« Aller vite n'est pas une fin en soi, encore faut-il aller quelque part », affirmait récemment Alain Bruel, président du tribunal pour enfants de Paris, à propos de l'accélération des procédures prévue par la réforme de l'ordonnance du 2 février 1945 relative à l'enfance délinquante qui devrait être définitivement adoptée mi-mai.
Un sentiment partagé par certains professionnels et responsables associatifs (1) inquiets du projet de loi défendu par le garde des Sceaux, Jacques Toubon, dont l'une des grandes lignes est d'instaurer des comparutions à délais rapprochés. Alors que le juge des enfants n'était pas, jusqu'alors, lié par une contrainte de temps, il aura désormais l'obligation de fixer l'audience de jugement dans un délai de un à trois mois suivant la demande du procureur, et devra rédiger une ordonnance motivée en cas de non-respect de cette échéance. Une approche qui, en mettant « l'accent sur la rapidité et donc, implicitement, sur la sévérité empêche la nécessaire réflexion autour de ce problème complexe de la transgression de la loi par les mineurs », note Michel Guervalais, secrétaire général du SPJJ-FEN-UNSA (2).
Néanmoins, si l'option du gouvernement soulève de nombreux débats (3), beaucoup reconnaissent le besoin d'un renouvellement de la réflexion dans un contexte social de « panne de sens qui rend difficile la transmission de valeurs à nos enfants », comme le déclarait Michel Andrieux, président de l'Association nationale des professionnels et acteurs de l'action sociale en faveur de l'enfance et de la famille (Anpase), lors d'un colloque à Orléans (4). De fait, la société offre peu de perspectives. Ce constat est un préalable indispensable à la recherche de nouvelles pistes en matière de prévention et de sanction à l'égard de ces mineurs qui commettent des délits.
Quelle valeur peut avoir la mesure prise par un tribunal lorsque le geste délictueux n'est pas un message adressé à la société mais une violence hors sens ? C'est la question posée par le philosophe Georges Levesques, qui souligne : « On entend souvent dire après une flambée dans une banlieue : “On ne comprend pas.” C'est normal que l'on ne comprenne pas : cela n'a pas de sens. Les jeunes sont sortis du domaine du rationnel. » Un phénomène lié au contexte socio-économique qui crée des dislocations familiales et des destins fragilisés : « Il y a trop de jeunes qui ne peuvent même pas désigner leur père, leur mère, leurs amis et même leurs ennemis. Qu'est-ce qu'un sens ? C'est toujours une relation qui peut se dire, un lien à quelqu'un, à une cause. C'est cette menace de non-sens pesant sur la jeunesse qui débouche sur de la violence. »
Un constat également déploré par Michel Guervalais : « Pour les jeunes, il y a beaucoup plus de souffrance actuellement. Il y a 20 ans, le jeune était délinquant mais bien structuré. Aujourd'hui, il pète les plombs. » Et la prise en charge de ce jeune par la justice, spécifiquement par la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), bute sur cette absence de perspectives, si ce n'est d'espérance. « Autrefois, quand on s'occupait d'un jeune délinquant, on avait un réseau d'employeurs : le premier refusait, le deuxième, le troisième aussi et le quatrième acceptait. Maintenant, cela ne marche plus. Ce qu'on fait, comme éducateurs de la PJJ, a une vertu pédagogique mais ne mène pas à l'insertion. Pourquoi un jeune respecterait-il les règles d'une société qui ne lui donne rien ? », questionne Françoise Laroche, membre du bureau national du SNPES-PJJ-FSU (5), qui poursuit : « Les jeunes ont besoin de limites et de sanctions, mais l'on doit tenir compte de ce contexte. »
Tenir compte de ce contexte, cela peut être, déjà, de s'interroger sur la notion d'autorité. L'observation est unanime : la défaillance de l'autorité paternelle n'est pas sans incidence. « Un père sans travail dans un quartier en difficulté constitue une considérable perte de repères pour un adolescent », affirme ainsi Michel Andrieux. Difficulté qui conduit le directeur de la direction de l'enfance et de la famille de Seine-Saint-Denis, Claude Roméo, à émettre le reproche suivant : « La réforme en cours de l'ordonnance de 1945 n'a pas placé la famille au cœur du dispositif, ce qui est une lacune car c'est un moyen primordial pour se tourner vers l'intérêt de l'enfant. »
