La question inquiète et interroge observateurs et travailleurs sociaux, experts de la chose sociale, politiques et managers : comment reconstruire un lien social, à l'évidence délité, dans une société anxieuse de devoir jouer les mutantes, en quête du sens de ces bouleversements, sans savoir comment, avec qui et sur quoi en reconsidérer les fondements ?Entre concurrence et repli, exclusion et compétitivité, violences et solidarités, peut-on en appeler à des réponses classiques pour restaurer ce qui se déconstruit sous nos yeux ? Ou doit-on tenter de refonder d'autres modalités de vivre ensemble en cherchant à articuler de nouvelles formes de solidarité ? Un appel à réflexion, amorcé le 18 octobre dernier par le conseil général du Puy-de-Dôme, qui a placé l'année 1996 sous l'égide de la solidarité (1).
D'abord, déjouer le piège des mots. Si les éléments de référence sur lesquels s'appuyait le lien social se sont profondément modifiés - l'école égalitaire, un modèle familial en lignage, l'entreprise, pourvoyeuse d'emplois salariés stables assurant ainsi protection sociale et pouvoir d'achat, etc. - le lien social existe pourtant bel et bien (2). « Les relations entre les personnes, les groupes et la société n'ont pas disparu elles sont autres. Alors travaillons sur ce lien tel qu'il est, dans sa complexité et sa fragilité », estime le psychosociologue Gaston Jouffroy.
En ligne de mire pour affronter ce chantier expérimental, l'entreprise bien sûr, puisque jouissant d'une place privilégiée dans la déconstruction du lien social, reconnaît Didier Livio, chef d'entreprise et ex-président du Centre des jeunes dirigeants (CJD). « Inutile de se crisper sur les normes de travail d'hier qui tuent l'emploi de demain. Il faut faire le deuil du passé et inventer une organisation du travail qui réponde au besoin de flexibilité de l'entreprise tout en refusant la précarité pour les individus.» Ce qui veut dire aussi trouver un espace de négociation pour équilibrer projet collectif et projet individuel. Et permettre ainsi à l'individu de s'investir dans d'autres activités que l'emploi salarié, dans d'autres lieux de socialisation que l'entreprise. Comment relever ce défi et redéfinir un nouveau contrat économique et social ? En revalorisant toutes les formes d'activité, en leur donnant une valeur ajoutée et en accroissant la souplesse au sein des entreprises. « Nous avons déjà des outils juridiques pour le faire maintenant (3) . Il est possible de développer le temps négocié par l'annualisation et la réduction, globale et individuelle, du temps de travail. » A condition, ajoute Didier Livio, que cette individualisation du rapport salarié/entreprise s'accompagne d'une revitalisation du dialogue social, notamment dans les petites et moyennes entreprises.
La société du travail est-elle finie ? Si certains - tels par exemple les partisans de l'allocation universelle ou du revenu d'existence - en sont convaincus et plaident pour de nouvelles formes de sociabilité, pour d'autres, le travail reste le seul pourvoyeur d'identité sociale. Et sans doute pour longtemps encore. « Les publics les plus en difficulté ne peuvent attendre 20 ans qu'une nouvelle forme d'organisation sociale émerge ! La démarche intellectuelle est facile », s'indigne Pierre Choux, président d'une SA, ID'EES 21 à Chenôve (Côte-d'Or), qui regroupe une quinzaine d'entreprises d'insertion (4). « Les gens auxquels nous nous adressons ont envie de s'insérer dans le modèle dominant. On ne peut leur dire qu'ils n'auront plus à le connaître. L'emploi salarié est le vecteur d'insertion essentiel pour avoir un statut et une rémunération. Nous nous appuyons sur leurs représentations positives de l'emploi pour les aider à s'insérer. » A contrario de l'avenir ? « A vouloir anticiper, on va créer des réserves d'Indiens ! Pour moi, participer à la reconstruction du lien social, c'est tirer sans cesse vers le haut : tenter, par exemple, de proposer aux jeunes des métiers qui soient attractifs. Il ne faut pas se contenter du ramassage des papiers gras ! Les entreprises d'insertion doivent se positionner dans le secteur concurrentiel et non se complaire dans le tiers secteur. Sinon, elles confortent la rupture sociale. »
Difficile, dans une société de consommation en panne de consommateurs, qui a privilégié la culture de l'utilitaire (Qui suis-je si je ne sers à rien ?), de retrouver le sens de l'échange.
Fondatrice des Réseaux d'échanges réciproques des savoirs (1), Claire Hébert-Suffrin est intimement convaincue que dans la réciprocité se fonde la relation à soi, à l'autre et à autrui. « On ne sait plus si ce qu'on apprend à l'école servira un jour. Je crois qu'il faut travailler de plus en plus sur l'apprentissage permanent comme processus d'auto-formation. » Cette démarche enrichit, et réciproquement, le lien social, conçu comme « une aventure commune tournée vers un avantage mutuel » :chacun est à la fois savant et ignorant et donc l'égal de l'autre puisqu'on ne peut hiérarchiser les savoirs. La relation aux autres est donc fondée sur une parité humaine à défaut d'être sociale. Tout le monde est concerné et pas seulement les pauvres, dit-elle. « Comme on apprend dans les deux rôles, non seulement le rapport à soi se transforme mais il y a aussi un plus qui naît de cet échange. La relation à l'autre peut ensuite s'ouvrir aux autres, au groupe social, dans son quartier ou son village. » Plus de 450 réseaux existent en France, à l'origine desquels, parfois, des travailleurs sociaux. Anne-Marie Boileau, assistante sociale de secteur à Saint-Eloi-les-Mines (2), petite commune rurale du Puy-de-Dôme, a tenté l'expérience. Elle a démarré par le bouche à oreille, avec l'une de ses collègues, en faisant appel à leurs connaissances. Pour certains des membres du réseau dont elle connaît les difficultés, la richesse des échanges se mesure autant à travers l'apprentissage stricto sensu qu'à travers la découverte positive d'eux-mêmes. « Ce qui a pu amener un père et un fils qui ne se parlaient plus à renouer des liens autour de parties d'échecs », se souvient-elle.
