« On voit, de plus en plus, de gens qui n'ont rien. Hier, en partant, une personne en situation irrégulière, m'a même demandé un ticket de métro. Il s'agit de personnes, souvent jeunes (moins de 30 ans), hébergées de droite à gauche et qui arrivent à l'hôpital, en catastrophe, par le biais des urgences... Le terme de précarité est faible. C'est le néant », témoigne Claudine Maurey-Forquy, présidente de la délégation nationale de l'Association européenne des assistants sociaux hospitaliers et de la santé (AEASHS) et responsable du service social enfants malades à l'hôpital Necker. Devenu pour les populations les plus marginalisées parfois l'ultime contact avec un service public, l'hôpital est bien forcé de quitter son hypertechnicité pour renouer avec sa fonction sociale traditionnelle d'accueil de tous les publics. Et de redécouvrir, après l'avoir longtemps laissé dans l'ombre, le service social hospitalier. Etant entendu, comme l'ont rappelé les professionnels (1), que celui-ci n'a pas attendu les injonctions des politiques pour s'inscrire dans la lutte contre l'exclusion. « Faisant un lien constant entre l'intra et l'extra-muros, il a toujours été au carrefour des solidarités », rappelle ainsi Claude-Marie Laedlein-Greilsammer, coordinatrice du service social des hôpitaux de Strasbourg. « Mais, jusque dans les années 75, tel Monsieur Jourdain, les assistants sociaux hospitaliers faisaient de la solidarité sans le savoir, sans publicité et souvent avec une certaine efficacité. Or, depuis que la misère est là, les solidarités ne vont plus d'elles-mêmes. »
Il est évident qu'en raison même de la complexité des problèmes rencontrés par les patients (dont beaucoup n'ont aucune couverture sociale), mais également de la difficulté parfois de trouver des relais à l'extérieur (quand les postes de polyvalence de secteur sont eux-mêmes à découvert) ou encore du développement de pathologies lourdes comme le sida, l'action du service social dépend de plus en plus de son inscription dans un réseau d'acteurs. « Auparavant, on avait nos propres contacts et on travaillait de façon ponctuelle avec quelques associations. Alors qu'aujourd'hui on est vraiment dans le partenariat, même si le terme est un peu galvaudé. On monte des projets avec des acteurs clairement identifiés et les collaborations sont formalisées », analyse Claudine Maurey-Forquy. D'où une évolution des pratiques professionnelles face à la nécessité de concilier travail individuel et collectif. Et, inévitablement, des questionnements éthiques sur le sens même du partenariat (ne s'agit-il que de colmater des brèches ?) et la cohérence des multiples intervenants afin de préserver l'intérêt des usagers.
Là où les professionnels sont en première ligne, c'est au niveau de l'accès aux soins. Et s'ils ont pu s'interroger sur les effets pervers des cellules administratives d'accueil pour les plus défavorisés, encouragées par les circulaires de 1993 et 1995 (2), « nul doute qu'ils ont là une place à prendre pour éviter justement un service social à deux vitesses et enclencher une réelle dynamique d'insertion », défend Nadine Perrié, coordinatrice de l'action sociale au CHU de Bordeaux. Lequel a ouvert, en 1995, un dispositif d'accès aux soins : le centre d'Albret (3). Ici, dès le départ, a-t-on voulu dépasser les seuls droits aux soins. La cellule d'accueil est finalement le prétexte, à partir d'une écoute médicale et sociale, à identifier, derrière « la demande parfois confuse des personnes », l'enchevêtrement des difficultés administratives, familiales, sociales, professionnelles, psychologiques, afin d'apporter une réponse globale. « Ce qui n'est possible que grâce à l'inscription du centre dans un vaste réseau de partenaires (médecins, services sociaux, CHRS, ANPE...) », précise Nadine Perrié. Cette coopération interdisciplinaire ayant, en outre, l'intérêt d'être « une force de frappe » pour bousculer les pratiques administratives et débloquer certaines situations. C'est ainsi que le centre a des référents nommément identifiés dans les CCAS et les CPAM. Et qu'il a obtenu, de la préfecture, d'être lieu d'élection de domicile, ce qui n'avait pas pu être négocié pour chaque assistant social hospitalier. Ce partenariat porte également ses fruits : pour les 734 personnes accueillies en un an - dont 33 % ont moins de 25 ans, 50 % aucune ressource et 48 % aucune couverture sociale -, on arrive en général à régler les problèmes administratifs et entamer des démarches d'insertion par la santé, le logement... Même si le plus difficile reste l'entrée dans la vie professionnelle. « Néanmoins, nous ne sommes pas totalement satisfaits. Finalement, comme Bordeaux n'a pas de carte de santé, on ouvre des droits pour des périodes transitoires. Mais on a du mal à réenclencher une dynamique chez ces personnes très précarisées. Beaucoup, dès la fin de leurs droits, retombent et reviennent au centre après des mois de galère. Tout est, alors, à recommencer », déplore l'assistante sociale. Si une certaine fidélisation des publics est nécessaire pour s'adapter à leur rythme, comment éviter néanmoins une certaine chronicisation du dispositif ?
