« On a parfois l'impression que le cadre de l'action sociale territoriale n'a pas de consistance propre. Il apparaît comme une simple courroie de transmission. Quelqu'un qui traduit les demandes des élus en objectifs de services et fait remonter les pratiques du terrain vers les responsables politiques. » De façon provocante, c'est une question éminemment sensible que Michel Calvo, directeur de l'Observatoire de la précarité, de l'insertion et de l'intégration Languedoc-Roussillon, a soulevé devant une centaine de cadres des services sociaux territoriaux, réunis à Grenoble à l'occasion de deux journées d'étude organisées par l'Ecole nationale d'application des cadres territoriaux du Centre national de la fonction publique territoriale (ENACT-CNFPT) (1). Car plus de dix ans après la décentralisation, le rôle des cadres sociaux supérieurs de la fonction publique territoriale (voir encadré) apparaît quelque peu incertain. A la charnière de la décision politique et de l'intervention sociale, ils sont en effet plus que jamais tiraillés entre les élus locaux, inquiets de la montée des dépenses et parfois sceptiques sur l'efficacité des services sociaux, et les travailleurs sociaux, usés par les difficultés croissantes des usagers et toujours méfiants vis-à-vis des politiques. Le tout sur fond de crise sociale et de restrictions budgétaires.
La situation des responsables de haut niveau diffère assez sensiblement de celle des cadres d'exécution et d'orientation. Leur rôle s'apparente en effet, davantage, à celui d'un homme-orchestre aux compétences et aux fonctions multiples et parfois contradictoires. Animation et coordination des équipes, concertation et élaboration des projets, développement du partenariat..., autant de mots clés pour ces professionnels à qui l'on demande d'être à la fois des gestionnaires, des juristes, des managers et des spécialistes de l'action sociale. « A l'intersection des préoccupations éthiques, budgétaires et politiques, les cadres des collectivités ont un rôle fondamental à jouer. Un pied sur le terrain et l'autre dans les processus de décision, ils sont les opérateurs essentiels et incontournables pour adapter les modes d'intervention », analysait Roland Garenne, responsable de formation à l'ENACT de Montpellier, lors des journées de Grenoble.
Naturellement, les façons de voir changent, selon le type de collectivité (département ou commune, milieu rural ou urbain). « Faire le lien entre les élus et les travailleurs sociaux ne m'apparaît pas comme une difficulté particulière. Mais il faut reconnaître que, du fait de la proximité, la méfiance entre eux est probablement moins grande dans un centre communal d'action sociale (CCAS) qu'au sein des services sociaux d'un département », considère pour sa part Françoise Vallée, directrice du CCAS de Bourgoin-Jallieu et, à ce titre, responsable de 180 agents. Autre point de vue : celui d'Alain Le Garnec, directeur des interventions sociales et de la solidarité départementale de la Haute-Vienne. « En tant que cadres, nous sommes forcément dans une position d'intermédiaires. C'est ce qui rend le métier à la fois attrayant et difficile. Pour ma part, j'essaye d'être un intermédiaire actif entre plusieurs sphères : celle du politique et des professionnels, de l'administratif et du social, des services sociaux et des citoyens... Mon travail consiste à faire jouer harmonieusement ces différents pouvoirs entre eux, plutôt que de changer de casquette en fonction des interlocuteurs. Dans notre métier, on a intérêt à être un électron libre. A condition de trouver des élus qui acceptent cette conception », explique-t-il. Responsable de plus de 300 agents, dont environ 25 cadres, cet ancien directeur d'hôpital a vécu de très près la décentralisation en participant, dès le début des années 80, à sa mise en place dans plusieurs départements. Une longue expérience dont il a retiré la conviction que la relation cadre/élu est primordiale. « La définition du rôle du responsable des services sociaux dépend en grande partie de la personnalité du président du conseil général. Je constate, par exemple, que certains de mes homologues sont carrément tenus en tutelle par le pouvoir politique. En ce qui me concerne, j'ai exercé mes responsabilités de façons assez diverses mais en disposant toujours d'une marge de manœuvre. Lorsque ce n'était plus le cas, je suis parti. »
Car dans le social comme ailleurs, les postes à responsabilités se transforment parfois en sièges éjectables ou en placards plus ou moins dorés. Ainsi, rappelle un responsable départemental, après avoir compris l'enjeu que représentait l'action sociale, les élus locaux ont voulu, vers la fin des années 80, marquer leur territoire. « A cette époque, raconte-t-il, les deux tiers des services sociaux départementaux se sont restructurés et les directeurs ont commencé à valser. Durant la seule année 1990, près du tiers d'entre eux a changé. » Changement de maire, de président de conseil général, de majorité ou de ligne politique..., les cadres sociaux de la FPT peuvent ainsi à tout moment se trouver en décalage, sinon en désaccord, avec les objectifs de leur employeur. Un risque, certes, inévitable mais pris aujourd'hui très au sérieux par des responsables de services sociaux qui voient avec inquiétude certains élus locaux afficher des conceptions - la préférence nationale par exemple - difficilement compatibles avec les principes fondateurs de l'intervention sociale. « Peut-on être dans une situation de subordination et poser des questions politiques de fond ? », s'interrogeait l'un des participants aux journées. « Il est aussi dans notre rôle de rappeler les principes du travail social, en termes d'éthique notamment », répond Françoise Vallée. « Les cadres peuvent, et même doivent, défendre des principes et des positions par rapport aux demandes et aux interventions des élus », renchérit Michel Calvo, déplorant que le débat autour des valeurs du social soit trop souvent anesthésié. Certes, cela ne va pas sans risques, reconnaît-il, « mais entre se soumettre ou se démettre, il existe une troisième voie : la résistance. D'ailleurs, à un certain niveau, les cadres peuvent s'appuyer sur la loi ». Une position qu'Alain Le Garnec juge courageuse mais pas facile à tenir : « Je crois aux grands principes de la fonction publique : la neutralité et la continuité. Cependant dans un cas extrême, concernant un poste fonctionnel comme le mien, je démissionnerais aussitôt. »
