Tout au bout d'une ruelle escarpée, à Six-Fours-les-Plages, sur la côte varoise, les bâtiments de Plein Sud (1) résonnent du bruit des enfants. Dans le jardin, la grande cage à lapins est vide : il y a longtemps que les animaux ont creusé le sol pour s'en échapper et vivre au grand air. La nuit tombe, c'est l'heure des devoirs puis de la douche : les enfants sont excités, de petites disputes éclatent, mais les moniteurs-éducateurs veillent.
Plein Sud est un établissement dont la particularité est d'accueillir des enfants victimes de maltraitance en même temps que leurs parents, si ceux-ci le désirent. Et de tenter, ainsi, de recréer le lien familial. A l'heure actuelle, 20 enfants et 10 mères sont hébergés. A l'origine de cette expérience : un psychanalyste, Norbert Sillamy.
Tout commence en 1988. A cette époque, Plein Sud est une pouponnière à caractère médical, recevant de très jeunes enfants maltraités, adressés par l'hôpital ou les services sociaux. La directrice remarque que ce sont les mêmes enfants qui reviennent à la pouponnière, parce qu'ils subissent de nouveaux sévices. Elle met en place avec Norbert Sillamy un groupe de travail, constitué de juges des enfants, d'inspecteurs de police, d'assistants sociaux, d'enseignants, de psychologues, qui se réunit pendant un an. Objectif :réfléchir à ces comportements maltraitants. « En fait, c'est la société elle-même, en dépit de ses bonnes intentions et parce qu'elle ne traite le problème qu'à moitié, qui crée les conditions des récidives. En retirant l'enfant, elle juge et stigmatise les parents qui réagissent avec agressivité. Ce qui signifie que lorsque l'enfant retournera dans sa famille, la maltraitance recommencera. Comment faire pour amener les parents à coopérer ? », s'interroge Norbert Sillamy.
D'où l'idée, en accord avec les juges des enfants, d'ouvrir la pouponnière aux parents. C'est l'objectif que se donne l'association Enfants problèmes-Parents en difficulté (AEP) créée en 1990 au sein de la pouponnière. Laquelle est transformée, en 1995, en une « structure sociale innovante » agréée par le conseil général du Var pour héberger 10 parents et 20 enfants, de la naissance jusqu'à 7 ans, placés sous ordonnance de garde ou par les services de l'aide sociale à l'enfance, moyennant un prix de journée de 816 F.
« Définir la maltraitance est bien sûr difficile. Ici, les cas de brûlures ou de coups portés sur les enfants sont extrêmement rares, précise Norbert Sillamy. Il s'agit plutôt de violences verbales ou de négligence. Mais celle-ci peut aller très loin. » Exemple : le cas de cette mère de quatre enfants, dont le dernier-né est arrivé à l'hôpital dans le coma. Il était en train de mourir de faim et de soif. « Nous avons reçu l'enfant, tiré d'affaires, et la mère. Celui-ci, élevé par sa sœur, avait pris l'habitude de manger hors des repas, debout. Et lorsqu'il revenait chez sa mère, il refusait de s'asseoir pour manger. C'est ainsi qu'il ne s'était plus alimenté, pendant trois jours... »
Certains parents sont accueillis en externat, dans le cadre de consultations de psychothérapie. Les autres, lorsqu'un travail apparaît possible avec eux et l'enfant, se voient proposer un hébergement à Plein Sud. Ce sont des mères, dans l'immense majorité des cas, qui sont accueillies en internat. Seulement deux hommes, cette année, ont franchi le seuil de l'établissement en compagnie de leur femme, mais les violences conjugales ont repris au sein même de l'institution.
Si aucun milieu social, bien évidemment, n'est à l'abri de la maltraitance, les mères hébergées sont, pour la plupart, en situation de grande précarité (SDF, maltraitées par leur mari, voire prostituées, héroïnomanes). « Ordinairement, nous ne recevons pas de toxicomanes, car c'est une prise en charge particulière, difficile, pour laquelle nous ne nous jugeons pas compétents, précise Elisabeth Sacksteder, la directrice. Mais parfois, nous le réalisons seulement lorsque la mère est déjà installée. » De même, l'institution n'héberge pas de cas pathologiques lourds, tels que les vrais pervers.
