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Précarités et ruptures : dépasser les idées reçues

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De plus en plus de Français sont aujourd'hui convaincus qu'ils pourraient, personnellement, rejoindre tôt ou tard les cercles de l'exclusion et de la pauvreté. Moins alarmistes, la plupart des experts cherchent à relativiser l'inquiétude de l'opinion publique. C'est de ce hiatus persistant entre le grand public et les chercheurs qu'est née, en février 1995, la mission « Précarités et ruptures », confiée à Annie Ratouis, chargée de mission au Commissariat général au Plan.

Pour le commissaire de l'époque, Jean-Baptiste de Foucauld - remplacé depuis par Henri Guaino -, il s'agissait, dans la foulée des travaux du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale, de lever cette incertitude en analysant « sous les angles sociologiques, financiers et juridiques les situations de précarités et de ruptures dans la société française ». Les travaux de la mission, qui auraient dû s'achever en avril 1996, ont cependant pris du retard. C'est donc un rapport intermédiaire, et donc inachevé, qui est présenté ici (1). Quant au rapport final, il devrait être rendu à la fin de l'année à Henri Guaino avant d'être confié à un groupe de travail chargé d'en tirer des propositions concrètes. Objectifs : « améliorer les méthodes d'analyse des situations sociales » et « réduire des difficultés auxquelles sont confrontées les personnes les plus directement frappées par les phénomènes d'exclusion ». Avec un enjeu énorme. Car, au-delà d'une simple question de chiffrage, c'est la compréhension profonde des mécanismes de l'exclusion qui se dessine. D'où l'intérêt de ce rapport intermédiaire qui, en dépit de son caractère parfois un peu technocratique, tente de dépasser la vision statistique classique pour promouvoir un point de vue dynamique, mieux apte à décrire la réalité des processus d'exclusion.

Des outils statistiques imparfaits

Face à la monté de la précarité et de l'exclusion, « la première demande de tous types d'acteurs concerne des questions de chiffrage », indique d'emblée Annie Ratouis. Or, constate-t-elle, pour répondre à cette demande légitime, « les outils statistiques de connaissance des réalités sociales s'avèrent imparfaits » (2), ne permettant pas de confirmer, ou non, l'hypothèse selon laquelle « une part croissante des populations moyennes serait confrontée aux effets de la précarité ». D'ailleurs, poursuit-elle, « force est d'observer que les définitions et méthodes de repérage retenues communément sont un meilleur écho de l'état de l'imaginaire de l'époque de création des outils statistiques que des situations actuelles ». Autrement dit, en matière d'exclusion, les techniques d'observation ne délivrent que des images statiques, négligeant l'examen des flux, et s'appuient sur des représentations dépassées. Sans parler des effets de brouillage dus à un imaginaire collectif focalisé sur quelques archétypes : le SDF, le sans-abri, le chômeur de longue durée, la famille du quart monde... Ainsi, selon le rapporteur, il ressort des différentes études statistiques et enquêtes d'opinion réalisées sur la précarité, la pauvreté et l'exclusion un ensemble d'indices « tout à la fois indispensables et insuffisants ». Surtout dans la mesure où il s'agit de rendre compte, en temps réel, de « situations sociales mouvantes et évolutives » touchant, peu ou prou, la majorité de la population et non, uniquement, le groupe des personnes en grande difficulté.

Autre problème évoqué : l'écart entre l'usage courant de notions telles que « pauvreté », « inégalités », « précarité » ou « exclusion », et leurs différentes acceptions scientifiques. Ainsi, pour le seul concept de pauvreté, « une diversité d'usages du terme coexiste avec différents outils de mesure ». On parle, par exemple, de « grande pauvreté », de « nouvelle pauvreté », voire de « pauvreté culturelle ». Quant à la définition officielle de la pauvreté en France, elle n'existe pas, les différents travaux réalisés se référant à des critères pour le moins variés : minima sociaux, niveau de vie, minimum vital, seuil de précarité et même « sentiment de pauvreté ». En tout état de cause, les données disponibles «  invitent à admettre qu'en termes “sociologiques”, être pauvre est subjectif. Relatif non seulement à l'environnement, mais encore au parcours de vie des personnes », rappelle Annie Ratouis. Autre notion abondamment employée aujourd'hui : l'exclusion. Or, là aussi, un certain flou règne sur les représentations mentales et les catégories. « L'exclusion, désignant des processus, ne peut donner lieu à aucune mesure », tranche pour sa part l'auteur du rapport, insistant sur le fait que les exclus ne constituent ni des populations statistiques, ni un groupe sociologique. En effet, si l'on admet que l'exclusion est « un processus progressif de détérioration », comment la quantifier ? A partir de quel moment est-on exclu ? Et quand cesse-t-on de l'être ?

