« Face aux atteintes aux droits de l'Homme dont nous sommes les témoins dans les domaines du logement, des papiers, du travail, nous avons le devoir de nous indigner et de dénoncer l'inacceptable. » C'est un cri du cœur qu'a lancé Christine Garcette, vice-présidente de l'Association nationale des assistants de service social (ANAS) (1), aux professionnels réunis en congrès national, fin novembre, à Metz (2). « J'ai parfois l'impression, a-t-elle poursuivi, que nous avons tellement entériné le devoi r de taire ce qui nous a été confié que nous oublions celui de parler, [...] de faire remonter auprès des institutions et des pouvoirs publics la nécessité d'intervenir de façon collective pour améliorer le quotidien de tous.[...] En tant que travailleurs sociaux, nous sommes en première ligne pour constater et pour lutter contre tous ces manquements aux droits de l'Homme. »
Après l'appel lancé par des chercheurs en décembre 1995 (3), invitant les travailleurs sociaux à « prendre la parole » et à témoigner pour « les plus fragiles et les plus démunis », l'ANAS tire donc à son tour le signal d'alarme, plaidant en faveur d'un véritable « devoir de vigilance » et même « d'indignation » des travailleurs sociaux. Un discours qui, reconnaît-on au sein de l'association, tranche avec les positions « essentiellement défensives » qui ont longtemps été celles de l'ANAS. « Notre intérêt pour cette question ne date cependant pas d'hier », précise Carole Dane, sa présidente, rappelant la condamnation par l'association, en mai 1956, de la participation des assistantes sociales aux opérations de maintien de l'ordre alors menées en Algérie (4).
Si la situation de l'Algérie des années de guerre n'est évidemment pas comparable avec celle de la France contemporaine, les assistants de service social sont cependant nombreux à s'interroger et à exprimer leur désarroi, parfois leur colère, face aux atteintes aux droits fondamentaux qu'ils constatent quotidiennement sur le terrain. « Pour les chômeurs, le droit au travail n'est pas respecté. Combien de personnes sont sans logement ? Et pour l'accès aux soins c'est la même chose ! Quand, pour un problème d'emploi on constitue un dossier RMI, est-ce qu'on répond au problème posé ? Certainement pas. Pour les professionnels qui se donnent la peine de prendre de la hauteur par rapport à leur quotidien, cette question des droits de l'Homme est aujourd'hui un véritable sujet de préoccupation », s'impatiente Marie-Paule Bir-Maraval, conseillère technique au ministère de la Défense et responsable de l'ANAS pour la Moselle.
Certains estiment, d'ailleurs, que les travailleurs sociaux doivent commencer par s'interroger sur leurs propres pratiques. « Actuellement, il est très difficile d'être en accord avec son éthique dans sa pratique professionnelle », observe ainsi Yvette Rolin, directrice d'un CHRS en Moselle. « Par exemple, de quel droit pouvons-nous accepter ou refuser une personne qui demande à être hébergée en CHRS ?Dès que l'on se pose des questions, on s'aperçoit que nos pratiques, même quand elles nous paraissent justifiées et pertinentes, sont souvent en opposition avec les droits de l'Homme et les libertés publiques. » Un point de vue qui fait écho à celui de Christine Garcette. « Nous avons une nécessité de vigilance accrue parce qu'emportés par l'urgence ou la complexité des tâches, nous risquons de ne plus garder en tête le droit de l'usager. Celui-ci est-il vraiment considéré comme une personne dans l'intervention qu'on me demande de faire ? Et en quoi, par mon action, est-ce que je risque d'être moi-même en contradiction avec les droits de l'Homme que je défends par ailleurs ? »
