« Les “jeunes en errance” défraient la chronique sociale. Pour eux se multiplient les déclarations indignées. Contre eux se dirigent les arrêtés municipaux anti-mendicité. A leur sujet se multiplient et s'empilent les dispositifs, colloques et publications. On a pourtant bien des difficultés à avoir une représentation rigoureuse de ceux que l'on nomme ainsi. Si les connaissances se précisent dans le domaine de la psychopathologie de l'errance (1), elles n'en sont qu'à l'état d'ébauche en termes de caractérisation globale d'un phénomène.
« Régulièrement on insiste sur l'amplification du problème. De fait, depuis le développement au milieu des années 80 de l'utilisation du terme “SDF” pour rendre compte de la population à la rue, on insiste sur le nombre croissant de jeunes qui vivent ces situations. On ne peut cependant rien dire de précis du nombre de “jeunes en errance“. A la question “combien sont-ils ?“, la réponse ne peut être que “trop”. L'augmentation objective de leur nombre se vérifie tout de même par la proportion toujours grandissante de jeunes parmi les consommateurs de services offerts aux personnes en difficulté.
« Les “jeunes en errance“ inquiètent. Un peu comme les apaches ont inquiété la Belle Epoque, les loubards les trente glorieuses ou les punks la fin des années 70. Ils rappellent un XIXe siècle cauchemardesque, période de visibilité extrême de la misère urbaine. Les jeunes errants, quand ils n'avaient pas été balayés par la mortalité infantile, traînaient dans les rues, mendiant et volant, sans nulle part où aller. Ils évoquent aussi ces enfants de la rue, phénomène en principe associé aux pays en développement, condamnés à des systèmes économiques de survie dont la prostitution est la dernière extrémité.
« Aujourd'hui, la question de ces “jeunes en errance“ offre une formidable actualité à la coupure pluriséculaire toujours opérée entre les bons et les mauvais pauvres. Inquiétants plus qu'apitoyants, leurs comportements entraînent souvent le rejet. Le pauvre docile et territorialisé ne pose pas de problèmes. Les “jeunes en errance“ apparaissent mobiles dans la ville et entre les villes. L'agressivité et la dérision de leurs propos et comportements les condamnent. Sales, oisifs, dangereux, profiteurs, drogués, tous les qualificatifs sont bons pour les renvoyer ailleurs. On leur prête systématiquement comme choix ce qu'ils provoquent ou subissent : des conduites délinquantes, des pratiques économiques plus ou moins licites (mendicité, deal, commerces variés), des habitudes toxicomaniaques. Avec leurs chiens qui leur apportent protection et affection, ils font tache dans des villes estivalières et/ou festivalières qui vivent du tourisme.
« Depuis 1993, la mendicité s'est vue ainsi interdite dans certaines villes par des arrêtés municipaux qui tracent une ligne entre ceux qui “méritent ” une intervention de la municipalité et ceux qui doivent en être éloignés. Les pauvres méritants, les “habitués”, les “clochards”, sont ceux dont la présence familière ne dérange pas. Les autres sont ces “jeunes en errance“, ces “nouveaux SDF” aux manières et modes de vie agressifs. Le “clochard“ ne fait pas trop peur et il importune peu. Le jeune sans-abri qui vit et exprime avec violence ses difficultés dérange. Avec ces arrêtés municipaux, l'attention répressive se porte particulièrement sur les “jeunes en errance“ les plus visibles. Ceux qui se qualifient eux-mêmes volontiers de “zonards”.
« Les zonards vivent, en particulier en été, dans la rue et de la rue. François Chobeaux, l'une des personnes qui les connaît le mieux, a bien montré que leur vie n'est ni équilibrée ni choisie (2). Ils maîtrisent relativement leur existence quotidienne, et en particulier les réseaux d'assistance qui peuvent leur apporter un soutien conjoncturel, mais ils ne se projettent pas dans l'avenir. Le no future reste d'actualité. L'utilisation massive d'alcool et autres toxiques les coupe de la réalité. Souvent rassemblés en petits groupes informels, à l'identité visuelle plus ou moins folklorique, leurs bandes, plus éphémères et rivales que soudées et solidaires, ne permettent qu'une socialisation très précaire. Réfugiés derrière des discours idéalisés qui feraient d'eux des acteurs proclamés de l'errance, ils retournent leurs stigmates et en font des blasons. Ils revendiquent à haute voix leur choix pour ce mode de vie, mais murmurent à côté leur souffrance de se sentir si perdus. Pas plus que le clochard qui n'a jamais, quoi que véhicule l'imagerie populaire, choisi sa condition, les zonards n'ont réellement effectué un choix. Ils rationalisent des discours pour les mettre en cohérence avec des conditions d'existence.
« De 10 à 30 ans, l'âge de ces jeunes passe parfois sous la barre de l'enfance et dépasse très souvent celle de l'adolescence. On a dit que la jeunesse n'était qu'un mot. Pour ces jeunes, au regard de leurs difficultés, la jeunesse n'est en tout cas que maux. Les trajectoires sont marquées par des origines modestes, des parcours scolaires brisés et, souvent, par des ruptures affectives précoces. La vie quotidienne n'est devenue qu'une survie bricolée. Minées par la violence, les addictions et les infections, les perspectives restent sombres pour une bonne partie d'entre eux.
