En 1995, la Commission européenne avait, dans un Livre blanc (1), conclu à l'existence d'un véritable gisement de services de proximité, déterminant pour l'avenir des modes de vie en Europe, et prolongé ses investigations par une étude sur les initiatives locales de développement et d'emploi autour des services de la vie quotidienne, de l'amélioration du cadre de vie, de la culture et des loisirs et de l'environnement. En 1996, elle a voulu en tirer un bilan économique et social, réalisé sous la houlette du spécialiste français, le sociologue Jean-Louis Laville (2), et de Laurent Gardin, à partir d'un réseau français et étranger. Volontairement, et parce que « le taux d'échec des projets semble important », l'étude ne s'est intéressée qu'aux initiatives qui ont réussi à se pérenniser en Grande-Bretagne, en Italie, en Allemagne et en France, pour tirer les leçons du succès.
L'ensemble des projets se situe résolument dans la sphère des services relationnels, c'est-à-dire fondés sur l'interaction directe entre le prestataire et l'usager, loin donc des services standardisables (banques, assurances, télécommunications, etc.) pouvant générer des gains de productivité importants. Ils ne concernent pas, non plus, seulement des services collectifs (du type de ceux rendus par exemple par les régies de quartier en France), mais aussi des services individuels « quasi collectifs » dont la collectivité retire un bénéfice : que ce soit, par exemple, l'accueil des enfants pour rendre compatible vie familiale et vie professionnelle, en Allemagne, l'accompagnement des malades du sida ou les services à domicile pour personnes âgées, en Italie. A ce titre, précisent d'entrée de jeu les chercheurs, ces initiatives intègrent à la création d'emplois des objectifs de cohésion sociale et de participation citoyenne.
A quels types de porteurs de projet a-t-on affaire chez nos voisins ? Très souvent, ils s'appuient sur un réseau social qui regroupe des acteurs d'origines diverses : des professionnels qui jouent le rôle de médiateurs. La coopérative de services à domicile pour personnes âgées et handicapées à Walsall (West Midlands, Angleterre) a pu facilement démarrer parce qu'elle correspondait aux vœux d'un fonctionnaire des services sociaux de la ville. A l'initiative d'une fédération de coopératives de Brescia (Lombardie, Italie) et d'une infirmière intervenante en toxicomanie et en prison s'est créée, en 1990, Myosotis, une structure non médicalisée d'accueil et d'accompagnement des malades du sida en phase terminale. Puis, autour d'elle, se sont mobilisés associations de professionnels, pouvoirs publics et structures hospitalières. « Ce qui a compté, ne se lasse pas de répéter Piera Morandini, directrice de cet accueil qui compte aujourd'hui huit permanents et une vingtaine de bénévoles, c'est la motivation des promoteurs ». Les difficultés institutionnelles, financières pour lancer le projet ? « Nous étions décidés coûte que coûte à prendre en compte la souffrance de ces malades. Si l'on est déterminé, on atteint forcément son but ! », livre pour seule recette la directrice, alors que la structure s'est bâtie sur des cautions personnelles sans aucune subvention de démarrage. Depuis, elle est conventionnée avec la sécurité sociale, son prix de journée étant inférieur à celui d'une structure hospitalière.
Mais le réseau n'est pas tout : souvent l'entrepreneur qui catalyse les énergies et fédère le projet tente aussi de faire avancer la démocratie locale à travers l'activité économique, constatent les chercheurs. Ce type « d'entrepreneur social et civique » est incarné en Allemagne par Gisela Erler, une sociologue, militante politique, qui a longtemps travaillé sur la situation des femmes, écartelées entre vie professionnelle et vie familiale. La tradition à l'Ouest, assise par l'incitation fiscale, veut que la femme s'occupe de ses enfants et, de surcroît, ne loue pas les services d'une autre femme pour cela. La réunification de l'Allemagne a bouleversé certains schémas et permis à cette convaincue de fonder l'entreprise Kinderbüro (Munich) en 1992. Intermédiaire entre les familles demandeuses de personnel pour garder leurs enfants et les femmes, Kinderbüro les sélectionne et se charge de les mettre en relation.
2 000 familles, 1 000 salariées et 2 500 enfants bénéficient de ses services dans 10 villes différentes aujourd'hui. Originalité : cette entrepreneuse s'est assurée le partenariat de 50 directions et comités de grandes entreprises (BMW, Siemens, Lufthansa...) qui financent en partie la prestation pour leurs employées... cadres surtout. Parcours long et difficile, n'hésite pas à dire la fondatrice (entre six mois et un an de négociation avec chaque entreprise), qui garde cependant l'espoir de contractualiser dans un proche avenir avec les collectivités locales.
En Europe, comme en France, la question des investissements et de leur financement pâtit d'un même cliché : celui d'un bricolage qui serait suffisant pour le type d'activités produites.
Or, poursuivent les auteurs de l'étude, « c'est bien la pertinence de l'investissement réalisé qui conditionne la qualité des services et la professionnalisation des emplois créés ». Toute la difficulté résidant dans la comptabilisation des investissements immatériels, les plus importants, c'est-à-dire à la fois la disponibilité des promoteurs, les études de besoins, la formation et l'accompagnement. Quant aux investissements matériels, ils dépendent de l'activité engagée, du profil des promoteurs et du degré de reconnaissance par les pouvoirs publics. Signe d'un cercle vicieux qui explique en partie la stagnation, ici et ailleurs, de ce type de démarches.