C'est, entre autres, pour prévenir ce type de ruptures que Sylvette Andries, chargée depuis un an de l'accès aux soins des plus démunis au centre hospitalier intercommunal de Montfermeil, a orienté sa mission sur l'information (4). Elle a ainsi fait le choix, outre ses permanences à l'hôpital, d'aller rencontrer, dans les quartiers, les associations ou services sociaux en contact avec les publics fragilisés. C'est ainsi qu'elle a pu monter des réunions d'information sur l'accès et le maintien des droits aux soins avec les bénévoles et les permanents d'une association de femmes-relais ou qu'elle intervient, le soir, dans certains CHRS... « Ce qui permet de briser certaines réticences face à l'hôpital. Du fait qu'ils savent qu'ils ont une couverture sociale à 100 %, les gens ne craignent plus de venir aux consultations. Et n'attendent plus d'être pris en charge par le biais des urgences », constate-t-elle. Cette présence sur le terrain lui permettant aussi d'être alertée quand quelqu'un risque d'être en rupture de droits... « Je suis là pour accompagner les personnes et les aider à combattre les lenteurs administratives, tracasseries, refus... », souligne-t-elle. Regrettant, pourtant que, faute de moyens, la gratuité des consultations médicales et des médicaments ne puisse pas être assurée. Si, pour les premières, elle a pu négocier avec les services administratifs pour que les factures soient mises en attente, le temps de récupérer les droits, elle doit néanmoins renvoyer les patients sur Médecins du monde pour qu'ils puissent accéder à leurs traitements.
Cette ouverture obligée du service social hospitalier sur l'extérieur impose bien évidemment une clarification des zones de compétences respectives des différents partenaires. Et réactive, notamment, les tensions entre bénévolat et travail social. « Dans des situations très difficiles, comme les prises en charge liées au sida, la complémentarité avec les associations est nécessaire. Mais c'est difficile, car parfois, les bénévoles ont tendance à se situer dans l'urgence et court-circuitent le projet qu'on a pu monter avec les familles », raconte Claudine Maurey-Forquy. C'est le cas notamment lorsque certaines associations veulent proposer immédiatement des familles d'accueil pour accueillir les enfants dont les parents sont malades, alors que les familles ont un désir autre. Sans compter les problèmes liés au secret professionnel, comme ce bénévole qui, voulant régler les dettes de loyer directement avec le propriétaire, s'est clairement annoncé comme association de lutte contre le sida... « Cette collaboration renforcée avec les bénévoles nous oblige à revisiter notre déontologie et nous interroger sur nos valeurs », reconnaît Claudine Huët, responsable du service social à l'hôpital Jean Verdier à Bondy. « Il nous est arrivé ainsi de devoir interrompre notre intervention avec une femme-relais qui accompagnait une femme victime de violences conjugales. Trop impliquée dans la relation, elle n'arrivait plus à poser les limites de son action et à renvoyer immédiatement sur le professionnel compétent. » D'où l'importance, selon elle, que les bénévoles aient une formation adaptée à l'accompagnement.
