Dans leur costume atypique de professionnels hors institutions, travaillant dans le champ éducatif, les éducateurs de rue ne se sentent pas à l'étroit, mais engoncés. A l'approche de la dernière journée mondiale du sida, un éducateur s'est vu instamment demander de monter une animation pour le 1er décembre, même s'il fait « toute l'année de la prévention sida auprès des jeunes ! ». Cet exemple anodin illustre l'interprétation du rôle des éducateurs de rue par les autorités locales. Depuis la décentralisation, « les élus territoriaux ont dû découvrir les compétences de la prévention spécialisée. Celle-ci s'est retrouvée face à un interlocuteur unique. Prévention spécialisée et élus se sont enfin retrouvés devant une réalité sociale et sociologique nouvelle », résume Bernard Monnier, directeur de l'association ARC 75 et membre du CTPS (1). « Le clivage entre maître d'ouvrage et maître d'œuvre est devenu flagrant », note pour sa part Claude Thibault, secrétaire général et président de la commission Prévention spécialisée de l'AFSEA (2). Le maître d'ouvrage, le conseil général, passe une commande sociale avec une visée politique, et définit les moyens. Le maître d'œuvre, l'association de prévention spécialisée, accepte la commande sociale, et fait la mise en œuvre technique. L'éducateur de rue devient un acteur délégué... qui, plus est, précaire : « Il faut rétablir une pérennité de financement pour composer des équipes fiables sur les quartiers et qui ne changent pas tous les ans ! », s'insurge Bernard Monnier.
Aussi, de plus en plus confronté à un message politique national et à une commande politique locale, l'éducateur de rue se voit bousculé dans son éthique et sa mission (3). Du point de vue de la technique (animation plutôt qu'éducation), de l'objectif (répondre à un problème pris de façon isolée), et du délai (le court terme ou « l'échéance électorale » ). Dans la mesure où la prévention spécialisée doit évoluer avec le temps (4), l'urgence doit-elle aller de pair avec la prévention spécialisée ? La question justement posée par l'AFSEA (4) -l'éducateur de rue est-il acteur ou pompier social ? - heurte et gêne les éducateurs. Leurs réponses traduisent la complexité des situations rencontrées. Avec deux niveaux de réponses : l'idéal et la réalité. « Je suis éducateur ! », tranche Bourid Bourhanef, de l'association Soleil (Paris XIIe). « On devrait être acteur social et pas pompier, mais dans la réalité, on est les deux », constate Mohamed Touala, éducateur à l'association Montjoye, sur Carros, ville nouvelle proche de Nice. « On joue le rôle de pompier de façon exceptionnelle, mais ce n'est pas notre légitimité, on y perd de notre crédibilité vis-à-vis des jeunes », regrette-t-il.
« La notion de pompier social se construit au détriment de la dimension éducative vis-à-vis de jeunes. Dans le département du Nord, nous en étions venus à ne plus faire de travail de rue. Mais d'un autre côté, l'éducateur doit pouvoir faire face à l'urgence sociale, désamorcer des conflits sur son secteur d'intervention. C'est presque une obligation morale », argumente Maryse Baillet, conseiller technique chargé de l'évaluation à l'association Promotion pour l'action de recherche culturelle et sociale (Lille). Les éducateurs sont partagés. Georges Guillon, éducateur à Chatellerault, légitime ainsi les interventions d'urgence au nom de la complémentarité de la prévention spécialisée.
