Educateurs, psychologues et directeurs de foyers témoignent tous avoir été, à un moment de leur vie professionnelle, confrontés à la question de la stérilisation - de femmes, dans l'immense majorité des cas. Pour Germaine Peyronnet, directrice de la résidence Soleil, à Massy, dans l'Essonne (1), c'était il y a quelques mois. « Nous recevons de jour une jeune femme trisomique de 28 ans, qui a déjà subi de force un avortement. A la suite de celui-ci, elle a pris beaucoup de poids. Dernièrement, le médecin qui la suit dans son foyer d'hébergement a conseillé une stérilisation pour raisons médicales. Or, lorsqu'elle en a entendu parler, elle est devenue très violente. Elle a même été renvoyée de son CAT. » Germaine Peyronnet a choisi la voie du dialogue avec l'équipe des éducateurs, mais aussi avec la principale intéressée : « La décision ne nous appartient pas mais nous pouvons au moins nous mobiliser pour réfléchir. Dans le cas de cette jeune femme, nous lui avons expliqué que la stérilisation lui était conseillée pour raisons médicales, mais qu'il fallait prendre le temps d'y penser. Nous lui avons dit que nous comprenions sa violence. » Des histoires comme celle-ci, Germaine Peyronnet en a vécu beaucoup au cours de sa carrière. Mais ce sont souvent des histoires sans paroles : « Nous sommes mis devant le fait accompli. Lorsque des parents viennent chercher leur fille, pour un ou deux jours, nous savons ce que cela veut dire... Il arrive aussi que la personne elle-même ne soit pas au courant, et se fasse soi-disant opérer à la suite d'une crise d'appendicite. »
D'après l'expérience des professionnels, les familles sont le plus souvent à l'origine d'une stérilisation. Ce sont pourtant les moins bavardes sur le sujet, à quelques exceptions près. Selon Claire Desmichelle, psychologue, et Bernadette Abello, assistante sociale au CAT de Ménilmontant (2), « il y a toujours eu un non-dit entre les familles et nous autour de la stérilisation ». En fait, le non-dit concerne toutes les questions se rapportant à la sexualité. La vie sexuelle des personnes handicapées mentales est une réalité dans les foyers mixtes, mais le sujet reste tabou. « Nous souhaitons rencontrer régulièrement les parents pour aborder cette question », explique Guy Wencker, directeur du CAT des Colombages à Paris (3). « Lorsque nous leur disons qu'il faut commencer à penser à une contraception, ils tombent des nues. Ils estiment que leur fils ou leur fille est encore un enfant, et le restera toute sa vie.» Marie-Christine Philbert, mère d'une jeune femme trisomique, fait un constat similaire : « Les parents, le plus souvent, pensent que leur amour comble la vie affective de leur enfant. Ils n'imaginent pas qu'ils puissent avoir d'autres désirs. » Les exposés du planning familial, les réunions d'information et de prévention des MST apparaissent à certains comme une incitation à la débauche ! Autre non-dit, autre déni : la procréation. Lorsque les parents commencent à s'interroger sur la sexualité de leur enfant, ils pensent immédiatement à ses conséquences. Car les familles ont tendance à s'approprier la sexualité de leurs enfants, à régler leurs problèmes sans l'appui des professionnels, qui n'ont pas à se mêler d'une question d'ordre privé. Or, une procréation est inenvisageable pour les parents. « Tout d'abord, pour des raisons matérielles de prise en charge de l'enfant à venir », précise Guy Benloulou, psychologue au CAT Maurice Pilot, à Paris (4). « Ils ne se sentent pas le courage d'élever un autre enfant. Or que va-t-il devenir ? De plus, les parents souffrent d'une blessure narcissique. Il est difficile pour eux d'évoquer froidement l'arrivée d'un bébé, parce que cela leur rappelle leur propre expérience. Et puis, ils ne peuvent s'empêcher de penser que cet enfant risque d'être anormal... »