Mais au-delà de ces problèmes de frontières, le renforcement du partenariat renvoie à d'autres interrogations. Comme celle de la disponibilité des professionnels pour se rendre aux divers réunions et comités de pilotage qu'impliquent des collaborations très formalisées. Et là, les situations sont extrêmement variables d'un hôpital à l'autre. « Le paradoxe, c'est que de plus en plus sollicitée par la mise en place de programmes d'action au niveau d'un quartier (formation de femmes-relais) ou du département, je ne peux plus monter de projets en interne. Pourtant, là aussi les situations sont de plus en plus lourdes », déplore pour sa part Claudine Huët. Laquelle, en tant que cadre socio-éducatif, ne bénéficie pas, contrairement à d'autres collègues, de décharge de service.
Par ailleurs, d'autres professionnels s'inquiètent d'une rigidification des pratiques. « On a l'impression que maintenant, il faut monter des réseaux pour tout. Tout doit être formalisé et budgété. C'est vrai que pour un certain nombre d'actions, c'est indispensable », reconnaît Dominique Burre-Cassou, assistante sociale chef à l'hôpital Ambroise Paré à Boulogne-Billancourt, citant pour exemple la participation de son établissement à la mise en place d'un réseau gérontologique sur la ville. Mais qu'en est-il des risques de créer des filières et de catégoriser les publics ? « Paradoxalement, en raison du développement des réseaux ville-hôpital, on trouve plus facilement une solution pour le malade mental s'il est touché par le sida », relève cette responsable. Car il est bien évident que la création de réseaux ne doit pas tuer la réponse individuelle, au cas par cas, adaptée à la situation et au désir de l'usager. Celui-ci restant, à l'évidence, au premier rang des partenaires de l'intervention sociale.
Isabelle Sarazin
Illustration de cette inscription du service social hospitalier dans l'ouverture de l'hôpital sur la cité, l'expérience menée par l'unité fonctionnelle de resocialisation et de réinsertion socioprofessionnelle du CHRU de Nantes. Créée en 1983 par un psychiatre, celle-ci vise à réinsérer durablement en milieu ordinaire les malades mentaux et éviter ainsi des réhospitalisations successives. Afin de joindre le soin, la réadaptation et l'insertion, une association, l'APAIS (5), a été créée, en centre ville, articulant du personnel soignant de l'hôpital, des moniteurs techniques et un chargé d'orientation professionnelle. Objectif :permettre, non plus à des malades, mais à des stagiaires, d'acquérir une formation (espaces verts, cuisine, maintenance de bâtiment) et d'affronter le monde de l'entreprise. C'est dans ce cadre que l'assistante sociale hospitalière, Jacqueline Touminet, assure des vacations pour animer des groupes de technique de recherche d'emploi, organiser des visites d'entreprise ou des soirées avec les employeurs. Chaque année, ainsi, 35 % des stagiaires sont insérés en milieu ordinaire de travail. Des résultats dus à une pluridisciplinarité « indispensable, explique Jacqueline Touminet .Car nous ne sommes jamais assez nombreux, ni assez différents, pour tenter de décrypter les messages, les souffrances, les silences des malades mentaux ». Même si ce partenariat demeure fragile en raison des incertitudes financières qui hypothèquent chaque année l'avenir de l'association.
(1) Lors de leur colloque « Le service social hospitalier au carrefour des solidarités » - 22 novembre 1996 - Délégation nationale de l'AEASHS : Hôpital Necker-Enfants malades - 149, rue de Sèvres - 75015 Paris - Tél. 01 44 49 47 79.
(2) Et dont le développement est encouragé par l'avant-projet de loi de cohésion sociale - Voir ASH n° 1991 du 4-10-96.
(3) Centre d'Albret : 86, cours d'Albret - 33000 Bordeaux - Tél. 05 56 79 56 79.
(4) Centre hospitalier de Montfermeil : 10, rue du Général-Leclerc - 93370 Montfermeil - Tél. 01 41 70 80 00.
(5) Association psychothérapeutique d'aide à l'insertion socioprofessionnelle - CHRU Saint-Jacques (service de psychiatrie 1 du Dr Thobie) : 85, rue Saint-Jacques - 44035 Nantes cedex 01 - Tél. 02 40 08 33 33.