Actualités sociales hebdomadaires : La plupart des publics de l'action sociale souffrent aujourd'hui d'exclusion. Est-ce également le cas des personnes handicapées ?
Henri-Jacques Stiker : Si l'on définit l'exclusion comme un double processus de paupérisation - perte ou absence de revenus - et de désaffiliation - isolement et perte de relations sociales -, on ne peut pas dire que, d'une façon générale, les personnes handicapées soient dans ce processus d'exclusion. Il faut bien voir que le système actuel, né de la loi d'orientation de 1975, leur garantit un certain nombre de droits spécifiques :une série d'allocations, un statut de travailleur handicapé, des institutions spécialisées et, depuis la loi de 1987, des moyens liés à l'Agefiph. En outre, sur le plan relationnel, les personnes handicapées et leurs familles font souvent partie d'un tissu associatif extrêmement dense. Bien sûr, elles sont exclues d'un certain nombre d'activités et de lieux publics :transports, salles de spectacle, sports... Mais, encore une fois, pas au sens historique de ce que l'on appelle aujourd'hui l'exclusion. Il faut être clair sur les concepts. Pour moi, il n'existe donc pas de lien de causalité directe entre la déficience et l'exclusion. D'ailleurs, la plupart des grands déficients que je connais ont un minimum de revenus et un certain nombre de droits. Je ne dis pas que c'est suffisant. Et je comprends que le combat des associations se poursuive. Mais les handicapés ne sont pas dans les mêmes processus que ceux qui n'ont plus de liens sociaux parce que la parenté, le logement et le travail leur font défaut. Ceci dit, il est vrai que certaines personnes reconnues comme handicapées sont touchées par l'exclusion, mais dans la mesure où elles souffrent de handicaps liés à d'énormes problèmes sociaux ou relationnels. Ce ne sont d'ailleurs pas, en général, les personnes les plus déficientes mais plutôt celles dont le taux d'invalidité est faible.
ASH : Pour caractériser la situation des personnes handicapées, vous préférez la notion de « liminarité » à celle d'exclusion. Que recouvre-t-elle ?
H.-J. S. : C'est un concept repris d'un anthropologue américain, Robert Murphy, aujourd'hui disparu. Lui-même gravement handicapé, il est parti des effets de seuil que l'on observe dans beaucoup de sociétés, notamment les plus archaïques. Ainsi, pour aller de l'enfance à l'âge adulte, on passe par une période intermédiaire - liminaire - durant laquelle on est hors de l'espace social habituel. Murphy a appliqué cette notion à la situation des personnes handicapées. En effet, pour lui, elles ne sont pas exclues mais pas totalement incluses, pas rejetées mais pas vraiment intégrées non plus. Avec la différence que les personnes handicapées restent dans cette situation liminaire à vie. En clair, sans refuser la déficience, nous n'arrivons pas à l'accepter complètement. C'est pourquoi nous maintenons les personnes handicapées dans un espace intermédiaire. Et c'est pour cette raison qu'elles bénéficient d'un statut qui les protège mais qui les stigmatise également.
ASH : Justement, d'où vient ce statut particulier ?
H.-J. S. : Le champ du handicap s'est trouvé séparé de celui de l'inadaptation, en 1975, avec l'adoption de la loi d'orientation en faveur des personnes handicapées. Auparavant, la notion d'inadaptation recouvrait à peu près tous les types de public : malades, fous, délinquants, déficients, enfants en danger, adultes en difficulté... Or, en 1975, on a fait le choix d'instituer un secteur particulier avec des droits, des moyens financiers et des dispositifs spécifiques.
ASH : Comment s'explique ce choix ?
