C'est la première fois que Franck, 20 ans, vient à la Permanence d'accueil jeunes (PAJ) (1). Il vit depuis déjà plusieurs semaines à la rue. C'est un copain qui lui a parlé de cet endroit où l'on reçoit les jeunes en galère. Un peu méfiant, un peu intimidé, il accepte le café que lui propose Robert Bosque, l'un des deux éducateurs qui animent ce lieu. Celui-ci explique qu'ici chacun peut bénéficier d'un coup de main : s'asseoir un moment, parler, se laver, nettoyer ses vêtements ou laisser quelques affaires en dépôt. Les jeunes qui passent peuvent aussi, avec l'aide des travailleurs sociaux, trouver un endroit où manger et dormir ou encore se faire soigner. Enfin, ceux qui le souhaitent peuvent être mis en contact avec différentes structures (associations, services sociaux, CHRS) qui pourront, peut-être, les aider à s'en sortir. Mais pour l'instant, Franck ne désire rien de tout ça. Tout ce qu'il veut, c'est se reposer un peu. Il repassera éventuellement plus tard laver son linge. Pour le reste, on verra une autre fois. L'éducateur n'insiste pas. Pour lui et Sylvie Verdier, sa collègue, l'essentiel est d'offrir une possibilité de dialogue, de tendre une perche. Après, libre à chacun de la saisir. Si Franck revient, peut-être pourront-ils l'aider à aller plus loin.
Implantée au rez-de-chaussée de la cour d'un vieil immeuble du XIe arrondissement de Paris, la PAJ se trouve à un emplacement stratégique, à mi-chemin des principaux points de rencontre des jeunes errants de la capitale : les gares du Nord, de l'Est et de Lyon ainsi que le forum des Halles. Refait à neuf, le local est accueillant mais sans luxe inutile : deux tables, quelques chaises, un peu de documentation... A gauche, un petit couloir ouvre sur deux bureaux, une cuisine, une cabine de douche et une pièce faisant office, à la fois, de buanderie et de consigne. Ici, pas besoin de rendez-vous ni de condition préalable. L'accueil est libre, anonyme (pour ceux qui le souhaitent) et gratuit, du mardi au samedi, de 14 heures à 21 heures. Inspirée des lieux d'accueil de jour -notamment les Boutiques solidarité -, la PAJ est une structure unique en son genre à Paris. Elle ne reçoit en effet que des jeunes errants, âgés de 18 à 25 ans. Et son objectif se veut avant tout éducatif, et non assistantiel ou simplement occupationnel. Conçue comme une passerelle entre urgence sociale et action éducative, la permanence doit être, comme l'explique l'un de ses responsables, « un espace de socialisation qui participe à l'urgence sociale ».
La PAJ a ouvert ses portes en janvier dernier (2) à l'initiative de l'Association nationale de réadaptation sociale (ANRS) (3). Pour ses responsables, il s'agissait alors de répondre à un problème pressant : comment faire face au nombre croissant de jeunes errants fréquentant les différents services de l'association ? C'est au sein du service insertion jeunes (SIJ) de l'ANRS, particulièrement sollicité avec 500 jeunes en grande difficulté reçus en 1995, qu'est née l'idée de cet accueil. « Nous cherchions un système adapté aux besoins des jeunes errants car ceux-ci échappent, le plus souvent, aux dispositifs classiques », rappelle Patrick Rouyer qui dirige aujourd'hui le SIJ et la PAJ, les deux structures fonctionnant en synergie.
L'originalité du système consiste à rompre avec un mode de prise en charge sociale et éducative trop contraignant et peu adapté à ces jeunes souvent très déstructurés. A la PAJ, pas de contrat à signer et pas d'engagement à tenir. « Les maîtres mots sont disponibilité et écoute. Nous essayons avant tout de répondre de façon réaliste et solidaire aux besoins et demandes des jeunes. En gardant toujours en tête l'idée que la finalité c'est l'insertion et le projet social », explique Bernard Turpin, directeur général de l'ANRS. « Préciser d'emblée qu'il n'y a pas de condition préalable, c'est une façon de dire aux jeunes que nous n'avons pas d'attente particulière vis-à-vis d'eux, pas de demande a priori. Ce qui ne signifie pas que nous n'ayons pas d'exigences éducatives et socio-éducatives. La PAJ n'est pas un simple lieu d'écoute », enchaîne Patrick Rouyer.