« Cette existence de zonard n'est cependant pas celle de tous les jeunes qui se trouvent sans toit. Les “jeunes en errance“ ne correspondent pas tous, loin de là, à la figure du zonard.
« Dans une catégorie comme celle des “jeunes en errance“, on réunit des situations très variées. Que de différences entre le fugueur qui pour la première fois s'échappe du foyer familial et le trentenaire impulsif qui fait la route depuis des années ! Quoi de commun entre l'errance dispersée et discrète de jeunes sans-abri qui, quotidiennement, se “débrouillent” pour trouver un toit et l'existence regroupée et exubérante de “zonards“ qui circulent de ville en ville ? Le zonard, au mode de vie caractéristique, est parfaitement identifiable. De l'autre côté, rien n'est plus invisible dans l'espace public qu'un jeune sans toit et sans revenus qui, au jour le jour, se démène seul. Par ailleurs, les groupes de “jeunes SDF” qui militent collectivement dans Paris pour le droit au logement de manière très revendicatrice ne se considèrent pas comme des zonards. Sous des désignations communes comme “SDF” ou “jeunes en errance”, sont en fait rassemblées des situations très diverses. Les personnes comptées ainsi forment en réalité un ensemble extrêmement hétérogène.
« La jeunesse est-elle la meilleure variable pour apprécier le phénomène ? Ce n'est pas certain. Les “jeunes en errance“ vieillissent... Et ils restent en errance... La jeunesse n'est qu'une variable parmi d'autres pour apprécier des situations de disqualification sociale.
« Il est important d'avoir à l'esprit que l'âge n'est qu'une des variables à considérer pour rendre compte de processus de désocialisation qui, avec le temps, transforment les personnalités. Les approches catégorielles qui tendent à caractériser une population avec quelques variables socio-démographiques ou administratives font l'impasse sur le temps qui passe. Il existe des zonards âgés et des jeunes dont “l'abandonnisme” est proche de celui de vieux clochards. Ce n'est donc pas en agissant sur des catégories de jeunes ou d'adultes que l'on peut le plus efficacement leur venir en aide. Plutôt que de s'attacher à l'âge, il est préférable de considérer des moments dans des processus d'exclusion. Il y a des phases de disqualification sociale que l'on traverse. On peut distinguer, quels que soient l'âge, l'état de santé ou la nationalité, des périodes de fragilité, d'habitude et de sédentarisation. Fragiles, certains jeunes sont en errance mais ils restent invisibles dans l'espace public. Habitués à l'errance, certains autres passent leur temps à se faire remarquer. Sédentarisés, quelques autres ont perdu à la fois leur virulence et leur mobilité. Il s'agit ici de décrire l'errance des jeunes, tout comme celle des adultes, en termes de phases. Plus que l'âge d'une personne, c'est le temps passé dans l'errance qui doit motiver le type d'intervention.
« Pour répondre à la situation des “jeunes en errance“, deux axes de travail semblent essentiels. Il faut assurément développer les actions éducatives novatrices vers les personnes qui vivent ancrées dans l'errance, en particulier ces “zonards” dont la présence est difficilement acceptée. Il est pour cela nécessaire de réformer le travail d'approche et d'accueil pour que les intervenants sociaux ne soient plus rejetés ou instrumentalisés. Il faut également trouver des méthodes de prévention à l'attention d'adolescents qui pensent n'avoir rien à perdre et qui développent des prises de risque maximales. L'essentiel n'est peut-être pas là, aussi nécessaires ces mesures soient-elles. Il faut parallèlement appeler des réformes de fond pour qu'une société toujours plus riche ne produise plus de telles situations de misère.
« En effet, cette question des “jeunes en errance“ n'est pas un problème marginal. C'est au centre de notre société que se situe le problème. Plus que des réponses spécifiques à apporter, il y a un problème global à traiter. Ces jeunes sont passés à travers les mailles gangrenées par le chômage d'un système de protection sociale. Les bases professionnelles des mécanismes de redistribution de l'Etat providence vacillent aujourd'hui. Ce n'est donc pas avec les outils des années de croissance et de plein emploi que l'on pourra efficacement répondre aux formes contemporaines de la marginalité juvénile. La gestion de telles difficultés pour la jeunesse n'est certes pas une question nouvelle et elle s'est toujours située au cœur de la société. La nouveauté, c'est le caractère parfaitement intolérable de telles situations dans une société d'abondance. »
Julien Damon CHARGÉ DE MISSION SOLIDARITÉ À LA SNCF Julien Damon est, notamment, l'auteur Des hommes en trop. Essai sur le vagabondage et la mendicité. La Tour d'Aigues - Ed. de l'Aube - 1996.
(1) Voir le dossier « Errances » réalisé sous la direction de Philippe Gutton dans la revue Adolescence - n° 23 - printemps 1994.
(2) Les nomades du vide - François Chobeaux - Arles - Ed. Actes Sud - 1996.