H.-J. S. : Le caractère permanent de la déficience, et donc la nécessité d'une prise en charge particulière, est une explication souvent avancée par les associations de handicapés et de parents de handicapés. Est-ce que cela justifie pour autant un corps législatif et des dispositifs spécialisés ? Ça a été le choix français qui comporte, il est vrai, beaucoup d'avantages. Autrement, les personnes handicapées connaîtraient probablement de véritables problèmes d'exclusion. Mais il ne faut pas oublier que certains pays privilégient d'autres logiques. Notamment l'Italie qui, en matière d'intégration scolaire des jeunes handicapés, a fait prévaloir une non-discrimination complète. Les enfants vont tous à l'école ordinaire et il n'existe pratiquement plus d'institutions spécialisées telles que nos IME et IMPro... Il ne faut cependant pas mythifier cet exemple, parce que ceux qui ne peuvent vraiment pas bénéficier de cette intégration risquent d'être assez abandonnés. Quel est le meilleur système ? Je ne souhaite pas trancher mais je pense que, dans son principe, la non-discrimination est préférable à la discrimination positive telle que nous la mettons en œuvre. A condition, toutefois, que l'on s'en donne les moyens. Car pour que ça marche et que les personnes handicapées puissent vivre en milieu ordinaire, il faut que celui-ci soit véritablement gorgé de supports et d'aides spécialisées.
Peut-être qu'un jour, les personnes handicapées elles-mêmes pousseront les associations et les pouvoirs publics à aller plus loin dans ce sens. C'est une ambition que pourrait se donner le secteur spécialisé en France. Mais je pense qu'il n'est pas prêt. Il est beaucoup trop sur ses gardes. Il n'a d'ailleurs peut-être pas tout à fait tort, car cette évolution demanderait beaucoup de prudence et de négociations.
ASH : Justement, craignez-vous que certains, jugeant ce secteur privilégié, ne cherchent à le remettre en cause ?
H.-J. S. : Personne n'oserait affirmer que les handicapés sont des privilégiés. Il n'est pas possible de tenir un tel discours même si, marginalement, quelques-uns le pensent mais n'osent pas le dire. Ainsi, on imagine bien certains responsables politiques ou administratifs soutenant cette idée. Ou alors - et je l'ai déjà entendu - des personnes en grande difficulté. Il faut dire que la frontière est devenue mouvante entre handicap et exclusion. Ainsi, les personnes en difficulté qui souffrent d'une légère déficience sont de plus en plus nombreuses à vouloir être reconnues en tant que « travailleur handicapé » par la Cotorep. Elles ont bien perçu que ce statut est plus protecteur que celui de simple chômeur. De cette façon, on voit des gens admis dans les CAT qui ne l'auraient pas été dans une période d'emploi plus facile.
ASH : Mais cela ne risque-t-il pas de légitimer la notion très contestée de handicap social ?
H.-J. S. : Il ne faut pas oublier que le terme « handicap social » figure dans le code du travail. Il faut se rappeler aussi que dans les années 1974-1975, le débat a été très vif pour savoir si on allait englober la déficience dans un champ plus vaste, issu du secteur de l'inadaptation et organisé autour de cette idée de handicap social. Les comptes rendus des débats parlementaires de l'époque montrent que les députés ont beaucoup hésité sur cette question, voire se sont contredits. A-t-on intérêt, aujourd'hui, à revenir à cette notion ? Je ne le crois pas. Il vaut mieux préserver le dispositif spécialisé actuel pour qu'il continue à protéger les personnes. Si on le faisait craquer, beaucoup de gens en pâtiraient. Il faut donc être très prudent.
