« La décentralisation a provoqué un déplacement de pouvoir dans le champ social aujourd'hui, c'est l'employeur qui donne la légitimité et non plus seulement la profession qui la construit à partir de sa seule technicité. Dès lors, les nouvelles règles du jeu se déclinent pour le service social en termes de contrôle et de partage, et non plus d'autonomie et de maîtrise de la définition du social. Dans un contexte qui brouille les valeurs professionnelles mais aussi les rapports que les assistantes sociales avaient su instituer avec leur employeur sur le registre fantasmatique des professions libérales, nous voudrions focaliser l'attention sur les conditions institutionnelles à même de redonner sens et légitimité à l'action sociale. Ceci passe, à notre avis, par la construction d'un nouvel agencement stratégique entre les trois instances majeures de l'organisation décentralisée que sont le politique, l'administration et la profession de façon à construire un système qui soit un levier pour l'action. »
« Confronté à cette perspective, le service social se trouve souvent dans l'incapacité opératoire de réaliser ce retournement stratégique faute de savoir traiter un certain nombre de questions. Pour prendre place dans l'organisation en bonne position, l'assistance sociale doit aborder en premier lieu la question du pouvoir entendu comme la relation d'échange réciproque mais déséquilibrée entre deux acteurs (1). Or, le service social a des difficultés pour concevoir et entrer dans ce jeu. Nous retrouvons là une problématique ancienne, à l'œuvre bien avant la décentralisation mais qui perdure dans une profession qui a développé une idéologie de la neutralité “qui la place au-dessus des classes, au service de l'homme [...] ” et la conduit “à condamner avec véhémence la politique et à s'exclure, en paroles, du champ politique” (2). Figure et instance surmoïque qui interpelle quotidiennement la société sur le sort qu'elle réserve à ses membres, on peut dire en caricaturant que l'assistante sociale reste volontairement hors jeu, ce qui l'amène, pour obtenir les aides nécessaires, à avoir recours à différents modèles d'intercession fondés sur la culpabilisation, la ruse et la plainte “destinés à emporter une décision qui ne se donnerait pas d'elle-même” (3). Or, avec la décentralisation, cette posture intellectuelle et méthodologique perd de sa pertinence, confrontée à l'instauration d'un système politico-administratif local directement responsable du personnel social et de l'argent public en même temps que soucieux de faire la preuve de ses performances, en montrant qu'il sait répondre aux urgences et traiter les plaintes de ses administrés. »
« Dès lors, s'inclure dans le jeu c'est savoir nouer des rapports transparents sur un autre mode que le conflit ou le marchandage. Puisque le service social doit désormais s'immerger dans le fonctionnement global de l'organisation, il lui faut apprendre à s'y comporter à tous les niveaux en nouant des rapports transparents sur un autre mode que le conflit, la coupure, le flou et la dissimulation sous prétexte du secret professionnel. Comme le souligne une assistante sociale : “On est maintenant dans une logique où il faut jouer franc jeu, ne plus biaiser pour la bonne cause, ne pas faire n'importe quoi ou ne plus exagérer en défendant des situations indéfendables. Il faut jouer la clarté, acquérir un peu de réalisme, ne pas demander quelque chose et puis point final... on peut demander l'impossible mais il faut l'expliquer, argumenter sinon on perd toute crédibilité [...].” Pour exercer la profession de façon créative dans les organisations territoriales, il devient impératif de changer le cadre de référence en développant une culture de la négociation à tous les niveaux et non une opposition systématique. »
