Comme les autres stagiaires du quartier intermédiaire sortants (QIS) (1), R., 37 ans, aura purgé sa peine dans quelques jours. Dernière semaine du stage. Demain la liberté ? Pour R., qui n'en est pas à sa première incarcération, sortir de prison c'est un peu « sortir d'un enfer pour entrer dans une jungle ». Comme les autres stagiaires du QIS, R. entre dans la catégorie toxicomanes multirécidivistes. C'est-à-dire habitué à la came autant qu'à la prison. Tellement perdu dehors qu'il se trouve aussi bien dedans. « Dans la drogue, on se renferme énormément, on perd peu à peu confiance en soi », explique R. Et « quand on sort de prison, le plus dur c'est de faire des démarches ». Comme celle des autres stagiaires du QIS, l'histoire personnelle de R. est aussi répétitive que le refrain d'une chanson, son étiquetage social - catégorie « incasables » - aussi discret qu'un gyrophare. Mais cette fois, R. se sent un peu plus armé pour affronter l'extérieur : « Ma réinsertion me paraît envisageable parce que les démarches ont commencé ici. »
C'est en 1990 que Claude Jouven (2), psychologue, imagine le QIS, un projet de prise en charge globale des détenus un mois avant leur sortie de prison. Au-delà du problème des incarcérations à la fois nombreuses et rapprochées des toxicomanes, elle constate à l'époque que « cette catégorie de détenus arrive de l'extérieur dans un état de plus en plus détérioré ». Il y a donc urgence, et elle veut y répondre. La méthode Claude Jouven, au grand dam de ses collègues psychologues, c'est le traitement social de la toxicomanie. « Ici, on ne focalise ni sur la dépendance ni sur le mal-être du toxicomane. On travaille sur l'urgence de chacun. Et puis surtout on crée du lien là où il n'y en a pas. » Apprendre au détenu à demander de l'aide pour éviter le retour en prison et à ne pas rester seul dans sa galère sont les objectifs qu'elle a fixés au QIS. Depuis le premier stage en mars 1992, l'expérience pilote a élu domicile au rez-de-chaussée de la première division, bâtiment sud de la maison d'arrêt hommes de Fresnes. Installé en pleine détention, le QIS est une incongruité à l'intérieur de la prison (3). « Ici on travaille pour l'extérieur », explique Jocelyne Moulin, éducatrice du QIS. Les locaux se résument à deux cellules transformées en lieux de parole, auxquelles a fini par s'ajouter une salle de réunion au premier étage de la détention. Car l'originalité du stage est ce va-et-vient permanent entre une prise en charge individuelle et la dynamique de groupe qui finit par apparaître au cours des quatre semaines de communes expériences. Un dosage subtil pas facile à expliquer, qui travaille dans le sens d'une (re) valorisation de l'individu et d'une (re) prise de confiance en soi.
La participation au QIS est basée sur le volontariat : les détenus en ont entendu parler (hors les murs de la prison parfois), ou ont été informés par une des structures qu'ils fréquentent au sein de la prison, service socio-éducatif et antenne toxicomanie. Les dix détenus retenus pour le stage (un QIS toutes les six semaines) ont en commun une date de libération proche de celle de la fin du stage, sans quoi le travail effectué perd son sens.
La première des quatre semaines est celle du concret et de la réassurance. Toutes les questions pratiques y sont posées : la situation administrative (carte d'identité, carte de sécurité sociale, demande de RMI), souvent inexistante l'hébergement, thérapeutique ou non, certains détenus étant SDF l'insertion professionnelle, peu de détenus ayant un emploi dehors, et la situation pénale (4). « On ne fait pas une politique d'assistance, se défend Claude Jouven. Notre objectif est de donner un coup de pouce à des gens totalement incapables de gérer le quotidien. » Les démarches entreprises répondent à la demande de chaque stagiaire.