Educateurs spécialisés chevronnés, Robert Bosque et Sylvie Verdier accueillent donc tous ceux et celles qui se présentent. « T outefois, nous expliquons systématiquement à chaque jeune qui nous sommes et quelles sont nos possibilités. Il faut qu'ils comprennent que nous pouvons faire un bout de chemin avec eux mais certainement pas résoudre tous leurs problèmes », expliquent-ils. « Nous ne sommes pas fascinés par la misère. Nous ne sommes pas là non plus pour aimer les jeunes ou nous faire aimer d'eux. Nous cherchons simplement à leur signifier que quelque chose est possible, qu'ils ont une place dans la société. Même si, durant un temps, cette place ne peut être ailleurs que dans l'errance », renchérit Patrick Rouyer. Une volonté de réalisme certes nécessaire face aux difficultés et aux limites de ces jeunes. Mais qui ne va pas toujours sans peine pour une équipe éducative dont les efforts peuvent se révéler vains du jour au lendemain. A preuve, l'histoire d'André. A 23 ans, ce jeune homme alcoolique et à la rue depuis trois ans survivait tant bien que mal à Paris, trouvant refuge, comme tant d'autres, à la gare de l'Est. Arrivé par hasard à la permanence, il y était revenu très régulièrement. Puis, à force de persuasion, il avait finalement accepté de partir en province, dans un foyer Emmaüs. Une tentative qui a malheureusement tourné court. En effet, quelques jours seulement après son départ, il était de retour gare de l'Est. « Le foyer, c 'était trop bien pour moi », a-t-il fini par avouer aux éducateurs.
Autre difficulté : éviter que les jeunes ne s'installent et ne monopolisent la permanence. « Il faut être très disponible et, en même temps, savoir tout de suite fixer des limites. Autrement, les choses peuvent déraper très vite », explique Robert Bosque. Pour cette raison, et en accord avec leur direction, les éducateurs ont décidé d'instaurer le vouvoiement systématique au sein de la permanence. Une règle plutôt bien acceptée et rarement transgressée, expliquent-ils, estimant que cela marque une distance nécessaire entre la PAJ et la rue. De même, la plupart des entretiens ont lieu dans la pièce commune. Parfois, lorsqu'une certaine confidentialité paraît nécessaire, les éducateurs utilisent un bureau mais dont on a ôté la porte afin de bien marquer qu'il s'agit, là aussi, d'un lieu ouvert. Une pratique qui peut paraître étonnante concernant des jeunes qui, bien souvent, ont besoin de pouvoir s'épancher librement en face à face. « Nous souhaitons qu'il y ait une possibilité d'écoute mais pas que s'instaure une relation duelle de type psychothérapeutique. La réalité reste présente », justifie Patrick Rouyer. « En outre, ce système nous permet de garder un œil sur la salle », précise Robert Bosque, indiquant qu'il s'agit de dialogues informels et d'une durée toujours limitée. « Nous ne pratiquons jamais d'entretiens intrusifs. Nous ne cherchons pas à savoir à tout prix qui est la personne et quelle est son histoire. » Il est vrai que les éducateurs ne réalisent pas de « suivi » au sens habituel du terme. C'est le jeune lui-même qui fixe le rythme des rencontres. Certains viennent à intervalles réguliers, d'autres disparaissent puis reviennent soudain sans crier gare. « Ceci dit, pas question de laisser quelqu'un s'installer à la permanence sans que l'on ne puisse rien mettre en place avec lui », précise Sylvie Verdier. Enfin, l'équipe de la permanence s'appuie sur un réseau très complet de partenaires : bureaux d'aide sociale, foyers d'accueil d'urgence, missions locales, SAMU social, CHRS, CIO, Médecins du monde, Réso, Espaces santé précarité, associations intermédiaires... Sans compter, bien sûr, les services de l'ANRS.