Reste que les assistants sociaux n'entendent pas assumer seuls cette responsabilité. Et certains d'entre eux n'hésitent pas à dénoncer l'attitude d'employeurs qui, expliquent-ils, imposent des modes de fonctionnement parfois contraires aux droits des personnes. « Je suis très surprise de toutes les dérives que je constate dans les pratiques courantes au sein du conseil général. A ce niveau-là, c'est une confrontation quotidienne », déplore ainsi une assistante sociale, contractuelle dans un service social départemental. « On nous impose des modes de fonctionnement qui sont parfois hors la loi », s'insurge une autre professionnelle, travaillant pour le ministère de la Défense. Une indignation partagée par une consœur à qui son employeur - un conseil général - a demandé de vérifier la validité de certains mariages qu'il soupçonne d'être « blancs ». « Ça n'est pas notre rôle et on sait qu'on ne le fera pas. Mais comment répondre ? », s'interroge-t-elle, désemparée. Autre exemple : celui de la stérilisation des personnes handicapées (5). Un problème auquel s'est heurtée Christine Portenseigne, membre du comité ANAS de Moselle. « Que fait-on dans ce cas-là face à un employeur et à des parents ? Soit on s'exécute sans rien dire. Soit on rappelle que les personnes handicapées ont, elles aussi, droit au respect et que d'autres moyens sont envisageables. Le problème c'est de savoir si j'accepte de faire quelque chose qui me dérange ou si j'exprime mon désaccord et, éventuellement, je m'en vais. »
Pour Dominique Ecrement, conseiller technique en travail social à la DRASS d'Alsace, la réponse se situe d'abord au niveau du droit. Son credo : « Soyons attentifs aux droits et nos pratiques seront revisitées. » En effet, rappelle-t-il, « les droits de l'Homme relèvent d'une conception philosophique, les libertés publiques et les droits fondamentaux d'un cadre juridique qui s'impose autant à nous qu'à nos employeurs. Et si on ne connaît pas ce cadre, il ne peut pas y avoir de dialogue avec les pouvoirs publics et les élus. On est sous influence ». En outre, insiste-t-il, le recours au droit est une question de stratégie. Ainsi, en cas de demande ou d'instruction manifestement abusive émanant d'un employeur ou d'un service officiel, il conseille de s'appuyer sur les textes, quitte à faire de l'excès de zèle. « Il suffit, parfois, de demander sur quelle loi ou quel décret s'appuie telle décision ou telle formalité pour voir celle-ci enterrée », s'amuse-t-il.
Les choses ne sont, évidemment, pas toujours aussi simples. Et la lutte bien souvent inégale pour un travailleur social isolé, face aux puissantes logiques institutionnelle et administrative. Dans ces conditions, et lorsque l'injustice est vraiment manifeste, peut-il revendiquer un droit à la désobéissance ? « Oui, répond Dominique Ecrement, mais seulement sous certaines conditions et en sachant que, même s'il est dans son bon droit, les conséquences peuvent être douloureuses. » Cas de figure -certes particulier mais symbolique - évoqué à plusieurs reprises à Metz : celui des travailleurs sociaux toulonnais [NDLR :municipalité Front national]. « Dès lors que la tolérance n'est plus respectée, je trouve que les travailleurs sociaux ont la légitimité de dire qu'ils ne sont pas d'accord. Mais il ne faut pas que leur parole soit récupérée », répond Christine Garcette, interrogée à ce sujet. « Je ne connais pas exactement la situation de Toulon. Mais je pense que la tâche immédiate d'un travailleur social dans cette ville, c'est d'organiser la résistance. Parce qu'il n'y a pas d'assistance sociale dans l'indignité, le fascisme et l'exclusion », martèle, pour sa part, Miguel Benasayag, psychanalyste et philosophe.
