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UN AN DE PRISON FERME À L'ENCONTRE D'UN ÉDUCATEUR : RÉFLEXION DU CNAEMO

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Au lendemain de la condamnation, le 6 juin dernier, par le tribunal correctionnel de Saumur, d'un éducateur, à un an de prison ferme, après le décès d'une petite fille dans d'atroces conditions à la suite de tortures et de privations de soins, le bureau national du CNAEMO (1) adoptait, le 20 juin, le texte suivant. Une position qu'il maintient après la confirmation de ce jugement par la cour d'appel d'Angers, le 26 novembre (voir encadré).

« A l'occasion de ce procès en correctionnelle, le tribunal a placé sur le même banc, mis sur le même plan et rassemblé dans un même jugement, l'amant de la mère qui vivait quotidiennement au domicile de l'enfant et l'éducateur du service d'AEMO concerné. La condamnation, après un mois de délibéré a également été commune aux deux accusés (2). »

« Pour le Carrefour national de l'action éducative en milieu ouvert, il apparaît tout à fait normal qu'un éducateur puisse être amené, comme tout citoyen, à répondre de ses actes devant la justice et donc parfaitement normal également que sa responsabilité pénale soit engagée à condition de prendre en compte que ce phénomène s'origine dans son activité professionnelle. C'est pourquoi, la responsabilité que les professionnels engagent personnellement dans leurs pratiques - évidence juridique largement ignorée du corps professionnel - et leur position même par rapport à la situation, ne nous paraît pas pouvoir cependant sans abus être assimilée à celle des personnes quotidiennement confrontées à la vie de la famille et encore moins à celle de personnes vivant avec elle. »

« La situation de l'enfant, en âge d'être suivi par les services de protection maternelle et infantile (PMI), faisait seulement l'objet d'une mesure d'intervention éducative à domicile ou “AEMO administrative”. Cette mesure est une mesure préventive de protection sociale. Elle constitue l'une des missions des services de l'aide sociale à l'enfance du département. Son exercice est soumis à l'accord préalable des parents et y demeure suspendu. Cette mission peut être déléguée à des services associatifs. Dans le cas de Chace, cette mesure d'AEMO administrative avait été confiée au service de milieu ouvert de l'association de Sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence du Maine-et-Loire. Elle était d'abord intervenue comme modalité de suivi d'un placement  (!) judiciaire de l'enfant, puis, un retour en famille ayant été décidé, ce même suivi a continué, toujours dans le cadre administratif. Nous ne pouvons à ce propos que rappeler, d'une part, qu'au plan juridique, un suivi de placement ne devrait en aucun cas se confondre avec une mesure préventive d'intervention à domicile et, d'autre part, que la loi prévoit que dans les situations graves, lorsque le danger couru par un enfant est avéré, des mesures d'assistance éducative en milieu ouvert judiciaires peuvent être décidées et appréciées dans leur opportunité comme dans leur exercice par un juge pour enfant. »

« Le CNAEMO constate que dans cette pénible affaire, la représentante du ministère public a effectivement mis en cause lors du procès l'institution judiciaire elle-même, le juge des enfants, la PMI, le service, la hiérarchie, l'équipe comme autant de maillons d'un dispositif de protection enrayé (sans cependant atteindre l'exhaustivité car il ne semble pas que les effets d'appareils éventuels liés à l'organisation même du dispositif au niveau local du département aient été évoqués). Cependant au bout du compte, le professionnel situé “en bout de chaîne” se trouve, lui, non seulement symboliquement mais pénalement condamné. »

« A l'issue de ce jugement, le CNAEMO réaffirme des positions déjà exprimées lors d'affaires précédentes (telle celle du Mans), concernant les conditions requises à l'exercice professionnel. »

« En premier lieu, il faut rappeler que, quelles que soient les fautes éventuelles qu'il ne revient pas au CNAEMO de juger concernant l'éducateur incriminé, ces fautes possibles et cette responsabilité mise en cause interviennent dans des conditions très particulières qui doivent être reconnues. Ces conditions sont celles d'un exercice professionnel à haut risque. En effet, la mission même qui est instituée par la loi amène les travailleurs sociaux en milieu ouvert à rencontrer professionnellement systématiquement des situations difficiles ou dégradées et donc à gérer du mieux possible un risque pour le ou les enfants, qui est l'effet dans la réalité de décisions prises par un magistrat ou un inspecteur de l'aide sociale à l'enfance (3), même si les intervenants contribuent, parmi d'autres, à la formation de ces décisions. »

« Pour le CNAEMO, qui s'oppose à toute idée d'une juridiction particulière au travail social du type ordre professionnel, il apparaît cependant absolument indispensable que cette dimension spécifique et singulière soit socialement et juridiquement reconnue. Elle doit pour cela s'inscrire dans la jurisprudence.