Objectif de la prise en charge ? Il s'agit de « donner une sorte d'enseignement psychologique et éducatif, en essayant d'être aussi simple que possible, à une population, souvent très précarisée et qui n'a jamais connu les règles de la vie sociale du fait d'une pauvreté culturelle », explique Norbert Sillamy. « C'est parce que les parents admettront et connaîtront ces règles qu'ils pourront les enseigner à leurs enfants. »
Toute entrée dans l'établissement passe par l'entretien de préadmission. « Pour être acceptée parmi nous, la mère doit adhérer à notre projet. Nous la faisons parler de la maltraitance, tout est transparent. Elle sait pourquoi elle est là », explique Elisabeth Sacksteder .La mère, la directrice et l'inspecteur ASE signent un contrat écrit. La première s'engage ainsi à privilégier le dialogue à la punition et la violence. Et à faire toutes les démarches (avoir un toit, du travail...) mettant l'enfant à l'abri du besoin. « Les parents sont dans une telle détresse psychologique et sociale que nous sommes obligés de les pousser à faire quelque chose. Ils sont dans un tel marasme qu'ils se laissent souvent vivre, négligeant de faire valoir leurs droits au RMI, à la sécurité sociale », indique Norbert Sillamy. L'équipe éducative apportant bien évidemment son aide et son soutien dans ces démarches, en coopération avec les services sociaux extérieurs et par ses propres réseaux. C'est ainsi qu'une des femmes reçues à Plein Sud a trouvé un travail dans une grande surface. Et que trois autres sont aujourd'hui autonomes financièrement. En outre, pendant la durée de la prise en charge (de trois mois à deux ans), l'établissement travaille en étroit partenariat avec les travailleurs sociaux qui ont eu, et qui auront, à connaître la situation familiale. Le passage à Plein Sud n'étant « qu'une parenthèse » dans la vie des personnes.
A l'intérieur de l'établissement, les femmes - comme les enfants d'ailleurs - doivent impérativement se plier aux règles. Et apprendre ainsi la rigueur, les horaires, la discipline nécessaire à toute existence. Ici, pas d'injures, pas de cris, car « dès que l'on élève la voix, les coups ne sont pas loin », estime Elisabeth Sacksteder. L'emploi du temps est minuté. Les mères se lèvent à 6 heures tous les matins, font leur toilette et rangent leur chambre. « Il y a tout un travail d'éducation à faire. Et, tout le monde, ici, participe à la démarche éducative, souligne Norbert Sillamy. Le personnel chargé de l'entretien apprend ainsi aux mères à ranger, les mères elles-mêmes initient les nouvelles venues. » Dès le matin, les mères s'occupent de leurs enfants, en compagnie des éducateurs qui prennent en charge les enfants venus sans leur mère. Pendant la journée, les plus petits participent à des ateliers pédagogiques (psychomotricité, apprentissage des cinq sens, etc.), tandis que les autres vont à l'école. Pour les mamans, des ateliers sont également organisés : cuisine, couture, activités sportives... Certaines activités réunissent les mères et leurs enfants, mais les éducateurs sont toujours présents. « Au cours des ateliers, les mères se rendent compte qu'elles ont des compétences, la cuisine ou la couture, par exemple, souligne Norbert Sillamy. Du coup, elles se sentent valorisées. Mais surtout, elles voient leurs enfants. Si vous dites à une mère maltraitante séparée de son enfant que celui-ci fait des progrès, qu'il est capable de faire un gâteau tout seul, elle ne vous croira pas. Elle s'en moquera. En revanche, si elle le voit évoluer, jour après jour, son regard changera. »
Bien évidemment, ce travail d'éducation s'accompagne de tout un soutien psychologique. Aux séances de psychothérapie individuelle (pour les enfants et les parents), s'ajoutent, pour les parents, des psychothérapies de groupes. Ainsi que des discussions, une fois par semaine, entre les mères et l'équipe d'encadrement pour évoquer les problèmes d'intendance, de relations au quotidien entre parents-enfants, parents entre eux... « Il s'agit de faire émerger chez ces femmes, une prise de conscience des raisons de leur comportement. Faire comprendre, par exemple, à une mère que son attitude violente vis-à-vis de sa petite fille s'explique par le rejet inconscient de celle-ci, parce qu'elle n'était pas le garçon ardemment désiré... », explique Norbert Sillamy.