Huit mois après sa création, la permanence a pu trouver son rythme et a réussi, jusqu'ici, à éviter les débordements graves. Même si, compte tenu du public reçu, l'éventualité d'un passage à l'acte est toujours présente. « La seule difficulté importante que nous ayons connue concerne un jeune qui s'est totalement déshabillé. Après beaucoup de discussions, et sans faire appel à la police, nous avons réussi à lui faire entendre que ce type de comportement n'était pas acceptable. Depuis, il vient toujours mais il n'entre plus dans le local. Il reste à la porte et c'est l'éducateur qui sort faire le point avec lui », raconte Patrick Rouyer.
Résultat : de janvier à juin, 338 jeunes sont passés 1 260 fois à la permanence. Un quart d'entre eux est venu grâce au bouche à oreille, les autres étant envoyés par les services sociaux et les associations. La plupart souhaitent simplement parler avec quelqu'un, d'autres cherchent un lieu d'hébergement, un renseignement ou encore du travail. Reste qu'il est encore un peu tôt pour évaluer réellement les résultats obtenus par la PAJ. « L'un de nos critères de réussite serait le nombre de jeunes sortis de l'errance pour réintégrer les circuits d'aide spécialisée ou de droit commun. Mais pour avoir cette information, il faudrait que nous ayons un renvoi de nos partenaires », explique Patrick Rouyer, indiquant qu'une série de rencontres sont en cours à ce sujet, notamment avec le SAMU social, le BAS de Belleville et la cité Saint-Martin. Pour l'heure, l'équipe affiche une satisfaction prudente : « Nous sommes heureusement surpris. Nous n'avons pas été débordés et quelque chose se met en place, dans le sens d'un échange et pas dans une optique assistantielle. » Seul changement actuellement prévu : fermer plus tôt le soir. En effet, très peu de jeunes fréquentent la permanence passé 20 heures. Ce qui tendrait à prouver qu'ils ont généralement trouvé un moyen d'hébergement.
Les jeunes qui fréquentent la PAJ sont majoritairement des garçons (65 %), âgés en moyenne d'un peu plus de 21 ans et principalement originaires d'Ile-de-France. Les éducateurs estiment que le quart d'entre eux sont des errants de longue date -présentant parfois des troubles psychiatriques - qui ne fréquentent pas, ou plus, les services sociaux. Autre catégorie particulièrement nombreuse (40 %) : celle des jeunes en situation de rupture familiale récente qui ne connaissent pas encore les services sociaux. Entre les deux, un groupe de jeunes en difficulté qui, pour la plupart, sont déjà connus et pris en charge par ailleurs.
Compte tenu de ces premiers résultats plutôt encourageants, l'expérience pourra-t-elle se poursuivre ? Rien n'est moins sûr. En effet, quoique créée avec l'accord de la direction de l'action sociale, la PAJ ne bénéficie actuellement d'aucune subvention directe. L'ANRS finance entièrement le projet grâce à des économies réalisées sur le budget du SIJ. Coût total annuel : environ 600 000 F alors qu'il en faudrait le triple, estime-t-on à la direction de l'ANRS. D'où l'impossibilité de financer un troisième poste d'éducateur qui permettrait, pourtant, de maintenir la permanence ouverte durant tout l'été et, surtout, d'éviter une usure trop rapide de l'équipe. Les responsables veulent cependant être optimistes, tablant sur l'attribution d'un financement dans le cadre du nouveau dispositif « Points accueil jeunes 10-25 ans » (4). « Il faut s'occuper de ces jeunes, leur faire comprendre qu'ils appartiennent à une société qui se soucie d'eux. Autrement, on ira, à terme, vers des solutions plus radicales avec le retour de l'enfermement », prévient, en conclusion, Patrick Rouyer.
Jérôme Vachon
(1) PAJ : 40, rue de Malte - 75011 Paris - Tél. 1 43.38.42.41.
(2) Voir ASH n° 1958 du 19-01-96.
(3) ANRS : 7, rue Taylor - 75010 Paris - Tél. 1 42.02.24.44.
(4) Voir ASH n° 1985 du 23-08-96.