« Il est clair que la responsabilité des professionnels du travail social doit rester de droit commun. Mais le CNAEMO doit également rappeler avec vigueur que la responsabilité professionnelle des travailleurs sociaux s'inscrit dans d'autres niveaux de responsabilité qu'ont également à assumer des institutions employeurs qui salarient des professionnels, et les décideurs qui les missionnent. La référence des pratiques professionnelles renvoie à une institution, à son cadre réglementaire, à son mode organisationnel, à la rigueur de ses protocoles de travail, c'est ce qui apparaît actuellement la meilleure garantie possible pour les usagers comme pour les professionnels, à certaines conditions : il faut aujourd'hui accélérer la sensibilisation des professionnels et en appeler à la responsabilité des institutions elles-mêmes pour l'adoption de positions communes et connues d'avance sur ces questions ainsi qu'en matière de mise en cause de la responsabilité civile et pénale liée à l'intervention socio-éducative dans le champ de la protection de l'enfance. L'engagement des institutions et des professionnels est ici à l'ordre du jour. L'intensification d'un travail collectif de réflexion est devenu indispensable sur ce sujet.

« Pour le CNAEMO, l'angélisme n'est pas de mise devant les évolutions inacceptables de certaines pratiques. Du côté des professionnels, l'organisation bureaucratique du temps de travail et de la disponibilité aux usagers, l'usure professionnelle, l'incompétence, l'inexpérience ou l'absence de formation peuvent conduire à une véritable inadéquation entre la réalité des pratiques et les nécessités éducatives ou de protection de l'enfant.

« Mais à l'inverse, la défense individuelle érigée en système d'auto-protection et consistant à signaler à outrance, à “ouvrir le parapluie” systématiquement conduit, au niveau des usagers, à la paralysie de chacune des interventions en milieu ouvert. Globalement, elle conduit au blocage total du système lui-même qui ne parvient plus depuis plusieurs années à financer des mesures judiciaires en croissance explosive dans le contexte social actuel particulièrement difficile. Imagine-t-on les effets qu'aurait une grève du zèle conduisant les éducateurs à signaler toutes les situations dans lesquelles un risque est à apprécier ? Les tendances à la bureaucratisation comme les réflexes d'autodéfense doivent donc être délimités. Ces deux types de dérives relèvent en effet de la vigilance et de la responsabilité du service employeur, et non seulement de l'éthique ou de la déontologie du ou des praticiens. Les moyens en sont des consignes institutionnelles claires, précises et discutées quant à la gestion des situations et des risques, selon des modalités d'évaluation rigoureuses et assorties de contrôles réguliers, mais en se préservant de toute rigidification hiérarchique qui serait source de nouvelles dérives. C'est là ce qui conditionne, au prix de conflits parfois nécessaires, la clarification des responsabilités institutionnelles et personnelles.

« C'est pourquoi, du côté des employeurs et des dirigeants, la fuite en avant de certaines institutions peut et doit aussi être mise en cause, lorsqu'elles préfèrent négocier le départ ou la démission de leur salarié avant que le scandale n'éclate, et/ou éviter ou étouffer tout conflit même lorsque ceux-ci sont nécessaires à la régulation des dysfonctionnements inévitables dans toute organisation. De tels modes de gestion influent inévitablement sur les comportements professionnels et facilitent l'oubli de la rigueur indispensable à la référence institutionnelle de la part d'intervenants qui peuvent alors se comporter comme travaillant isolément, voire “en libéral”, bien qu'ils soient salariés d'institutions.

« L'amalgame que risque de construire dans les esprits le jugement du tribunal de Saumur, du fait de cette condamnation commune [et identique (4) ] de l'éducateur et de l'amant de la mère de la petite victime, fait ainsi en quelque sorte l'impasse sur une dimension essentielle en ignorant que la pratique de l'un ne joue que dans la sphère privée et dans la dimension personnelle, alors que celle de l'autre est instituée par un service, une association, un cadre juridique qui en délimite les conditions légales d'exercice.