Les formes d'institutionnalisation sont, par la suite, variées : si Kinderbüro est une entreprise commerciale à but lucratif, on trouve aussi en Allemagne des entreprises publiques locales qui gèrent des activités non rentables d'insertion, avec notamment des chômeurs de longue durée. Une troisième formule tend aussi à se développer en Europe :l'entreprise sociale (coopératives sociales, entreprises communautaires ou solidaires) mixant ressources marchandes, non marchandes et non monétaires, conçue « comme un mode permanent de gestion équilibrée ».
Des trajectoires qui traduisent l'incertitude stratégique dans laquelle se trouvent ces services pour consolider leurs assises : soit assurer leur viabilité et opter pour la logique économique, soit poursuivre sur leur lancée dans la complexité. Avec, de l'autre côté du gué, des partenaires publics qui s'interrogent sur la légitimité de financer des projets qui glissent vers une logique marchande et des partenaires privés qui se demandent s'il s'agit d'interlocuteurs « normaux » justifiant un investissement...
Professionnels, ces services ? « Regardez notre chiffre d'affaires », s'écrie le directeur de la Fraternità, coopérative sociale chargée de l'insertion sociale et professionnelle de jeunes près de Brescia. « Nous sommes compétitifs, nous avons des marchés en répondant à des appels d'offres. C'est la meilleure réponse. » A condition de jouer à la fois sur le recrutement, la médiation entre intervenants et usagers et la formation. A Myosotis, les professionnels doivent être formés aux soins pour accueillir les malades du sida mais les capacités relationnelles sont tout aussi importantes. La formation est un souci permanent dans toutes les structures visitées. Mais faute d'un marché de l'offre adapté, elle se déroule souvent en interne en situation de travail. A Paisley, en Ecosse, Fergulsie Park, entreprise sans but lucratif, travaille à la réhabilitation d'un quartier en mettant l'accent sur la mise en binôme des forts et des faibles, à partir des atouts et des handicaps des habitants.
Globalement, les initiatives qui marchent hors de nos frontières restent tout de même bien fragiles. Surtout si l'on examine de plus près les conséquences des politiques d'abaissement du coût du travail (en Grande-Bretagne et en Italie notamment), le large recours au bénévolat et la confusion avec les mesures de traitement social du chômage en France et en Allemagne conduisant à les assimiler à ces initiatives. Il faut donc, conclut l'équipe du CRIDA, se hâter de clarifier les règles du jeu avec les partenaires institutionnels. La Commission européenne pourra-t-elle et voudra-t-elle y contribuer ?
Dominique Lallemand
La région Nord-Pas-de-Calais (3), première du genre, a adopté le 8 juillet 1996 un programme ambitieux de développement des services de proximité. « Nous voulons rompre avec la logique des petits boulots et de'l'insertionnel " :créer de vrais emplois avec une vraie protection sociale ce qui exige qualification et compétences », explique Guy Hascoët, vice-président du conseil régional, chargé de l'activité économique, de l'emploi et de la solidarité. « Il faut démocratiser l'initiative économique. » D'où l'idée de mettre en place un cadre au sein duquel puissent se structurer l'offre et la demande, favoriser la solvabilisation par une mutualisation des financements et des services en s'appuyant sur des réseaux d'acteurs locaux. Principaux domaines d'intervention : aide à domicile, culture et loisirs, sports, environnement, tourisme. Doté d'environ 15 MF pour 1997, ce programme comprend des mesures précises et chiffrées destinées au secteur associatif et aux porteurs de projet. Il concerne notamment les aides financières pour l'assistance et l'aide au démarrage, la professionnalisation et le développement des services. Coup de pouce significatif, un pôle de compétence régional est en train de se développer dans ce cadre pour développer l'accueil des jeunes enfants. Un collectif de quatre associations (4), Enfance et développement, a décidé, compte tenu du sous-équipement régional, de faciliter le développement ou l'adaptation de lieux d'accueil qui conjugueraient sur un quartier réponse à un besoin, prévention sociale, participation des habitants et accompagnement qualifiant. Le programme régional leur permet de proposer étude de faisabilité et aide au montage de projets, actions de formation pour ouvrir les personnels petite enfance à la dimension sociale de leur métier, et formation qualifiante à partir de l'expérience des habitants. Avec le projet de mettre en place des formations en alternance, peu pratiquées, avec les centres de formation de la région.
(1) Les initiatives locales de développement et d'emploi - Enquête dans l'Union européenne - Bruxelles - Mars 1995.
(2) Les résultats de cette étude ainsi que le programme Nord-Pas-de-Calais étaient présentés les 5 et 6 décembre 1996 à Lille. Renseignements et coordonnées des expériences étrangères : CRIDA - 76, rue Pouchet - 75017 Paris - Tél. 01 42 29 93 25 - Voir ASH n° 1941 du 22-09-95.
(3) Conseil régional - Mission développement des services de proximité : Tél. 03 28 82 75 69. Voir ASH n° 1986 du 30-08-96.
(4) Colline (collectif intercrèches Nord), Innov'enfance, le Giepp (économie solidaire) et l'Acepp (crèches parentales) : Tél. 03 20 45 08 41 ou 03 20 30 98 25.