« Mais l'inclusion dans l'organisation relève aussi d'un bon arrimage des professions à celle-ci. On perçoit alors le rôle que doit jouer la hiérarchie dans ce processus. Celle-ci doit admettre que sa tâche ne sera plus simplement technique mais qu'il faut lui associer une large fonction stratégique d'animation et de diplomatie interne et externe pour construire des accords. Ceci pose le problème d'une évolution des formations initiales de façon à ce que, d'une part le rôle de l'encadrement soit abordé comme une composante facilitante de l'organisation et pas seulement une contrainte qu'il faut combattre ou nier, et d'autre part que cette fonction devienne une perspective de mobilité ascendante possible et valorisée dans la profession. Cette reconsidération technico-symbolique de l'encadrement comblerait un déficit culturel qui limite l'inscription intelligente des assistantes dans l'organisation. Reste que la question hiérarchique ne paraît pouvoir être traitée sans la volonté institutionnelle d'en modifier le rôle et l'image en substituant la reconnaissance des capacités au carriérisme. »
« La seconde question sur laquelle le service social bute concerne son manque de vision politico-stratégique. Au moment où nous observons, à certains endroits, des tentatives pour mettre en place un management participatif qui suppose des projets de service élaborés par les acteurs de terrain, plusieurs responsables mentionnent les difficultés rencontrées pour mobiliser les professionnels. Considérant que les dés sont pipés d'avance, les assistantes sociales se retirent bien souvent de toute réflexion tendant à produire des contre-projets, alors même que leur direction les y invite. Elles invectivent, râlent, se plaignent, refusent de s'organiser, nous dit une conseillère technique, “par manque d'identité professionnelle, par peur de sortir de leurs murs, de rencontrer d'autres institutions, de se faire récupérer politiquement [...], elles ont une vision dichotomique de la société, les bons d'un côté, les méchants de l'autre... et puis, le fait de ne pas avoir un statut d'adulte génère des comportements d'adolescent, le cadre B est un statut de mineur qui ne donne aucune crédibilité et donc n'ouvre pas aux autres”. Dans un contexte où il faut avoir une vision socio-politique et économique élargie et dynamique des problèmes de façon à épouser le terrain mouvant des enjeux politiques, les assistantes sociales, dans leur majorité, demeurent fondamentalement structurées par les limites de leur corps professionnel, de leur secteur géographique d'intervention, par le jeu du colloque singulier avec leurs cas sociaux et enfin par une inscription figée sur le label service social, le secret professionnel étant défendu, souvent mal, comme un dogme qui les éloigne des autres. Il y a là comme une posture de retrait peu propice à la connaissance institutionnelle des jeux d'acteurs mais aussi des ressources disponibles pertinentes et mobilisables au sein de l'organisation pour manœuvrer. Il s'agit là d'un déficit culturel qui ne peut produire que de l'inertie alors même que le nouveau contexte réclame mouvement et alliances. »
« La troisième question qui heurte le modèle d'action du service social centré sur l'idéologie du don et de la neutralité, c'est la demande de conseil et le souci de la rentabilité politique. Nombre d'élus traditionnellement bien implantés sur le terrain attendent du service social qu'il les aide à détecter et décrypter les phénomènes sociaux afin de prendre des décisions en faisant “des propositions raisonnables dans une enveloppe donnée, une fois que le besoin est constaté” (4). Cette demande des édiles heurte l'idéologie réparatrice et généreuse propre aux assistants sociaux de l'Etat providence. Le refus de la culture gestionnaire court de la base au sommet de la hiérarchie intermédiaire pour condamner toute participation aux opérations de choix et de typologisation des populations. Or, c'est bien sur l'existence d'une catégorie de professionnels capables de les conseiller à partir d'analyses socio-économiques permettant de tracer des options locales, que les élus insistent aujourd'hui pour rompre avec le registre de la providence aveugle. »
