« N'y a-t-il pas peut-être à redéfinir la prévention spécialisée ? Peut-elle aujourd'hui être compétente sur tous les tableaux : à savoir le travail de rue et la maîtrise des dispositifs de lutte contre l'exclusion ? Et ce, sans risque pour son unité », s'interroge Patrick Dubéchot, sociologue au Crédoc. Dans son étude sur l'évolution des pratiques professionnelles et des compétences en prévention spécialisée, réalisée pour le fonds d'assurance formation Promofaf et rendue publique le 3 juillet (1), celui-ci met en évidence les tensions actuelles d'un secteur confronté à une grave crise de recrutement dans certains départements (2). Réalisé à partir d'une enquête dans cinq régions (3) et d'entretiens auprès de gestionnaires et d'éducateurs, son travail a l'intérêt de proposer une photographie des pratiques et des compétences de la profession.
« La diversité des modes d'organisation, des formes d'action et d'identité professionnelles participent de ce que les acteurs eux-mêmes nomment la spécificité de la prévention spécialisée », indique d'entrée de jeu Patrick Dubéchot. Ce qui est le résultat d'une longue histoire qui a commencé à la fin de la Seconde Guerre mondiale avec l'apparition, sous le nom de clubs d'enfants ou de clubs de loisirs, de la première génération d'expériences reconnues comme fondatrices de la prévention. Ce passé étant déjà marqué par les tensions entre partisans et adversaires d'une institutionnalisation de la prévention spécialisée. Entre les défenseurs d'une « action non lisible et non visible pour mieux s'immerger au cœur des populations » et ceux favorables à un cadre réglementé et financé par les pouvoirs publics. L'évolution ayant été dans le sens d'une structuration du secteur, reconnu officiellement par l'arrêté du 4 juillet 1972.
Premier constat donc, l'éclatement des formes d'organisation. A côté des associations à vocation départementale ayant d'autres activités médio-sociales, coexistent des petites (une ou deux équipes) et des grosses associations de prévention spécialisée (ayant de 10 à 30 postes) ou encore des associations paramunicipales. Tandis qu'un nouveau modèle est apparu récemment : celui du service départemental employant des éducateurs, fonctionnaires territoriaux. Hétérogènes, ces structures nourrissent bien évidemment des stratégies différentes. Les structures importantes ayant davantage tendance à développer une logique d'entreprise et « étant peut-être moins attachées à l'identité de la prévention spécialisée et à ses principes » que certaines petites associations.
Les liens entre la prévention et ses financeurs sont également très divers, comme l'attestent les multiples formes de contractualisation. Avec néanmoins des tendances fortes : outre que les conventions tendent à impliquer davantage financièrement les communes, elles prennent désormais souvent la forme de contrats par objectifs (missions ciblées sur des âges, des territoires ou des types d'action) à durée limitée (trois ans) et font constamment référence à l'évaluation des actions. Et surtout, elles contiennent l'injonction « explicite » de travailler avec le partenariat local et à s'inscrire dans le cadre de la lutte contre l'exclusion. « Désormais les conseils généraux, à leur rôle de financeurs, ajoutent un rôle de décideurs », tendant à renvoyer les associations à un rôle de prestataires de services. Et réduisant par là d'autant l'indépendance de la prévention spécialisée, constate le chercheur. « D'acteur privilégié, l'éducateur devient un technicien exécutant. L'association se transforme en un outil de gestion des problèmes sociaux au service des collectivités territoriales. »
Mais si les formes et le contenu se précisent, les attentes et les missions sont beaucoup plus floues. D'un département à l'autre, les perceptions de ce qu'est la prévention spécialisée et de ce que doit être sa mission ne sont pas très affirmées. On constate, aussi bien chez les élus locaux que chez les associations gestionnaires, une certaine ambiguïté sur la notion de prévention spécialisée, qui a tendance à être diluée dans une prévention plus globale et l'insertion sociale. Ce qui finalement n'est guère surprenant, juge l'auteur, évoquant la définition très large des populations et des lieux concernés proposés par les textes réglementaires de 1972. La Charte nationale d'objectifs, issue du colloque de Strasbourg en 1992, assimile notamment la prévention à « une intervention éducative et sociale, à la fois individuelle et collective », agissant « dans les quartiers, les groupes d'immeubles, auprès des groupes de jeunes, auprès des personnes dont la situation sociale et le mode de vie risquent de les mettre ou les mettent effectivement en marge des circuits économiques, sociaux, culturels ».
C'est ainsi que dans les cinq régions, le travail des équipes rencontrées allait de l'aide aux devoirs avec des enfants de 6 ans au suivi d'allocataires du RMI ayant dépassé la quarantaine. Avec, sous l'effet des diverses politiques de prévention et d'insertion, une tendance à « un écartèlement des bornes [en termes d'âge] de la population ». La prévention spécialisée peut-elle et doit-elle absorber cette extension ?, s'interroge l'auteur. La prise en charge de ces différents publics ne renvoie-t-elle pas à des compétences différentes ?
Si les pratiques professionnelles restent floues pour beaucoup d'élus, néanmoins la prévention spécialisée est-elle appréciée en raison de sa souplesse. Une adaptabilité qui s'est révélée au cours de l'histoire. Permettant ainsi l'extension des pratiques, à la fin des années 70 et au début des années 80, vers l'aide scolaire et l'insertion professionnelle. Ce type d'activité ayant certes toujours existé mais d'une manière moins systématique. Aussi les politiques de la ville et les dispositifs territoriaux ont-ils fait entrer la prévention spécialisée dans « une nouvelle période de turbulences », provoquant débats et interrogations.
