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Sur la scène des quartiers

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En juin dernier, les 29 villes retenues par le ministère de la Culture dans le cadre de sa politique culturelle en faveur des quartiers entraient en scène. L'idée est de permettre aux habitants de s'impliquer directement dans la création. Le point sur cette approche avec trois actions menées à Argenteuil et Mantes-la-Jolie, en Ile-de-France.

« C'est un travail sur leur propre identité. L'idée d'un échange individuel est de favoriser une parole, puis un texte. Il n'y a aucun thème fédérateur si ce n'est la dalle en elle-même », explique Christian Bontzolakis, écrivain et journaliste. Nous sommes au Val-Nord d'Argenteuil, en compagnie du théâtre Incarnat (1) avec lequel, durant deux mois, une vingtaine de personnes du quartier, tous âges confondus, ont travaillé sur la création d'une pièce intitulée Provisoirement vide. Un reflet de leur vie quotidienne, de leurs sensations, de leurs désirs, dans cet espace urbain si particulier qu'est la dalle du Val-Nord. Où, sur les 80 locaux commerciaux d'origine, il n'en reste que 37 qui ne présentent pas en guise de vitrine les taches grisâtres des rideaux de fer. Et cela crée du vide. La dalle, comme suspendue au-dessus de la circulation, déploie ses deux grands bras de bitume de part et d'autre d'un trou central d'où émergent trois sapins, telle une oasis. Trois grands arbres qui sortent timidement la tête pour rassurer son monde et rappeler que la nature existe.

Difficile d'y croire pourtant, d'autant que juste à côté trône l'hypermarché comme un veau d'or. Tout autour, au bout du lisse ciment, s'élèvent les tours et les barres. Avec néanmoins quelques rayons de soleil qui passent, en lieu et place d'espaces verts de proximité.

Les mots pour le dire

Ce projet est le premier acte de douze mois de théâtre qui vont en compter six. « Un choix qui est dans la continuité d'une politique culturelle menée à Argenteuil depuis 1990, autour du théâtre et de la danse, avec parfois des résidences d'artistes. Car l'essentiel est de toujours travailler sur le long terme, que chaque action puisse enclencher d'autres dynamiques », explique Danielle Deveaux, coordinatrice du projet de quartier.

Avec Incarnat, l'angle d'approche pour chacune des personnes est l'écriture de son propre texte issu d'entretiens individuels avec un écrivain. Puis le passage à la vidéo où il faut lire sa prose devant la caméra. « Une façon d'aborder le théâtre en faisant un détour, souligne Didier Stéphant, artiste peintre et scénographe. Ni bavardage, ni interview, ni masques, c'est-à-dire tout ce qui empêche de voir qu'un visage est beau. » Six semaines plus tard, débute la grande semaine de répétition générale. Les acteurs sont réunis pour la première fois. Un travail intensif qui ouvre le rideau sur un spectacle à trois temps inégaux : une séquence théâtrale commune précède le passage d'une vidéo de l'un des participants, puis un temps d'improvisation au cours duquel ce dernier doit répondre à des questions spontanées. Réactions : « Avec l'écriture, il n'y a pas d'interdit ni de tabou  et c'est valorisant de participer ainsi au scénario. » « On apprend à se connaître, à regarder davantage les choses. » « Cela donne de l'assurance  il est possible de s'approcher des autres. » « Cette expérience est une réelle découverte, un vrai plaisir. » Les paroles fusent, les lendemains s'éclairent  la création artistique agit sur l'âme  c'est sa façon à elle de faire du social.

« L'art permet d'exploser, ajoute Christian Bontzolakis, il offre des ouvertures, révèle des potentiels formidables, donne la force de combattre. » Pour ces professionnels, la question n'est pas de définir quel rôle l'art doit tenir dans la cité. Ils ont la foi dans ce qu'ils font, c'est-à-dire qu'ils sont convaincus que les gens qui viennent travailler avec eux peuvent y trouver quelque chose. Et ce quelque chose semble être la clé de voûte de l'ensemble. Cela peut être une connaissance - comme dit Armand Gatti - qui permet de se conquérir soi-même dans sa propre réalité. Ou encore un désir de s'accrocher. Ou tout simplement des repères pour une plus grande confiance en soi. « Nous devons maintenir nos exigences artistiques, ajoute Didier Stéphant, et avoir le désir de les faire passer. » Et pour la compagnie Incarnat, sa façon d'agir est ainsi de partir d'un lieu pour faire émerger une œuvre d'art par et pour les gens eux-mêmes.