50 millions d'abonnés sur l'internet... Le XXIe siècle sera celui de la communication interactive. Faut-il craindre l'isolement des utilisateurs de ces nouvelles technologies ? Fantasme, répond Pierre Lévy, professeur au département Hypermédia de l'université de Paris-VIII (5). Selon lui, le cyberespace, dispositif de communication à grande échelle qui n'a jamais existé auparavant, est en train de produire des liens sociaux originaux. Un groupe de personnes peut, par exemple, lire un message, y répondre, et chacun, ensemble, créer ainsi une communication de groupe. Les messages enregistrés constituent la mémoire du groupe. Les utilisateurs apprécient ce mode de communication parce que les relations sont transinstitutionnelles, transfrontalières et peuvent s'établir par affinités. A l'intérieur de ces communautés virtuelles, s'échangent informations et connaissances... Des dérives existent, certes, « mais n'assimilons pas l'internet et pédophilie, comme l'opinion a tendance à le faire aujourd'hui ! ». Les atouts ? Outre des savoirs communs, il existe une éthique de la cyberculture : réciprocité dans l'échange, respect dans la communication (on ne pose pas une question sans avoir consulté les archives de la conférence électronique, on ne zappe pas, etc.), et développement d'une intelligence collective. Chacun étant une ressource d'apprentissage potentiel pour les autres, ces singularités se relancent et la richesse acquise collectivement bénéficie ultimement à l'individu. Au départ, ces systèmes ont été le fruit d'un mouvement social de base qui émanait d'utilisateurs masculins, jeunes, urbains et diplômés. Les grands groupes industriels se sont ensuite accaparés un marché lucratif et son prolongement : autoroutes de l'information, multimédia, etc. Ce qui pose la question de savoir vers quel type de communication l'on se dirige. Il s'agit encore d'un système coopératif sans administration centrale fondé sur la bonne volonté des acteurs. « Mais des mouvements financiers souterrains visent à construire un système sécurisé, payant et cher », assure Pierre Lévy. Ce qui exigerait que les pouvoirs publics puissent en garantir l'accès et l'utilisation au même titre qu'un service public. Une démonstration qui a de quoi susciter les inquiétudes des professionnels de l'action sociale. « Quel usage sera réservé aux bénéficiaires du RMI, aux jeunes illettrés sans qualification et autres inutiles au monde que je reçois à ma permanence ? », s'interroge, perplexe ou ironique, cette assistante sociale de secteur. Un risque de plus de ségrégation sociale ?... Aux Etats-Unis, des homeless peuvent surfer entre eux sur l'internet par l'intermédiaire de bornes interactives à leur disposition dans des lieux publics. Mais le coût des communications est extrêmement faible...
Réhabiliter ou restaurer l'image du don, de l'échange, de la réciprocité, laisser place au développement - de plus en plus important - d'un bénévolat humanitaire qui puisse faire alliance avec des professionnels aux compétences reconnues, travailler sur les relations intergénérations qui perpétuent autrement d'anciennes formes de solidarité familiale sont autant de pistes à explorer. Mais l'action publique locale doit, elle aussi, transformer ses propres essais, soutient à juste titre Hugues Sibille, président de Ten conseil (6). Pour conduire des politiques adaptées aux formes à venir de la désaffiliation sociale, selon l'expression du sociologue Robert Castel. Soit opérer une véritable gestion des ressources humaines des professions de l'intervention sociale qui dépasse les clivages entre anciens et nouveaux métiers, améliorer la représentativité des populations en difficulté dans les lieux qui les concernent, instaurer des lieux publics de débat autour de la cohésion sociale, et mieux articuler travail social (7) et développement économique local au niveau du territoire.
Dominique Lallemand
(1) Les semaines de la solidarité devaient avoir pour but de créer des espaces de rencontres entre le grand public et les acteurs départementaux de l'action sociale, et de renforcer la coopération entre les professionnels. Conseil général du Puy-de-Dôme : Tél. 04 73 42 20 20.
(2) A lire : « Tisser le social » - Projet n° 247 - Automne 1996 : 14, rue d'Assas - 75006 Paris - Tél. 01 44 39 48 48 - 65 F.
(3) Notamment certaines dispositions de la loi quinquennale sur l'emploi du 20 décembre 1993 et la loi de Robien du 11 juin 1996 sur l'aide à la réduction du temps de travail - Voir ASH n° 1859 du 29-12-93 et n° 1995 du 1-11-96.
(4) ID'EES 21 : 8 bis, rue Paul-Langevin - 21300 Chenôve - Tél. 03 80 51 66 66.
(5) Auteur de L'intelligence collective : pour une nouvelle anthropologie du cyberspace -Ed. La Découverte, 1994. Et en collaboration avec M. Authier, Les arbres de connaissance -Ed. La Découverte, 1992.
(6) Ten conseil : 193, rue de Bercy - Tour Gama A - BP 410 - 75582 Paris cedex 12 - Tél. 01 53 02 27 00.
(7) Sur l'avenir du travail social face aux mutations économiques, lire l'article de J.-N. Chopart dans Recherches et prévisions n° 44, CNAF, juin 1996 - Voir ASH n° 1987 du 6-09-96.