« Le dernier aspect concerne la différence de temporalité. Les élus ont le souci du rendement électoral du social mesuré à l'aune de la disparition des “urgences”, ou du moins de leur dissimulation rapide, mais aussi de la présentation de réalisations apparentes, voire spectaculaires. Le temps limité des politiques, en général celui d'un mandat, et leur recherche d'une réponse immédiate aux problèmes s'opposent à la temporalité des assistants sociaux, par principe extensible, pour éviter de tomber dans le piège de l'urgence en prenant un temps de recul pour évaluer sans léser. La décentralisation oblige le service social à prendre en compte une autre temporalité mais aussi à dire ce qu'il fait, ou ne fait pas et pour quelles raisons, en d'autres termes à argumenter ses actes professionnels et ses choix méthodologiques, à rendre visible et lisible le produit de son travail d'écoute. Les assistantes sociales sont ainsi interpellées sur le “fétichisme de la durée”, comme dirait Carl Rogers (2), qui leur fait mesurer la qualité de l'intervention au temps passé et sont questionnées sur leur capacité à réintroduire le sens des limites dans leur action donnant une autre perspective que l'assistanat. »
« Fondamentalement, cette compétition entre deux représentations de la pauvreté et de l'action sociale à conduire, trouve aujourd'hui à s'inscrire dans un cadre territorial qui fait place à deux légitimités qui ne peuvent plus, comme auparavant, s'ignorer, sous peine de se paralyser mutuellement. Nous sommes donc passés d'une situation d'isolement et d'incompréhension réciproques qui permettait à chacun de penser et d'agir dans son espace propre, à un cadre qui force la collaboration et place la négociation au centre de l'intervention. Cause de nombreux “ratages”, la différence de temporalité invite à réfléchir sur les moyens d'instruire des modalités permettant un réglage synchronisé des collaborations pour l'action. »
« Dès lors, pour conforter un basculement du service social dans l'organisation selon un schéma dynamique dans lequel l'instance politique commande aux praticiens sans pour autant neutraliser l'énergie et l'intelligence de la base par des actes d'autorité ou une bureaucratisation stérilisante des rapports et des circuits, il convient de fonder un nouvel arrangement entre les pôles à partir des impératifs d'intervention. On verrait alors se dessiner une forme politiquement et administrativement assistée d'action sociale dans laquelle les édiles auraient pour vocation d'agir en appui stratégique pour ouvrir les portes nécessaires aux actions du service, tandis que l'administration départementale jouerait un rôle de centre ressource et de conseil en matière de dispositifs disponibles, de financement, d'évaluation des actions a posteriori, etc. Dans cette perspective, le système politico-administratif devient un véritable partenaire apportant influence, expertise et compétences au service d'actions conçues et développées en collaboration avec le service social sur des objectifs négociés répondant aux besoins locaux identifiés par l'ensemble des acteurs. Cette perspective rejoindrait les analyses de Michel Crozier (3), selon lesquelles les dirigeants, et donc leurs administrations, doivent cesser d'être de simples gestionnaires pour devenir des animateurs qui accompagnent l'accouchement de systèmes nouveaux et l'action de leurs services qui, en retour, servent l'intérêt général. Il est temps de reconnaître que chacun des pôles constitue pour l'autre à la fois une contrainte pour sa liberté et son action et en même temps un stock de ressources mobilisables pour ses interventions. C'est à la construction de ce système d'appuis réciproques qu'il faut s'attacher. »
Philip Mondolfo DIRECTEUR DE LA FORMATION ASSISTANT SOCIAL DE L'UNIVERSITÉ PARIS-NORD (VILLETANEUSE) Sociologue, membre du CEDACT et auteur d'un ouvrage à paraître en janvier 1997 : Repenser l'action sociale -Ed. Dunod.
(1) L'acteur et le système - Michel Crozier et Erhard Friedberg - Ed. Le Seuil - 1977.
(2) Le travail social - Jeannine Verdès-Leroux - Ed. de Minuit - 1978.
(3) Voir La politique et les pratiques des allocations mensuelles et des secours d'urgence sur une circonscription d'action sanitaire et sociale - Rapport pour la MIRE, octobre 1986 - B. Bouquet, M. Kaiser et A. Lenfant.
(4) Propos d'une conseillère technique.