« L'avocat de l'éducateur, déclarait dans sa plaidoirie [devant le tribunal correctionnel ] : “Vous ne pouvez désigner l'éducateur comme bouc émissaire. Ce serait absoudre l'ensemble des fautes commises dans les services concernés. Vous ne pouvez pas, en condamnant l'éducateur, absoudre tout le monde.”

« Ainsi, au-delà même des protagonistes de cette tragique affaire, la décision de Saumur, [confirmée par la cour d'Angers], ne risque-t-elle pas, par le double effet de l'isolement de l'éducateur et de l'amalgame évoqué, de renforcer les dérives qu'elle entend combattre, malgré ce que le substitut a dénoncé dans cette affaire qu'il a nommée “la politique de l'autruche de l'éducateur” et le “mur du silence”  ?

« La jurisprudence va donc remplir ici un rôle décisif en termes d'orientation des comportements, rôle dont l'enjeu est d'ordre public, car il conditionne la capacité que dans les interventions sociales, aussi bien pour les enfants en danger que pour les personnes en difficulté, chacun tienne sa place et en réponde. »

« L'enjeu est encore qu'à chacune des étapes qui scande une intervention par nature à risques, chaque intervenant, de sa place et en assumant son rôle, puisse mieux prendre les décisions ou effectuer les interventions utiles sur la base de risques évalués collectivement sous la responsabilité du directeur, selon des protocoles discutés avec la plus grande précision possible, prévoyant et indiquant des limites de manière à équilibrer du mieux possible le rapport entre des garanties effectives et des risques inévitables car institués par l'objet même de l'intervention (5) dans un travail où nul n'est infaillible mais où le droit à l'erreur peut comporter de terribles conséquences. »

Le bureau national du CNAEMO

Les faits

Le tribunal correctionnel de Saumur a prononcé, le 6 juin 1996, une peine de trois années de prison dont un an ferme, et de cinq ans de privation de droits civiques, civils et mêmes familiaux, pour non-assistance à personne en danger à l'encontre de Gilbert Baudic, 49 ans, éducateur spécialisé. Une peine qui vient d'être confirmée, le 26 novembre, par la cour d'appel d'Angers. Cette condamnation apparaît ainsi comme la plus lourde jamais prononcée, à notre connaissance, à l'encontre d'un travailleur social dans ce type d'affaire (on se souvient, notamment, des procès d'Auch et du Mans (6) ). Au moment des faits, l'éducateur était salarié du service d'investigation éducative et d'orientation de Saumur de la Sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence du Maine-et-Loire. Il était chargé de suivre la petite fille, âgée de 2 ans et demi, dans le cadre d'une mesure d'assistance éducative en milieu ouvert de type « administratif ». Depuis, il a démissionné de son emploi, ayant bénéficié d'une transaction financière. De leur côté, les parents de l'enfant ont été mis en examen pour violences ayant entraîné la mort par ascendant, privation de soins et d'aliments, ainsi que pour viols avec actes de tortures et de barbarie pour le père. Jugés en mars dernier, à huis clos, par la cour d'assises du Maine-et-Loire, ils ont été condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité, pour le père, et à 18 ans de réclusion, pour la mère. Quant à l'amant de celle-ci, témoin du drame, il a été jugé en même temps que l'éducateur et a vu sa peine aggravée par la cour d'appel d'Angers qui lui a infligé trois ans de prison dont un avec sursis.

Notes

(1)  Le Carrefour national de l'action éducative en milieu ouvert représente plus de 70 associations adhérentes ainsi qu'environ 200 professionnels du milieu ouvert directement engagés dans ses instances. Il anime des groupes de travail dans 16 régions. Il a édité La responsabilité en questions, position du CNAEMO et approche méthodoloqique - 1995 - Ed. Iframes : 116, rue de la Classerie - 44400 - Rézé - 85 F.

(2)  NDLR : cette peine a été différenciée en appel, voir l'encadré.

(3)  Rappelons cependant aussi que dans le cadre de l'aide à domicile, le travailleur social est tenu de signaler les enfants en danger ou victimes de violences si les faits surviennent dans le cours de l'exercice de la mesure.

(4)  NDLR : cette peine a été différenciée en appel, voir l'encadré.

(5)  Ce qui n'empêche pas d'informer l'instance qui a missionné, juge ou inspecteur, lorsque le risque paraît, pour l'institution et le professionnel, trop lourd au regard de la mesure.

(6)  Voir ASH n° 1891 du 8-09-96.

Tribune Libre

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