Facilité de l'élu ? Désarroi face à des crises sociales sur lesquelles il ne sait qui mobiliser ? Pression des électeurs qui attendent de voir ? « Face à la difficulté de donner une définition moins floue de la prévention spécialisée, l'éducateur est devenu objet d'interpellations sur ses méthodes, l'efficience de la méthode, les publics choisis. Les élus ont tendance à donner des injonctions par rapport à un public à atteindre et une action à mettre en œuvre », explique Bernard Monnier. Résultat, les « menaces » de supprimer des services de prévention spécialisée faute de résultats visibles et rapides sont de plus en plus fréquentes. Comme à Achères : la ville voulait évincer quatre équipes de prévention spécialisée, faute de n'avoir pu régler un problème de « nuisances sonores et troubles de voisinage » causés par un groupe de jeunes dans un quartier l'équipe a bénéficié du soutien du département. L'association Don Bosco à Brest, elle, a dû redéfinir ses missions avec le conseil général. Une définition en trois lignes :public prioritaire des 10-15 ans, travail de rue et fin de l'animation, dans des quartiers ciblés (secteur d'intervention à réévaluer). Mais aussitôt, la ville de Brest a réagi : et les 16-25 ans ? L'éducateur se retrouve ainsi pris à partie entre département et commune. Un cas de figure quotidien pour Mohamed Touala. Le département des Alpes-Maritimes est le seul à avoir limité le public de la prévention spécialisée aux moins de 18 ans. Malgré la pression des communes, Mohamed Touala « [s] 'oblige à limiter [ses] contacts avec les majeurs, de peur qu'ils ne soient demandeurs ».
A un moment où il existe davantage de relations sociales locales qu'autrefois mais moins de lien social, l'éducateur de rue peut-il encore transmettre des valeurs communes ?Notamment face à un public violent plus jeune : les 8-12 ans. « Les résultats de l'intégration à la française sont qu'on assiste à des inégalités qui s'expriment en termes de classe sociale mais aussi d'ethnicisation, de groupes religieux, de ghettoïsation. Ce défi, on est obligé de le traiter en termes de citoyenneté. L'éducateur de rue doit avoir une présence citoyenne, qualifier sa présence et le type d'action qu'il apporte par ses compétences », argumente Catherine Costa-Lascoux (5). « Je dis toujours aux jeunes avec qui je travaille à Saint-Denis ou ailleurs : arrêtez de vous expliquer en victime », relance Catherine Costa-Lascoux. « Sortir de cette logique de victimisation est une première marche vers la citoyenneté. »
Mais comment assurer cette « présence citoyenne » lorsque la parole, compétence première de l'éducateur, est elle-même difficile à installer ? « Je suis éducateur à Hem, en banlieue lilloise. Je travaille dans un quartier pilote des programmes gouvernementaux qui ont tué la citoyenneté. Un simple exemple : nous avons hérité d'une école de police en lieu et place des terrains de sport qu'on avait demandés dans le cadre des concertations avec les élus !Résultat : nous ne sommes ni acteurs ni pompiers car les jeunes ne sont pas dupes de notre total manque de pouvoirs. Ils nous voient comme des erreurs ou des boucs émissaires, ils nous accusent même de vivre de leur misère », raconte Patrick Petitprez.
« La source de la crise du lien social est qu'il y a crise du sens, de la citoyenneté. La seule réponse technique ne suffit pas si il n'y a pas de retour à la confiance », analyse Michel Franza, conseiller technique de l'AFSEA, docteur en histoire de l'université de Paris. « Le lien social repose sur une base politique et on a trop souvent tendance à l'oublier. On ne peut demander à des jeunes de respecter des règles, des normes, des lois, quand elles sont transgressées au sommet de l'Etat ou par les institutions qui le représentent sur le terrain ! Si cette vertu de l'exemple n'est plus transmise, comment voulez-vous éduquer ? » apostrophe-t-il.
Le glissement du financement de la prévention spécialisée des conseils généraux vers les villes inquiète les éducateurs (6). A Besançon, sur les 14 postes d'éducateurs, 7 sont financés par la commune et 7 par le département. Dans le département des Yvelines (les Mureaux, Mantes, Trappes ou Chanteloup), le niveau communal assure 20 % des financements de la prévention spécialisée. Dans quelques départements, l'équation atteint même les 50/50, note Patrick Dubechot (7).