« Dans la plupart des cas, ces femmes ne s'aiment pas, elles pensent qu'elles sont des bonnes à rien. Elles ont besoin qu'on leur apprenne comment quitter leur groupe d'appartenance - la rue, la prostitution, la violence -pour entrer dans un groupe de référence, la société. Mais c'est très dur, car elles doivent apprendre de nouveaux codes, de nouvelles valeurs. » Quant à l'enfant, chaque jour qui passe le fortifie, estime la directrice. « Les enfants comprennent très bien ce qu'ils font là. Il leur arrive de demander un entretien avec leur mère et moi, pour régler un problème. » Ce qui fait dire à Norbert Sillamy qu'à l'AEP, « on passe de l'absolutisme à la démocratie. Mères et enfants apprennent à garder leur self-control. Les enfants ne subissent plus, les mères apprennent à parler, et chacun retrouve sa place ».
Le parcours des mères est régulièrement évalué par l'équipe de Plein Sud. « Pour chaque réussite, je crois qu'il y a eu un déclic, un virage dans la vie de la mère :elle se sent aimée, nous lui avons rendu sa dignité, parce que nous sommes des réparateurs et non des juges. » La réussite - le départ de la mère avec son enfant - est parfois une question de mois, parfois une question d'années. « Nous ne sommes jamais sûrs de rien, l'équilibre est précaire », remarque Elisabeth Sacksteder. Des femmes peuvent replonger. D'ailleurs, l'AEP regrette son manque de moyens qui l'empêche de mettre en place un véritable suivi des familles après leur sortie de l'établissement.
Cela fait un an que l'AEP fonctionne grâce aux deniers du conseil général. Une évaluation est prévue en décembre 1997. Difficile de rendre des comptes chiffrés à propos d'un travail qui repose nécessairement sur le long terme. « C'est une expérience porteuse, difficile car elle exige beaucoup d'investissement de l'ensemble du personnel, mais qui demande à être généralisée », défend Norbert Sillamy. Lequel reconnaît qu'il ne s'agit là que d'une méthode, parmi d'autres, pour recréer le lien familial. Et qui est inadaptée à certaines situations...
Anne Ulpat
Les parents sont pris en charge par un éducateur, un moniteur-éducateur et un animateur. Les enfants, quant à eux, sont entourés d'un moniteur-éducateur, et six animateurs. Jean-Yves Urien, chef de service, coordonne les activités des deux équipes. « Il est plus facile de travailler avec les enfants car ils sont toujours intéressés par les ateliers proposés. Mais il arrive que les mères animent une activité, en cuisine par exemple. C'est par ce biais que nous pouvons recréer un lien entre elles et leurs enfants. » Travailler à Plein Sud nécessite une présence de tous les instants. « En arrivant le matin, il faut prendre la température en quelque sorte. Si l'on sent qu'une ou deux des femmes présentes ne vont pas bien, il faut tenter de régler le problème. Sinon, elles sont très solidaires. Elles peuvent donc devenir très négatives durant toute la journée. » Généralement, Jean-Yves Urien n'aborde pas de front les problèmes que rencontrent les mères : « Je les fais parler d'autre chose, pour en venir à ce qui les chagrine. D'autant que ce peut être un incident mineur, comme un coup de fil de leur concubin reçu la veille. Quand je sens qu'il y a quelque chose de grave, je les oriente vers la psychologue. » Ici, le travail d'équipe est la règle. C'est la seule façon, selon Jean-Yves Urien, d'établir la distance nécessaire entre les professionnels et les pensionnaires. « La directrice, la psychologue et moi-même, nous discutons de tous les problèmes qui surgissent. Personne ne travaille dans son coin, sinon ce serait invivable. De plus, vis-à-vis des mères et des enfants, c'est notre unité qui fait notre crédibilité. »
(1) Plein Sud : 148, chemin de Julien - BP 101 - 83181 Six-Fours-les-Plages cedex - Tél. 04 94 34 34 94 - Fax : 04 94 34 39 49.