Pour fonctionner, l'équipe pluridisciplinaire du QIS s'appuie sur un solide réseau extérieur : centre d'information et d'orientation, ANPE des sortants de prison, centre de formation, comité de probation, centres d'hébergement, en région parisienne mais aussi en province, l'éloignement de la capitale étant parfois nécessaire. Des représentants de ces structures animent un atelier du QIS, ce qui permet de faire connaissance et de prendre rendez-vous pour un stage en entreprise, une formation, un foyer d'hébergement, après la sortie.
Après celle de l'utilitaire, vient la semaine du plaisir, avec le théâtre du Fil (5). C'est à partir de là que se joue le groupe, grâce au travail corporel. Mettre le corps en jeu, en mouvement, en regard aussi, afin d'entrer dans un autre rapport à l'autre, à soi-même, et déplacer ainsi les représentations : tel est l'objectif que s'est assigné le théâtre. Dans la grande chapelle du centre pénitentiaire, loin des surveillants, presque loin de la prison, les détenus oublient leur quotidien pour investir l'imaginaire et, selon l'expression de Jacques Miquel, créateur et directeur du théâtre du Fil, « entrer en poésie même par effraction ». Pas simple pour des gars si peu tournés vers l'autre, dépendance oblige, et qui ont caché depuis longtemps sensibilité et émotions sous une carapace de durs à cuire. Pas simple non plus de mettre en mouvement un corps souvent meurtri par la maladie.
Il y a bien des réticences et des blocages, du type « qu'est-ce qu'ils me font faire ? ». Mais si les détenus peuvent à tout moment quitter le stage, cela ne s'est produit qu'une seule fois en 33 QIS. Les acteurs invitent à se laisser aller, et les stagiaires se prennent au jeu des images produites par le corps, des rencontres avec des objets, des contacts aussi - totalement inconcevables en prison. Le dernier jour de la semaine le groupe présente son travail à un public venu... de l'extérieur, le théâtre du Fil s'étant attaché à le mettre en forme. « Je n'aurais jamais cru que j'étais capable de ça » : moment de satisfaction - une fois n'est pas coutume -, d'étonnement aussi. Une révélation, le théâtre ? Plutôt « une ouverture vers une transformation possible, une indication pour un chemin de traverse », précise Jacques Miquel. Sachant qu'abattre les hauts murs du fatalisme ne se fait pas en cinq jours. Ni même en un mois.
Vient alors la semaine de l'intime en groupe, pendant laquelle des questions aussi personnelles que la santé, la famille, l'alcoolisme sont abordées. La semaine de théâtre a souvent fait prendre conscience aux détenus de l'existence de leur corps, et avec elle la nécessité, niée jusque-là, de le soigner. Un atelier de médiation familiale aborde la problématique du retour parmi les siens à partir de jeux de rôles. Un moment difficile pour certains détenus, car « la famille est souvent leur gros blocage », constate Martine Umbricht, psychologue du QIS. La famille pèse en effet de tout son poids sur la tête du toxicomane, chez laquelle il vit encore la plupart du temps, même après 25 ans, et à cause de laquelle (l'économie familiale reposant parfois sur le trafic de drogue) il « retombe » souvent. En confrontant les histoires personnelles, à la fois semblables et différentes, il apparaît que quitter la famille -ce qui prendra plus ou moins de temps -, c'est-à-dire en finir avec les bonnes vieilles habitudes de la cité et des dealers, est la seule issue.
Sur le plan psychologique, un atelier est mené par un psychologue de l'antenne toxicomanie, et Martine Umbricht conduit les entretiens individuels. « On donne aux détenus beaucoup d'informations sur le rôle du thérapeute, parce qu'en général ils pensent qu'il faut être fou pour consulter un psy, et souvent ils en ont eu une mauvaise expérience », explique-t-elle. Elle essaie d'inciter ces détenus, « de plus en plus atteints dans leur image et souvent dépressifs », à poursuivre le suivi psychologique à l'extérieur, avec elle pour ceux qui le souhaitent.