C'est parfois à la loi elle-même, et aux difficultés qu'elle génère, que se heurtent les travailleurs sociaux. Confrontée aux lois Pasqua sur l'accueil et le séjour des étrangers en France, Yvette Rolin a ainsi décidé, en accord avec son association, de continuer à accueillir des personnes en situation irrégulière dans son CHRS. « J'ai fait le choix d'accepter d'aller en prison si, sur ce point, mes missions entrent en conflit avec les textes », s'enflamme-t-elle. Un propos qu'elle nuance aussitôt, estimant que, malgré tout, on ne peut pas être hors la loi. « Toutefois, dans la mesure où je pense que celle-ci est en désaccord avec les droits de l'Homme, je milite avec d'autres pour la faire changer. Sinon je deviendrai folle. »
C'est d'ailleurs la nécessité d'une action collective qui ressort, au final, du congrès de l'ANAS. « A un certain moment, il faut dire les choses collectivement pour que l'on entende un peu plus la parole des travailleurs sociaux lorsqu'il y a un manquement aux droits de l'Homme. Si l'on en reste à un niveau individuel, ça n'est pas suffisant. C'est pourquoi il est important que des associations comme la nôtre puissent servir de relais », souligne Christine Garcette. Une nécessité qui se heurte, pourtant, à une relative passivité des professionnels. « La difficulté d'engagement est un problème très réel chez les assistantes sociales. Il est vrai que l'exercice de la profession est beaucoup plus dur que par le passé et que les profils des travailleurs sociaux ont changé », concède, en conclusion, Carole Dane.
Jérôme Vachon
ASH : En quoi le thème des droits de l'Homme est-il d'actualité, aujourd'hui, dans le travail social ? M. B. : Nous vivons dans une dynamique d'exclusion et d'appauvrissement. Et ce que l'on appelle les droits de l'Homme et les libertés civiques sont bafoués. On ne peut plus faire comme si de rien n'était. Or, dans le travail social, nous avons tendance à utiliser des réponses toutes prêtes mais qui ne fonctionnent plus. Si nous continuons comme ça, nous risquons de passer à côté de la plaque en ne faisant rien d'autre que d'endormir les laissés-pour-compte. Les travailleurs sociaux se trouvent dans la même situation que les psychiatres, il y a 20 ou 30 ans, quand ils se sont dit qu'il fallait provoquer un grand mouvement de conscience et de rupture au sein de la profession. Le travail social doit, lui aussi, faire l'effort d'un retour sur lui-même et se poser des questions. Qu'attend-on de lui et que fait-il ? ASH : Justement, que peuvent faire les professionnels ? M. B. : Etre indigné individuellement ne constitue qu'un début. Si l'on en reste là, on risque de devenir une belle âme. C'est-à-dire quelqu'un qui souffre mais qui demeure impuissant. Ce qu'il faut, c'est rendre l'indignation fertile, créer des réseaux, des groupes, des collectifs... Et essayer d'inventer un nouveau mode d'intervention avec les usagers. Il existe d'ailleurs certaines pratiques alternatives qui vont dans ce sens. Ce qui est dommage c'est qu'on ne les connaît pas. C'est pourquoi il ne faut pas rester dans son coin mais échanger, discuter, se rencontrer... Cette démarche pose, évidemment, la question de l'engagement. Car tout n'est pas technique dans le travail social et il y a des ruptures à assumer, à la frontière du citoyen et du professionnel. ASH : Quelle conclusion tirez-vous du congrès de l'ANAS ? M. B. : Je crois qu'il faut se réveiller. Venant d'Argentine, j'ai une expérience un peu différente de celle des travailleurs sociaux français. Mais je peux vous dire qu'à s'endormir sur la technique, on risque de se réveiller quelques années plus tard avec la honte. Et ça n'est pas une formule. Propos recueillis par J. V. Docteur en psychopathologie, psychanalyste et philosophe, Miguel Benasayag s'interrogeait, au congrès de l'ANAS, sur les conceptions philosophiques que l'on peut avoir concernant les droits de l'Homme.
(1) ANAS : 15, rue de Bruxelles - 75009 Paris - Tél. 01 45 26 33 79.
(2) « Des droits de l'Homme à la réalité du travail social » - Congrès national de l'ANAS, organisé du 27 au 29 novembre.
(3) Voir ASH n° 1952 du 8-12-95.
(4) Voir ASH n° 1977 du 31-05-96.
(5) Voir ASH n° 1968 du 30-08-96.