Consciemment ou non, la stérilisation est une façon d'éluder à la fois la sexualité et la procréation. Une sorte d'abdication, que l'on peut difficilement reprocher à des familles souvent blessées et tout simplement fatiguées, mais une abdication tout de même. De nombreux professionnels, des psychologues, des directeurs de foyers, des assistantes sociales, mais aussi certains parents, souhaitent réhabiliter la parole, l'information, le dialogue. Même s'ils ne vont pas de soi et s'ils ne règlent pas tous les problèmes :Marie-Christine Philbert préfèrerait que sa fille Emilie, après en avoir discuté avec elle, prenne un contraceptif, mais celle-ci aimerait beaucoup avoir un enfant. Comment être sûre qu'Emilie suivra sa contraception ? Autre exemple : à la résidence Soleil, à Massy, une jeune femme est tombée enceinte et a souhaité garder son enfant. « Nous avons discuté très longuement avec elle, en évoquant les difficultés auxquelles elle s'exposait, explique Germaine Peyronnet. Mais nous avons respecté son choix. Aujourd'hui, elle est en train de signer l'abandon de son bébé de 19 mois. Ce n'est jamais facile, mais qui sommes-nous pour lui interdire d'avoir un enfant ? »
En tout cas, Michel Delcey, médecin à l'Association des paralysés de France, estime que « si chaque cas de stérilisation était analysé, on se rendrait compte que la majorité résulte d'un manque d'informations et de la solitude des parents face à une telle question ». Comme beaucoup de ses collègues, Gilbert Pétrus, directeur d'un foyer Afaïm à Choisy-le-Roi, dans le Val-de-Marne (5), refuse de considérer la stérilisation comme un moyen de contraception : « C'est un acte médical. » Et Bernadette Abello rappelle qu'avec « tout l'arsenal existant aujourd'hui pour assurer une bonne contraception, il paraît abusif de recourir à la stérilisation ». Il n'empêche :dans ce débat, qui est d'ordre très intime pour les familles, il n'existe pas de solution miracle. Et Germaine Peyronnet avoue qu'elle et son équipe d'éducateurs se sentent un peu seuls lorsqu'ils doivent ensemble aborder la question autour d'un cas concret. Opposée à la stérilisation, la directrice de la résidence Soleil aimerait qu'un cadre législatif apporte des répères aux uns et aux autres. « Il est bien de se dire que certains abus sont absolument interdits, que certaines choses sont autorisées et que d'autres sont interdites. »
L'existence d'un cadre législatif, comme le suggère le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) dans son avis du 17 avril dernier (6), aurait au moins le mérite de ne plus éluder le problème : des cas de stérilisation existent en France, autant légiférer pour protéger les personnes handicapées. Mais les opposants à la stérilisation ne sont pas tous partisans d'une loi. « Voter une loi est aussi une échappatoire, estime Bernadette Abello. Tout le débat perdrait de son sens, puisque la stérilisation serait autorisée dans certains cas, donc officialisée. » En tout cas, la Fédération française des associations Croix-Marine d'aide à la santé mentale, la Ligue française d'hygiène mentale et l'Union nationale des amis et familles de malades mentaux se prononcent contre l'avis du CCNE lorsqu'il envisage la création de centres qui seraient autorisés, dans certains cas, à procéder à des stérilisations. Ces associations « se déclarent attachées au maintien et au développement d'aménagements souples qui permettent d'apporter les aides nécessaires au sujet et à sa famille dans la recherche de la solution contraceptive la mieux adaptée ». Elles estiment, en outre, que la proposition du CCNE « ferait des personnes handicapées mentales une catégorie de la population relevant de mesures discriminatoires en matière de stérilisation ». Et déplorent « les risques de dérive eugénique qui pourraient découler de ces orientations ». Guy Wencker craint lui aussi une loi : « C'est un peu comme l'euthanasie, cela ouvrirait une brèche. On peut comprendre que certaines personnes abrègent les souffrances d'un proche, et l'on peut comprendre que, dans certains cas, il n'y ait pas d'autre solution que la stérilisation... Mais de là à les officialiser, il y a un pas qu'il me paraît dangereux de franchir. »