Ensuite, les artistes s'accordent pour dire que le relais doit être pris par des structures correspondantes. L'objectif étant ainsi d'ancrer une activité artistique dans une action plus globale, pour l'enrichir.

Un projet culturel ?Ici ?

Mais tout n'est pas si rose. Car si les associations locales les plus importantes telles que les maisons de quartier sont depuis le départ reliées au projet - tenant une position d'intermédiaire auprès des habitants -, d'autres, plus petites, comme certaines associations indépendantes de services aux familles, d'éducateurs de rue, n'ont jamais entendu parler d'une quelconque opération en cours. Un décalage, presque inimaginable, que l'on rencontre pourtant bien souvent dans ce type de projet de grande ampleur. Toutes les instances sont en action, travaillent en étroit partenariat et pourtant, au cœur de la cité, des travailleurs sociaux l'ignorent.

Autre écueil classique auquel sont confrontées les compagnies artistiques qui pilotent les créations, le déblocage des crédits. Les conventions qui doivent être signées par la direction régionale de l'action culturelle se font toujours attendre.

L'un des cinq autres projets d'Argenteuil sera mis en scène par la compagnie Dekismokthon (2), qui donnera ses trois coups en octobre avec du théâtre d'appartement. « C'est-à-dire que le spectacle que nous allons créer avec quatre ou huit Argenteuillais sera présenté directement chez l'habitant. L'idée est non seulement de travailler avec eux mais donc également chez eux », précise Geoffroy Lidvan, le directeur artistique. Seule condition demandée aux familles qui accueilleront la pièce : inviter tous les voisins vivant au même étage. Avec un final convivial autour d'un grand repas. « L'idée du spectacle sera de construire une famille en se basant sur certaines pièces de Molière. Il s'agira de constituer un scénario à partir d'un mélange de mots : ceux des acteurs qu'ils exprimeront au cours de tout un travail d'improvisation, ceux d'un auteur qui assistera à ces séances et retranscrira ses notes à sa manière, et ceux du génial Molière. »

Après deux mois de travail, il sera alors question d'une vingtaine de représentations chez l'habitant. Pour sensibiliser au théâtre par un détour peu banal, déclencher des communications entre les familles et surtout « pour que cela puisse éventuellement faire naître une dynamique vers l'ouverture d'un lieu théâtral, insiste Geoffroy Lidvan, et à ce sujet, nous envisageons par la suite, si possible, de garder le contact avec Argenteuil ».

Difficile d'évaluer l'impact d'un tel projet. Mais on peut imaginer qu'avec vingt soirées étalées sur trois mois, chaque habitant du Val-Nord en entendra parler au moins une fois. Que cela amènera forcément des discussions  on donnera son avis, on parlera théâtre. Et cela suscitera peut-être des idées, des envies, voire d'autres projets...

Un film comme source d'énergie

A 40 km de là, Mantes-la-Jolie est une ville des Yvelines de 45 000 habitants, où la première direction de l'action culturelle est née en janvier... 1996. Même écrit noir sur blanc, cela reste irréel. « C'est pourquoi ce projet culturel va permettre d'amorcer la pompe, explique François Girard, coordinateur de l'action, de redonner confiance aux habitants, jeunes comme adultes. » Et c'est dans cette optique que sont directement associées à certaines opérations des structures d'insertion. « Dans le projet en cours, poursuit celui-ci, il s'agit de mener en doublon une conduite artistique, la réalisation d'un film avec une vingtaine de jeunes et une démarche d'insertion. »

Mais pas question ici d'un miroir aux alouettes. L'idée rejoint plutôt celle du spectacle Provisoirement vide d'Argenteuil. « L'action est une proposition pour aider le jeune à retrouver dans un premier temps la confiance, souligne François Girard, l'énergie nécessaire pour justement pouvoir travailler en parallèle sur un vrai projet professionnel. »