Si les rapports entre cadres et élus locaux ne sont pas toujours simples, ceux qu'ils entretiennent avec les travailleurs sociaux ne le sont guère plus. Des difficultés relationnelles qui découlent trop souvent d'un malentendu. Car, reconnaissent certains responsables, si les travailleurs sociaux ne font pas toujours le deuil des pratiques anciennes, c'est aussi parce que les cadres ne savent pas proposer de nouveaux repères, autres que financiers ou purement administratifs. « Tout le monde sait qu'il n'y a pas suffisamment d'emplois mais on continue de faire comme si. Les travailleurs sociaux acceptent des objectifs d'insertion tout en sachant qu'il ne pourront pas les remplir et qu'ils devront se débrouiller autrement. Faut-il continuer à maintenir cette dichotomie entre le dire et le faire ? Ou faut-il refuser de poursuivre ce jeu, sans que l'on sache très bien quelles en seraient les conséquences ? », s'interroge Gilbert Mignaca, psychosociologue et consultant AFCOR. « On continue trop souvent à faire comme si rien n'avait bougé. Pourtant, les finalités du travail social sont en train de changer. Il ne faut donc pas se tromper, ce qu'il convient de renouveler, ce n'est pas tant le savoir-faire professionnel des travailleurs sociaux que sa finalisation, son utilisation institutionnelle et la mission politique à laquelle il concourt. Or, existe-t-il aujourd'hui une collectivité qui développe la capacité d'expertise des travailleurs sociaux pour rendre plus pertinente une commande d'action sociale, pour piloter une adaptation des modes d'intervention ? En ce sens, les cadres du travail social occupent une place stratégique, primordiale, entre le terrain et les instances d'orientation des politiques locales », s'enflamme Roland Garenne. D'où son agacement face à des attitudes parfois trop techniciennes ou gestionnaires : « Certains responsables croient tout changer en modifiant seulement l'organigramme. Il faut aller plus loin dans la prise de conscience des enjeux actuels du travail social. » Quant à Michel Calvo, il estime, lui aussi, que la responsabilité des cadres à l'égard des travailleurs sociaux consiste à passer de la pratique à la construction d'outils permettant de préciser les objectifs : « Il y a dix ans, un cadre devait être un bon manager. Aujourd'hui, il doit faire de l'analyse stratégique et participer à l'élaboration des politiques sociales locales. »
Il reste que pour la très grande majorité des cadres des services sociaux territoriaux, quel que soit leur niveau d'intervention et de responsabilité, l'urgence est aujourd'hui sur le terrain, du côté des usagers. « Comment parvenir à répondre aux besoins de la population avec des moyens qui diminuent ? En tant que cadres, nous ne savons pas actuellement quelles sont les bonnes solutions à mettre en œuvre en matière d'action sociale. Et nos élus sont le plus souvent aussi perplexes que nous. D'ailleurs, ils nous demandent d'avoir des idées, de travailler à partir de la réalité en termes de moyens. Et peut-être que nous n'osons pas assez nous engager dans cette voie », s'inquiète Françoise Vallée . « Notre principal problème, c'est l'absence de réponses aux difficultés actuelles des usagers », confirme Alain Le Garnec. « Bien sûr, nous essayons de monter des projets. Mais tout ce que nous pouvons mettre en place ce sont des réponses à court terme, afin de maintenir un lien a minima avec les usagers. On essaye de retenir les gens avant qu'ils ne coulent, mais pour combien de temps ? Je n'ai pas la réponse. Et ce problème existentiel, tous les gestionnaires du social doivent l'affronter. »
Jérôme Vachon
Les cadres sociaux de la fonction publique territoriale constituent un groupe récent et plutôt hétérogène. Au premier rang hiérarchique, on trouve les cadres supérieurs (dits A+), notamment les directeurs départementaux des services sociaux. Si certains sont d'anciens inspecteurs des affaires sanitaires et sociales, d'autres viennent d'horizons professionnels extérieurs au travail social : énarques, directeurs d'hôpitaux, inspecteurs du travail... A l'échelon inférieur, les cadres de 1er rang sont, eux, issus de deux filières : sociale (les conseillers socio-éducatifs, actuellement au nombre de 3 700) et administrative (les attachés). D'où la juxtaposition, pas toujours facile, de deux cultures professionnelles et l'existence de certaines rivalités, les administratifs étant soupçonnés de ne pas vraiment comprendre la logique du travail social et les sociaux de ne pas toujours faire preuve d'une grande rigueur administrative. Pour Roland Garenne, ce clivage, hérité de la structure des DDASS et DRASS, devrait cependant s'atténuer. En effet, explique-t-il, « les conseillers socio-éducatifs peuvent désormais devenir attachés et acquérir ainsi une véritable culture administrative. Et ils sont de plus en plus nombreux à faire cette démarche. Quant aux attachés, leur formation vient d'être renforcée avec la mise en place d'une spécialité sanitaire et sociale. A terme, il devrait donc y avoir interpénétration des deux cultures professionnelles ».
(1) « L'intervention sociale décentralisée à l'épreuve d'une société sans travail » - Organisées les 21 et 22 mars 1996 par l'ENACT-CNFPT de Montpellier : 989, rue de la Croix-Verte - Parc Euromédecine - 34198 Montpellier cedex 5 - Tél. 67.04.70.12.