La prévention spécialisée et les éducateurs de rue doivent-ils pour autant tout attendre « d'en haut » ? « On arrive à se poser nous aussi en victime d'un système », s'énerve une éducatrice de l'Yonne. Il faut redynamiser les réseaux essoufflés, estime Michel Franza, et regonfler la force militante des éducateurs de rue. « Le travail de rue doit retrouver sa spécificité. L'identité de la prévention spécialisée est en dehors du champ institutionnel social », analyse Maryse Baillet. Le rôle de l'association de prévention spécialisée est placé en avant comme pouvant être le moteur et le garant de l'éthique de la prévention spécialisée. Revoir les partenariats, se dégager de la « routine » des commandes sociales, se positionner en tant qu'acteurs, tels sont les axes de travail dégagés. « A nous d'insister sur notre rôle et prouver notre légitimité à agir auprès des jeunes en difficulté. Nous sommes encore parfois souvent les seuls à pouvoir aller dans ces quartiers », lance un éducateur du Calvados.
Maryse Baillet trace la marche à suivre : « L'éducateur de rue est un acteur si, et seulement si, son rôle et sa place d'interface sont préservés, autrement dit s'il a la capacité d'établir une distance entre lui et le secteur sur lequel il intervient. Ce n'est possible que si l'association lui donne les moyens de cette distance en le sécurisant et le protégeant par des objectifs clairs. Enfin, il doit être intégré à une équipe éducative stable et encadrée. Le travail d'équipe permettant aussi de relativiser les urgences et élaborer des priorités. » Le problème du « marketing social » est mis en avant. La prévention spécialisée doit apporter la lisibilité, non de ce qui est fait, mais de « pourquoi c'est mis en place ». « Il ne s'agit pas d'écrire un livre ou une étude sociologique mais de donner des indicateurs, des éléments de construction pédagogique pour que la commande se construise sur la base du diagnostic sur un quartier », insiste Yves à l'association Don Bosco.
« Les associations ont été créées pour être un contre-pouvoir politique et non pour appliquer des dispositifs venus d'en haut », ajoute Michel Franza, qui préfère ainsi cataloguer l'éducateur de rue de passeur ou de médiateur. « L'associatif a son mot à dire mais il sait encore mal le faire. Il faut remonter les infos des équipes vers le département, et pourquoi pas jusqu'au député ou au préfet, sur des dispositions qui ne marchent pas », étaye Bernard Monnier. L'AFSEA annonce vouloir soutenir les éducateurs dans cette voie parce qu'ils seront, avec d'autres, précise Michel Franza, « les artisans de la reconstruction sociale ». »
Emmanuelle Strœsser
(1) Conseil technique des clubs et équipes de prévention spécialisée, organisme consultatif auprès du ministère des Affaires sociales : 7/11, place des Cinq-martyrs-du-Lycée-Buffon - 75015 Paris - Tél. 01 44 36 90 00.
(2) Association française pour la sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence : 28, place Saint-Georges - 75009 Paris - Tél. 01 48 78 13 73 - Fax : 01 40 23 98 05.
(3) Arrêté du 4 juillet 1972 posant les modes d'intervention, principes et méthodes de la prévention spécialisée. Article 45 du code de la famille et de l'aide sociale (1986) : « Prévenir la marginalisation et faciliter l'insertion ou la promotion sociale des jeunes et des familles dans les lieux où se manifestent des risques d'inadaptation sociale. » n (4) Circulaire sur la prévention spécialisée du 17 octobre 1972 : la prévention spécialisée doit « se réajuster sans cesse aux besoins du secteur d'implantation que, précisément, elle contribue à infléchir ».
(4) « Educateur de rue : acteur ou pompier social », séminaire réunissant près de 300 éducateurs, organisé les 20 et 21 novembre 1996.
(5) Sociologue, juriste, directeur de recherche au CNRS et au Centre d'étude de la vie politique française (Cevipof).
(6) Financement de la prévention spécialisée en 1990 : 95 % par le département (aide social à l'enfance), 4 % par les municipalités, 1 % par les CAF, 1 % par le ministère de la Jeunesse et des Sports.
(7) Patrick Dubechot, sociologue au Crédoc, auteur du rapport La prévention spécialisée : situations professionnelles et compétences (voir ASH n° 1982 du 5-07-96, page 27).