Mise en scène avec la maison de production Les films du désordre (3), actuellement en résidence à Mantes-la-Jolie pour quatre mois encore. « Mais pour le thème choisi, pas question de désœuvrement, de came ou de casse, précise Filip Forgeau, auteur et réalisateur  il s'agit d'une fiction basée sur les grands mythes amoureux. Et l'autre jour, un des jeunes a dit : “Ici on ne joue pas la haine mais l'amour”. » Pendant deux mois, cette jeune troupe d'une moyenne d'âge de 22-23 ans vit la phase d'écriture et des premiers essais de jeux de rôle. « Des pistes sont proposées dans l'idée de déclencher l'écriture, explique-t-il. Et ils ont immédiatement compris qu'il n'était pas question ici d'orthographe ou de qualité d'expression française  les choses sont alors sorties de façon étonnante. Au bout de 15 jours, toute une série d'histoires était là ;déjà les mythes se croisaient, des connexions se sont établies et ont rapidement donné matière à l'élaboration du scénario. » Parallèlement à l'écrit, dès les premiers jours, les répétitions démarrent où chacun doit reprendre en jeu son propre texte ou celui d'un autre. Avec toutes les impros à la clé. Des petits morceaux de scènes à venir s'additionnent. « Le plus sympa dans cette histoire, continue Filip Forgeau, c'est l'enthousiasme qu'ils mettent à faire les choses. Ils connaissent les données, savent très bien que l'objectif n'est pas de faire carrière dans le cinéma et en même temps ils réalisent la chance qu'ils ont de faire ce film. » Et ce travail, c'est une confrontation avec la rigueur nécessaire, avec sa propre prise en charge, avec un groupe, c'est apprendre la concentration, faire l'effort d'approfondir les questions.

Et si - de même qu'à Argenteuil - le risque de décalage existe toujours dans ce type d'aventure extraordinaire, il reste évident que de telles ouvertures sur la création artistique peuvent être de réelles sources d'énergie pour justement alimenter d'autres ouvertures.

Pascal Massé

LA CULTURE FACE AUX QUARTIERS SENSIBLES

Le 18 janvier 1996, dans le cadre du pacte de relance pour la ville annoncé par le gouvernement, le ministre de la Culture présentait officiellement sa politique de lutte contre l'exclusion, avec la mise en place de projets culturels de quartier étalés sur une année.29 villes (4) sont donc aujourd'hui participantes et 21 directions régionales de l'action culturelle coordonnent l'ensemble. L'identité de ce programme est de donner carte blanche à des opérateurs culturels indépendants du théâtre, du cinéma, de la danse, de la musique, des arts plastiques, etc., afin de démontrer « que l'action culturelle et artistique peut offrir l'occasion aux habitants de participer à une activité sociale  qu'elle peut sensibiliser, éduquer, parfois susciter des vocations, voire des opportunités d'emploi  que la culture apporte des éléments de réponse aux problèmes de perte d'identité, de perte de repères fondamentaux ».

Notes

(1)  Théâtre Incarnat - Responsable Alain Brugnago : 9 bis, rue François-Mauriac - 92700 Colombes - Tél. 1 47.85.16.80.

(2)  Compagnie Dekismokthon - Responsable Geoffroy Lidvan : 98, rue Jean-Pierre-Timbaud - 75011 Paris - Tél. 1 40.21.35.01.

(3)  Les films du désordre - Responsable Filip Forgeau : Tél. 1 39.62.47.00.

(4)  Mulhouse, Bordeaux, Cournon-d'Auvergne, Chalon-sur-Saône, Lorient, Dreux, Epernay, Montbéliard, Argenteuil, Saint-Denis, Mantes-la-Jolie, Sarcelles, Perpignan, Nancy, Thionville, Tarbes, Toulouse, Lille, Caen, Hérouville-Saint-Clair, Le Havre, Le Mans, Amiens, Cognac, Marseille, La Seyne-sur-Mer, Saint-Denis-de-la-Réunion, Lyon, Saint-Etienne.

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