Et puis, une loi pour quoi faire ? Interdire le recours à la stérilisation, l'officialiser ou le limiter ? « Parler de stérilisation des personnes handicapées mentales dans une loi suppose que l'on définisse d'abord qui sont ces handicapés mentaux », explique Gérard Zribi, auteur du Dictionnaire du handicap et directeur général de l'Association des familles et amis pour le soutien et l'éducation et la recherche pour les personnes handicapées . « La frontière entre certaines maladies mentales et certains handicaps reste floue. Qui aura le droit de se reproduire et qui ne l'aura pas ? En fonction de quels critères ? »
Même l'éventualité d'un débat public ne fait pas l'unanimité. La réflexion -très complète - menée par le CCNE a justement le mérite, comme le fait remarquer Guy Benloulou, de poser clairement le problème et de ne plus se cacher derrière sa complexité. L'Union nationale des associations des parents et amis des personnes handicapées mentales, quant à elle, avait préparé un texte de loi en 1994 visant à autoriser la stérilisation dans certains cas, mais elle a fait marche arrière. Aujourd'hui, son directeur général, Patrick Gohet, se prononce contre « un débat public qui serait nécessairement polémique et réducteur ». Il vaudrait mieux, selon lui, effectuer une mise à plat de tous les textes de loi existants, susceptibles de protéger les personnes handicapées. « La stérilisation doit être envisagée comme un ultime recours, lorsque toutes les autres solutions se sont révélées impossibles à réaliser. Il faut donc, avant d'évoquer la stérilisation, améliorer le devoir éducatif, préventif et d'accompagnement que les professionnels et les familles ont à l'égard des personnes handicapées. » Autrement dit :il faut se donner les moyens d'une politique de prise en charge sociale - digne de ce nom - des personnes handicapées mentales.
On l'aura compris, la question peut difficilement s'énoncer en un simpliste « pour ou contre ». Comme le souligne Gilbert Pétrus, il faut étudier la situation au cas par cas, car chaque famille, chaque individu sont différents. Il n'existe pas de réponse globale, ce qui rend le débat certes plus difficile, mais impose, ou en tout cas devrait imposer à chaque fois, une rencontre et un dialogue entre tous les acteurs concernés. Après tout, comme le fait remarquer Roland Broca, président de la Fédération française de santé mentale, « cette question relève des droits de l'Homme, et ceux-ci progressent très lentement. Mais il n'y a pas de pratique sans éthique ».
Anne Ulpat
(1) Résidence Soleil : 13, rue Appert - 91300 Massy - Tél. (1) 69.20.73.70.
(2) CAT de Ménilmontant : 40, rue des Panoyaux - 75020 Paris - Tél. (1) 47.97.80.62.
(3) CAT des Colombages : 8, rue Lasson - 75012 Paris - Tél. (1) 43.47.19.70.
(4) CAT Maurice Pilot : 17, impasse Truillot - 75011 Paris - Tél. (1) 43.14.85.60.
(5) Foyer Afaïm : 18, rue du Docteur-Roux - 94600 Choisy-le-Roi - Tél. (1) 45.73.32.32.
(6) Il n'existe pas, en France, de loi spécifique à la stérilisation. Cependant l'article 16-3 du code civil n'admet une atteinte à l'intégrité physique qu'en cas de nécessité thérapeutique et à condition d'obtenir le consentement de la personne concernée. Or, le CCNE estime que « la justification thérapeutique d'une intervention envisagée essentiellement dans un but contraceptif paraît hautement discutable en tout état de cause, la déficience mentale ne saurait à elle seule fournir cette justification » - Voir ASH n° 1972 du 26-04-96.