« 175 à 235 milliards de francs échappent chaque année au fisc et aux administrations sociales, soit les deux tiers de l'impôt sur le revenu ou des déficits publics » ou encore « 7 000 F par ménage », selon un rapport parlementaire remis, le 9 mai, à Alain Juppé (1). Un document adressé aux ministres concernés (Travail et Affaires sociales, Intérieur, Justice, Economie et Finances), chargés d'examiner ces propositions avant l'été « afin qu'il soit mis fin à des comportements qui pénalisent la France au travail et mettent en péril la cohésion sociale ». Un conseil interministériel, présidé par le Premier ministre, devant d'ailleurs se tenir début juillet. Interrogés sur l'étendue de leur mission par rapport à son objet initial - en septembre, lors de sa constitution, Alain Juppé avait dénoncé la « fraude au RMI » et les « faux chômeurs » (2) -, les auteurs du rapport, Charles de Courson (UDF, Marne) et Gérard Léonard (RPR, Meurthe-et-Moselle), ont réfuté les accusations de « chasse aux pauvres », évoquant « une mission générale d'évaluation des fraudes et des pratiques abusives ». Celles-ci étant, par définition, difficilement voire non chiffrables, les conclusions auxquelles ils arrivent ont donné lieu à contestation dès leur parution.
Le travail illégal est considéré par les rapporteurs comme la première cause de fraude, avec 100 à 160 milliards de francs de perte de recettes publiques en 1994 (1,3 % à 2,2 % du PIB). En nombre, celui-ci représenterait 1,5 million de personnes, dans une large gamme d'activités allant de la garde d'enfant non déclarée et occasionnelle au travail à temps plein de travailleurs immigrés en situation irrégulière, évalués pour ces derniers à environ 800 000 sur un total de 3,6 millions d'étrangers en situation régulière. Pour lutter contre le travail illégal, jugé comme la « priorité des priorités », Charles de Courson et Gérard Léonard jugent nécessaires la création d'une délégation interministérielle auprès du Premier ministre, l'instauration d'une amende « vraiment dissuasive » à l'encontre des employeurs, et l'extension des pouvoirs d'investigation des officiers de police judiciaire en les rapprochant de ceux des inspecteurs du travail. S'agissant de l'immigration irrégulière, ils préconisent l'allongement du délai de rétention administrative de dix jours aujourd'hui à un minimum d'un mois, et la mise en place d'un fichier d'empreintes pour « les pays les plus sensibles », afin d'identifier une partie importante des étrangers « anonymes » qui échappent aux reconduites à la frontière.
Deuxième cause de fraude « significative », celle aux prélèvements obligatoires (hors conséquences du travail illégal), qui s'élève à plus de 66 milliards, soit 3,2 %. A titre d'exemple, le taux de fraude s'élève à 10,6 % pour la redevance audiovisuelle, à 6 % pour la TVA, à 5 %pour l'impôt sur le revenu et à environ 1,2 %pour les cotisations sociales et les contributions d'assurance chômage. En revanche, les deux parlementaires ont nettement « relativisé » les fraudes aux prestations sociales, qui n'arrivent qu'au troisième rang, représentant seulement 3,4 % en moyenne sur les 260 milliards de prestations étudiées. Etant précisé que la notion de fraude englobe, pour les députés, tant les erreurs involontaires que les véritables abus. Les auteurs dénoncent les 25 %de prises en charge injustifiées de cures thermales par l'assurance maladie (360 millions) ainsi que les 10 % de fraude au titre de l'allocation de parent isolé, prestation jugée « fraudogène » par nature, évaluée à 500 millions. Confirmant la tendance déjà dégagée par des précédentes évaluations ou enquêtes, la fraude au RMI, prestation « très contrôlée », ne représente que 7 % du montant total des allocations versées (1,4 milliard). Viennent ensuite, toujours selon les estimations des députés, les indemnités journalières maladie (6 %), les allocations de chômage de solidarité (5,7 %), les frais de transport pris en charge par l'assurance maladie (5 %), les prestations logement (2,3 %, pour les seules fraudes portant sur les conditions de ressources) et les allocations d'assurance chômage (2 %).
Charles de Courson et Gérard Léonard attribuent ces fraudes et abus à « un système fiscal et social trop déclaratif, trop complexe et inadapté à une ouverture internationale ». Ils estiment, en outre, les « contrôles et les sanctions insuffisants et inégalitaires ».
En matière de prestations et de recettes, les deux parlementaires suggèrent notamment de réduire le champ des procédures déclaratives en exigeant des pièces justificatives, notamment la déclaration de revenus pour les prestations sous conditions de ressources, et de croiser les fichiers informatiques du fisc et des organismes sociaux, ce qui est actuellement interdit par la CNIL et aboutit à « protéger les fraudeurs », selon les rapporteurs. Autres propositions, intégrer l'allocation de parent isolé avec le RMI et la lier à un mécanisme d'insertion, substituer à la notion « d'isolement » celle de simple communauté de résidence, sans préjuger du lien affectif, simplifier et harmoniser les 4 000 règles régissant les aides au logement, ou encore mieux articuler les responsabilités entre les organismes gestionnaires de prestations sociales. En matière d'impôt sur le revenu, ils se prononcent en faveur d'un plafonnement global pour les exonérations, abattements ou réductions d'impôt.
A la suite de ce rapport, la Fédération nationale des syndicats CRC-Santé sociaux (3) dénonce « la volonté insidieuse de stigmatiser les chômeurs et de façon générale les exclus et les immigrés », tout en indiquant qu'il s'agit là d'un « procès d'intention » fait à l'ensemble de la population mise « hors jeu ». Et elle invite « les personnels de la santé et du social à refuser d'être utilisés dans des projets discriminants, de contrôle et de dénonciation ». L'informatisation de certains services va à l'encontre des usagers et bénéficiaires du service public, ajoute-t-elle, mettant en garde contre « la tentation de croiser les fichiers de la protection sociale et ceux de l'administration pour coincer les fraudeurs, et pourquoi pas rendre à terme illégaux tous les dispostifs de solidarité en ce qu'ils court-circuitent une activité lucrative, imposable ou fiscalisable ».
Quant au Mouvement national des chômeurs et précaires (4), il s'élève contre l'utilisation des termes « faux chômeurs » et « fraude aux prestations sociales ». « Mais qui peut réellement vivre avec 2 300 F par mois pour une personne seule ou 3 500 F pour un couple ? Et pourquoi s'étonner que les chômeurs essaient de résoudre leurs difficultés financières ? », s'interroge-t-il, ajoutant que ces derniers sont prêts à travailler. « Ils attendent des parlementaires non pas un énième rapport culpabilisant, mais le lancement d'un plan massif de créations d'emplois. »
(1) Rapport à paraître à la Documentation française : 29, quai Voltaire - 75344 Paris cedex 07.
(2) Voir ASH n° 1942 du 29-09-95.
(3) Fédération nationale des syndicats CRC-Santé sociaux : 23, rue de la Mare - 75020 Paris -Tél. (1) 43.49.28.18.
(4) Mouvement national des chômeurs et précaires : 7, rue Saint-Cloud - 92000 Nanterre -Tél. (1) 53.62.09.01.