Finalement, « la diversité rencontrée en prévention spécialisée en fait à la fois sa richesse mais aussi sa faiblesse. Elle éprouve de la difficulté à se trouver un corps référentiel sur lequel elle pourrait s'appuyer pour préciser son cadre d'intervention et proposer de la clarté face aux tâtonnements des élus », affirme le sociologue. C'est ainsi que les quatre principes qui constituent la base de l'identité professionnelle des éducateurs en prévention spécialisée - respect de l'anonymat, libre adhésion, non-mandatement, non-institutionnalisation - sont remis en cause par certains élus, administrateurs, directeurs, voire éducateurs. Et si la majorité des directeurs et des professionnels y restent attachés, ils soulignent la difficulté de s'y référer. Ces principes survivront-ils aux évolutions actuelles ? Quoi qu'il en soit, « l'exigence d'opérationnalité et de résultats concourt à un glissement de la notion de métier d'éducateur en prévention spécialisée au développement de l'aspect opérationnel et fonctionnel des tâches. Ce qui appelle certainement des compétences nouvelles en termes d'adaptabilité et de technicité », conclut l'étude.
Justement, quelles sont les compétences des professionnels ? Tout d'abord, si le principe de la pluridisciplinarité reste bien vivant, le métier d'éducateur spécialisé reste la référence. Mais celui-ci n'est-il pas en fait un « véritable mouton à cinq pattes », si l'on regarde la multiplicité des compétences évoquées en raison même de la diversité des méthodes d'intervention et des modes d'action des équipes ? Néanmoins, l'étude parvient à dégager une série de compétences principales pouvant servir de base de « références minimum communes ». C'est ainsi qu'à côté de compétences techniques et pédagogiques, la capacité à mobiliser un réseau de savoirs immédiatement investissables, à s'adapter aux situations, à « aller vers » l'autre... apparaît fondamentale.
Sachant qu'il y a bien une spécificité de la prévention spécialisée, notamment par rapport aux éducateurs spécialisés en internat ou en AEMO. Elle tient à cette culture de « l'aller vers » et à cette capacité à vivre des situations d'insécurité liées au fait d'intervenir sur les lieux de vie et à la confrontation directe à d'autres acteurs.
Multiples, ces compétences sont néanmoins modulées en fonction des logiques d'intervention. Si quelques équipes ont choisi de privilégier la présence sociale et l'accompagnement social et éducatif, à l'autre bout une petite minorité s'est tournée délibérément vers l'inscription dans les politiques de lutte contre l'exclusion. La majorité se situant plutôt dans l'entre-deux, tentant de composer avec son souci de rester dans le champ éducatif tout en répondant aux nouvelles contraintes. Un partenariat « contraint » qui n'est pas néanmoins sans risque pour l'identité de la prévention spécialisée, qui s'est difficilement construite. En tout cas, ces logiques d'action différentes mobilisent des compétences diverses : des savoir-être traditionnels de la prévention spécialisée pour les uns, des capacités d'ingénierie pour les autres, et enfin des compétences multiples (néanmoins centrées sur l'accompagnement individuel et la gestion des groupes) pour les plus nombreux.
Il n'en reste pas moins que, dans leur majorité, les pratiques dominantes se situent manifestement dans le champ de l'éducatif. Ce qui conduit à un truisme : « les éducateurs en prévention éduquent ». Et finalement, les directeurs et les administrateurs vont avoir un rôle essentiel à jouer afin de gérer la tension entre une majorité de professionnels désireux de rester sur ce registre et ceux qui s'orientent vers une logique de prestation de services. Et donc d'arbitrer « entre logique de métier et de fonction ». Le risque étant que, amenée aujourd'hui à s'engager sur des missions définies à l'extérieur, la spécificité des équipes de la prévention spécialisée ne se réduise qu'à la présence sociale que, seule, elle pratique. Ce qui pourrait signifier, pour « les directeurs et les équipes, une gestion des compétences plus souple et moins marquée par l'éthique éducative et le métier d'éducateur », conclut l'auteur.
Isabelle Sarazin
Le début des années 70 constitue la période de développement des équipes de prévention : 98 clubs et équipes en 1972 383 en 1975 485 en 1985 621 en 1994. La prévention spécialisée, c'est aussi, en 1994 : 2 500 salariés et 1 500 bénévoles 84 départements et 372 villes dans lesquels une équipe se trouve implantée.
(1) L'objectif final de cette étude, qui visait à construire un outil de diagnostic applicable pour la gestion des ressources humaines, a abouti à la production de deux documents : un référentiel d'activité et de compétences (Educateurs et éducatrices en prévention spécialisée : compétences et situations professionnelles) une étude sur l'évolution des pratiques (Compétences éducatives et compétences spécialisées : les éducateurs de prévention au travail). Disponibles sur demande à Promofaf : 9, rue Maryse-Hilsz - 92309 Levallois-Perret cedex - Tél. 1 49.68.10.10.
(2) Voir ASH n° 1895 du 6-10-94.
(3) Provence-Alpes-Côte d'Azur-Corse, Rhône-Alpes, Pays-de-la-Loire, Lorraine, Ile-de-France.