme -sur la question sociale. Je ne crois pas à l'enfermement dans un territoire. Le concept de solidarité doit s'entendre sur un large territoire. Notre système d'aides de plus en plus ciblées devient inopérant. Il faut plutôt redonner quelques droits fondamentaux, par exemple mutualiser le risque logement, et ça, c'est le rôle de l'Etat. » S'il y a lacune, elle ne se situe donc pas au niveau de l'ingénierie sociale locale mais bien au niveau de la production de cadres législatifs clairs et opérationnels. Certains, tel Jean-Pierre Fourcade, président de la commission des affaires sociales du Sénat, brandissent alors le spectre du retour à l'Etat jacobin et réclament encore plus de libertés locales tout en reconnaissant que « la carte des besoins sociaux est inverse à la carte des richesses communales ».
La crise que traversent les CCAS et l'action sociale municipale en général se situe donc aussi au cœur d'un débat au moins aussi ancien que la création des bureaux de bienfaisance. « D'où dérive l'imperfection du régime des secours publics en France si ce n'est de l'absence de règlements généraux qui y établissent un sage concert ? », accuse De Gerando. « Non », répond Louis Gaillard, « le comité communal devrait être plus libre de ses actes [...] Lorsque les communes, débarrassées des entraves de la décentralisation, auront des ressources propres et un budget à leur disposition, elles devront être appelées[...] à organiser leurs moyens d'assistance et à les faire administrer par des comités entièrement libres dans leurs distributions ». Ces propos pourraient aisément avoir eu lieu hier. Ils datent pourtant des années 1840. Il semble qu'il y ait aujourd'hui urgence à en clarifier les termes pour permettre une action concertée et plus efficace contre la précarité et l'exclusion.
Valérie Larmignat
(1) « De la bienfaisance à la solidarité : 200 ans d'action sociale » - 20 décembre 1996 au Sénat - UNCCASF : 7, rue Gabriel-Péri - 59200 Tourcoing - Tél. 03 20 11 34 92 - ANCCAS : 1 bis, place Saint-Similien - BP 48 - 44037 Nantes cedex 01 - Tél. 02 40 99 27 03.
(2) ODAS : 37, boulevard Saint-Michel - 75005 Paris - Tél. 01 44 07 02 52.
(3) Voir ASH n° 1991 du 4-10-96.
(4) Voir ASH n° 1883 du 9-06-94.