Projet de loi de cohésion sociale : l'avis du CES

Ce sont les 10 et 11 décembre que le projet d'avis, présenté au nom de la section des affaires sociales du Conseil économique et social  (CES), sera examiné par l'assemblée plénière du CES. Ainsi que le laissait présager l'avant-projet d'avis, présenté le 22 octobre (3), ce texte est plutôt sévère vis-à-vis de la copie du gouvernement. Le CES déplore, en effet, le manque de moyens financiers prévus pour la future loi de cohésion sociale. En outre, s'il ne condamne pas le principe de l'activation des dépenses passives, il s'inquiète des risques d' « aggravation des inégalités » qui pourraient découler de certaines mesures (notamment de la réforme de l'ASS). Reste que l'on observe peu de modifications du projet d'avis par rapport à sa première mouture, même s'il est manifeste que le compromis a été difficile à obtenir pour concilier des positions aussi différentes, par exemple, que celles du secteur caritatif ou des syndicats avec celles des artisans et des entreprises. Ce texte n'est cependant pas aussi critique que le souhaitaient certains. Son rapporteur, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, craignant qu'une position trop négative ne serve de prétexte à un enterrement de la loi, a en effet préféré s'en tenir à une certaine prudence. Quant à la partie concernant le financement - qui ne figurait pas dans l'avant-projet d'avis -, elle porte clairement la marque du cabinet de Xavier Emmanuelli. Il faut dire que son rédacteur n'est autre qu'un des membres du cabinet du secrétaire d'Etat à l'action humanitaire d'urgence. Lequel reprend ainsi l'avantage dans la compétition qui l'oppose, sur le projet de loi de cohésion sociale, à celui de Jacques Barrot. Toujours est-il que le CES souhaite que soient affectées à la lutte contre l'exclusion les sommes dégagées par le 1 % EDF-GDF, qui, jusqu'en 1996, servait à indemniser les anciens actionnaires des sociétés nationalisées en 1946. « Ce prélèvement, est-il expliqué, qui représente chaque année plus de 2 milliards de francs, effectué sur tous les consommateurs de gaz et d'électricité depuis 50 ans, perdure alors même qu'il est devenu caduc. » Pour le CES, « cette contribution de l'ensemble des citoyens serait un premier signe de leur solidarité avec les plus vulnérables d'entre eux ». Après le vote du CES, plusieurs étapes restent à franchir avant l'adoption de la loi. Ainsi, le texte doit encore être transmis au Conseil d'Etat début janvier, avant son examen en conseil des ministres, prévu pour la mi-février, et sa présentation au Parlement mi-mars.

Aucun chiffre n'est neutre

« Abondantes, mais aussi éparses et cloisonnées », les données sur la pauvreté et l'exclusion doivent donc voir leurs limites précisées, « si l'on souhaite redresser quelques-unes des légendes que l'imaginaire collectif peut à l'occasion créer ». Ainsi, martèle Annie Ratouis - rappelant quelques notions de base -, aucune donnée ne résulte de méthodes de repérages et de classements basées sur des définitions universellement acceptables. De même, aucun chiffre ne produit de résultats neutres « en termes psychosociaux quotidiens » (autrement dit, tout dénombrement comporte des risques de stigmatisation des personnes désignées) et aucun organisme ne produit des données « sans se référer à un champ donné comme à des méthodes convenant à ses missions et objectifs ». Le relativisme et la diversité des sources ne constituent cependant pas forcément un handicap, précise aussitôt le rapporteur, mais aussi « une richesse qui pourrait être optimisée par le biais d'opérations de croisements d'informations ». Ainsi, selon elle, la méthode des cas types (4) permettrait de compléter utilement l'information sur les processus sociaux et les « critères discriminants » caractérisant les risques de fragilité des personnes. Par ailleurs, il est nécessaire que soit assurée « une maintenance de l'outil statistique », afin de pouvoir mesurer les évolutions en cours à l'aide de données comparables dans le temps. « Ce ne sont pas tant des “photographies” d'un moment qui peuvent aider les divers acteurs à intervenir, que des “films” », explique la chargée de mission.

Au final, Annie Ratouis dégage quelques idées fortes dont elle espère qu'elles inspireront le groupe de travail chargé d'élaborer des propositions sur la base du rapport final (lequel n'est d'ailleurs pas encore constitué). Sachant qu' « il s'agit ici de prévention, plus certainement que de réponse à l'urgence ». Or dans cette perspective, avance-t-elle, « il n'est ni illégitime -quand bien même ce type d'hypothèse rompt avec le principe "à ressources égales, aides égales " - ni coûteux de pondérer l'aide apportée par la collectivité aux personnes en difficulté en fonction des effets de ruptures qui les frappent ». D'autant, soutient-elle, que le passage d'un état à l'autre (emploi/chômage, insertion/exclusion) ne peut, « contrairement aux idées admises du moment », être évalué par le biais de l'itinéraire individuel des personnes mais par l'analyse « des processus socio-administratifs, seuls ensembles de critères discriminants explicatifs ». Selon Annie Ratouis, cette approche permet, notamment, de démontrer que le risque de basculement dans l'exclusion « est inversement proportionnel à la taille du ménage d'appartenance, de l'entreprise-employeur, du poids du patrimoine du ménage... et directement corrélé à l'atypie du parcours de vie ». Une démarche qui, espère-t-elle en conclusion, peut « éviter que les politiques sociales ne soient aveugles, hors de propos et, au moins pour partie, inefficaces, voire contre-performantes ».

Jérôme Vachon

Notes

(1)  Rapport intermédiaire - Mission « Précarités et ruptures » - Non disponible.

(2)  Voir ASH n° 1966 du 15-03-96.

(3)  Voir ASH n° 1995 du 1-11-96.

(4)  Afin de vérifier, sur plusieurs années, les effets budgétaires croisés de l'ensemble des législations appliquées à diverses situations de précarité et de rupture, le Commissariat général au plan a réalisé une étude basée sur la méthode des cas types. Objectif : rendre compte des situations « les plus réelles possibles » en évitant le double écueil de la généralisation et de l'individualisation. Un certain nombre de variables (configurations familiales, revenus et ressources, charges, situations à l'égard de l'emploi...) ont ainsi été définies puis croisées afin d'aboutir à plus d'une centaine de groupes comportant, chacun, plusieurs cas types (jusqu'à 60). Cas relatifs aux situations de rupture, de précarité et d'exclusion - Jean-Michel Charbonnel et Jean-Paul Zoyem avec Elisabeth Golberg.

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