D'ailleurs, pour moi, le problème est ailleurs. En premier lieu, est-ce que le secteur du handicap ne peut pas servir de laboratoire pour des dispositifs sociaux destinés à d'autres populations en difficulté ? Je ne parle évidemment pas d'une transposition pure et simple... Mais le fait, par exemple, de mettre en place une allocation du type AAH élargie rejoint l'idée, fort discutée mais défendue par certains, d'une allocation minimum ou d'un revenu d'existence. Il s'agirait ainsi, au-delà du RMI, d'assurer à tous un minimum vital, faible, peut-être, mais qui aurait le mérite d'exister. Seconde interrogation : est-ce que les grands changements sociaux à l'œuvre ne vont pas remodifier le statut particulier des personnes handicapées ? Ainsi, dans le contexte actuel de crise de la protection sociale et avec les évolutions qui se profilent à l'horizon dans le domaine du travail - réduction du temps de travail, répartition différente de l'activité au long de la vie... -, sera-t-il possible de préserver un secteur spécifique et assez protégé ?Peut-être réintégrera-t-on alors les personnes handicapées dans des systèmes plus communs. Ça ne m'étonnerait pas que ça arrive un jour et que les lois de 1975 et de 1987 ne restent pas en l'état. Ces changements de société pourraient amener à remettre en cause, peut-être pas les droits fondamentaux, mais au moins la façon de les honorer, les montants, les modalités...
ASH : Par exemple ?
H.-J. S. : Imaginons - c'est une hypothèse - que l'on instaure un minimum vital ou un revenu d'existence, il n'y aura plus de raison de maintenir l'AAH. Les personnes handicapées rejoindraient alors les dispositions communes. Imaginons, également, que la sécurité sociale ne veuille plus prendre en charge les conséquences d'un certain nombre de maladies ou d'accidents. Par exemple - ça n'est pas complètement farfelu -, qu'elle supprime les centres de rééducation professionnels pour personnes handicapées. Celles-ci seraient alors ramenées à la situation moins confortable de chômeurs en formation. Ça peut arriver même si, à mon avis, ça ne sera pas la conséquence d'une décision lucide et assumée par les pouvoirs publics mais plutôt le résultat de processus sociaux qui risquent, à terme, d'aboutir à des changements, certains favorables, d'autres défavorables aux personnes handicapées.
ASH : Face à ces évolutions, comment peuvent réagir les associations ?
H.-J. S. : Je crois qu'elles resteront cantonnées à des positions défensives. Essentiellement parce qu'elles sont prises dans une logique de gestion avec un parc immobilier formidable, des milliers de salariés, la pression des familles... Elles ont donc tendance à toujours grandir et à se reproduire sur les modèles anciens. Il est vrai que, pour l'heure, il manque encore des places dans les institutions spécialisées. Aussi, je ne crois pas qu'elles puissent oser proposer des innovations ou prévenir les évolutions en cours. Mais, après tout, qui sait si les responsables de l'APF ou de l'Unapei ne sont pas capables d'envisager une grande politique sociale ? Les associations ne sont d'ailleurs pas fermées. Elles dialoguent avec les pouvoirs publics et font des expériences. Mais elles ont aussi des freins importants. Cependant, j'imagine que viendra un moment où les institutions spécialisées devront s'arrêter de grossir et de se multiplier. Sans toutefois disparaître car il y aura toujours des personnes qui ne pourront pas être intégrées. Il n'y a qu'à voir les grands polyhandicapés qui sont incapables de vivre en milieu ordinaire.
ASH : En conclusion, quel avenir voyez-vous pour le secteur du handicap en France ?
H.-J. S. : Je ne peux pas lire dans le marc de café. Mais, en tant qu'historien, je ne vois pas pourquoi, compte tenu d'une société en plein bouleversement, on resterait durant des décennies, voire des siècles, sur un système donné. A un moment, il faudra bien passer à d'autres concepts, à une autre donne sociale. Ce qui ne veut pas dire qu'elle sera meilleure que la précédente. Simplement différente. Alors autant anticiper et essayer de ne pas rester sur des positions qui, un jour ou l'autre, seront intenables. Encore une fois, les institutions actuelles ont beaucoup de mal à faire cette démarche. Et, à mon avis, ça se fera sous la contrainte d'évolutions sociales inévitables.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
(1) Directeur de recherches à Paris-VII (anthropologie historique de l'infirmité), Henri-Jacques Stiker a également longtemps travaillé à Ladapt puis à l'Agefiph. Auteur de plusieurs articles et ouvrages théoriques, il est, par ailleurs, président d'Alter, une société internationale s'occupant de l'histoire de l'inadaptation et du handicap.