Car c'est bien là la force du QIS : permettre dehors le maintien des liens qui se sont tissés dedans : entre détenus, mais surtout avec le personnel de l'équipe et les intervenants extérieurs. « D'anciens détenus continuent à nous appeler quatre ans après être passés par le QIS », affirme Claude Jouven. La confiance s'est installée, et le message est passé : demander de l'aide pour faire face à une difficulté (séparation avec le conjoint, par exemple) plutôt que de « retomber ».
Au cours de la dernière semaine de stage les détenus poursuivent en individuel ce qui a été entamé en groupe, grâce auquel chacun a évolué, mûri. Depuis les premiers QIS, la part des entretiens individuels a été renforcée, de même que l'accompagnement des stagiaires après leur sortie de prison, qui passe par une présence physique des membres de l'équipe. « L'idéal, c'est un mois dedans et un mois dehors », estime Claude Jouven. Une lourde tâche pas toujours facile à tenir pour une équipe si réduite. Par ailleurs, c'est lors de cette quatrième semaine que le contact avec l'extérieur est renoué par téléphone, normalement interdit en prison : les détenus peuvent appeler leur famille et prendre les rendez-vous dont ils ont besoin. Sans compter le rendez-vous qui réunit toute l'équipe du QIS, stagiaires compris, pour un dîner de retrouvailles dans un restaurant parisien un mois après la fin du stage.
Le bilan du QIS est plutôt positif. En quatre ans, le taux de récidive de la population accueillie a chuté de moitié : avant le stage, plus de la moitié des personnes retournaient plusieurs fois en prison dans la même année. Après le stage, plus de la moitié des personnes ne retournent pas en prison au cours de l'année, et pour environ le quart des détenus passés par le QIS le stage a permis de couper court avec le milieu carcéral. « C'est bien souvent la seconde fois [après une nouvelle incarcération donc, ndlr] que se produit le déclic pour le détenu toxicomane », précise Claude Jouven.
Catherine Delgado
La mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT) (6) a décidé d'étendre l'expérience pilote du QIS de Fresnes à sept autres établissements pénitentiaires : Lille, Lyon, Marseille, Metz, Strasbourg, Nice, ainsi que la maison d'arrêt des femmes (MAF) de Fresnes. Claude Jouven a été désignée pour créer sur la MAF de Fresnes ce qui ne s'appellera plus quartier intermédiaire sortants mais unité pour sortants. Un budget de 500 000 F va être alloué par unité, dont le lieu d'emplacement a été choisi en fonction de certains critères : présence d'une forte population multirécidiviste et toxico-dépendante, locaux adaptés, motivation des antennes toxicomanie et adhésion du personnel pénitentiaire. Cette sélection des établissements (à la fois maisons d'arrêt et centres de détention) est « la seule façon pour que le dispositif soit réellement efficace », précise Nathalie Frydman, chargée de mission Justice à la MILDT. Outre un comité de suivi mis en place pour épauler les équipes, un cahier des charges constituera leur cadre de travail, afin que l'esprit de la démarche de Claude Jouven soit respecté.
(1) QIS - Centre pénitentiaire de Fresnes : allée des Thuyas - 94261 Fresnes cedex - Tél. 01 49 73 13 27.
(2) Elle a créé la première antenne toxicomanie en milieu carcéral, à Fresnes en 1986.
(3) Le QIS est sous la tutelle du service médico-psychologique régional du centre pénitentiaire de Fresnes.
(4) Il peut se passer six mois avant qu'une condamnation ne soit inscrite sur le casier judiciaire, si bien qu'une personne condamnée par défaut peut très bien ignorer l'existence de sa peine.
(5) Théâtre du Fil : rue des Palombes - BP 40 - 91600 Savigny-sur-Orge - Tél. 01 69 54 24 64.
(6) MILDT : 8, avenue de Ségur - 75350 Paris 07 - Tél. 01 40 56 60 00.