Une perte généralisée de l'autorité telle que le procureur de la République de Pontoise, Claude Mathon, en vient à valoriser le phénomène de bande : « C'est le seul endroit où le jeune obéit à une règle : l'institution judiciaire ne doit pas en faire une circonstance aggravante. » Perte qui dépasse largement le simple rôle du père. Jean-Marie Petitclerc, éducateur spécialisé, chargé de mission au conseil général des Yvelines sur les problèmes de délinquance en banlieue, parle « d'insignifiance des réponses judiciaires » si l'on ne se penche pas sur cette notion d'autorité pour la réinventer. « La vie quotidienne d'un enfant d'un quartier en difficulté, c'est de passer par trois lieux qui se dénigrent les uns les autres : l'école dit “les parents ont démissionné” la rue dit “l'école mène au chômage”, “tes vieux comprennent rien” les parents disent “l'école ne voit pas que mon enfant est doué”. Pour l'enfant, il y a deux solutions : la folie ou la violence. »
Même type de commentaire de la part d'Yves Besancenot, directeur de l'association Elso qui mène des actions autour des phénomènes de violence (6) : « La violence des jeunes renvoie les adultes à leur capacité de tenir et de contenir. Exemple auquel j'ai été confronté : un monsieur voit un gamin en train de forcer une cave, s'interpose et le ramène à son père qui frappe ce monsieur et lui détruit la mâchoire. Pour l'enfant, c'est désastreux. Deux adultes qui ne sont pas d'accord, c'est la fin de l'autorité et donc de la loi. »
Comment, dès lors, sortir de ces contradictions déroutantes ? En s'efforçant de redonner sa place à chaque pôle d'autorité que constituent notamment la famille, l'école et la justice. C'est le choix privilégié par Joël Couralet, directeur adjoint de la direction départementale de la PJJ du Loiret : « La PJJ ne peut être le lieu où l'on se débarrasse des adolescents difficiles. Notre direction s'attache à développer des partenariats avec les enseignants et fonctionnaires de l'Education nationale (7) et notre objectif est de rappeler à tous les services de droit commun qu'ils remplissent leur fonction auprès de ces jeunes. » Complémentarité des actions, c'est aussi ce que préconise Hervé Hamon, président du tribunal pour enfants de Créteil et également président de l'Association française des magistrats de la jeunesse : « A Créteil, on fait un travail avec la police et l'Education nationale pour que l'école reprenne son autorité. Alors que dans d'autres départements, on voit une insulte à professeur atterrir devant le juge des enfants. Le judiciaire ne peut pallier l'autorité scolaire et parentale. »
A la rénovation de la notion d'autorité, certains commencent à vouloir associer une véritable reconnaissance de l'acte délictueux du mineur sans pour autant faire droit aux tenants de l'approche répressive de la délinquance juvénile, mais plutôt en défendant un dépassement du traditionnel conflit entre le « répressif » et l' « éducatif ». C'est notamment le point de vue d'un directeur de la PJJ : « En vertu de l'ordonnance du 2 février 1945, la peine est l'exception et la mesure éducative est la règle. Ce principe doit absolument être préservé. Cependant, ce n'est pas une bonne chose de taire l'infraction. S'il n'y a pas du côté du symbolique un coup d'arrêt, l'aspect éducatif va avoir du mal à fonctionner. Il ne faut pas dénier la question de la limite et de l'interdit. »
Une conviction partagée par Bernard Bobillot, éducateur au service éducatif auprès du tribunal pour enfants (SEAT) de Bobigny : « On a eu trop tendance à s'identifier à l'adolescent et non au délinquant. Dans cette logique, les infractions sont connues mais pas reconnues. En redonnant du sens au délit, on accepte la personnalité de l'auteur. »
Cette évolution des mentalités a même amené le SPJJ-FEN-UNSA à mettre en place, en novembre 1995, un groupe de travail destiné à réfléchir à ce que le syndicat nomme lui-même le « tiers secteur ». Et qui vise, selon son secrétaire général, à « essayer de conjuguer “éducatif” et “contrainte” ». Une tâche délicate qui, pour être menée à bien suppose que son auteur conserve à l'esprit la particularité de l'enfance qui justifie la primauté accordée à l'éducatif par notre législation, et ne soit pas tenté par une assimilation de la faute de l'adolescent à celle de l'adulte.
Un écueil justement évité par certaines démarches comme celle adoptée par le procureur Claude Mathon au tribunal de Pontoise : « La tendance naturelle du juge des enfants est de faire relâcher le mineur lorsque ce dernier n'est pas “connu” de la justice. Moi, je fais le contraire : si le mineur n'est pas “connu”, je le fais justement passer devant le parquet qui fait un rappel de la loi. » Une mesure symbolique et non punitive qui vise à prévenir la récidive en accordant du sens au délit. Objectif identique avec la mesure de réparation pénale introduite dans l'ordonnance du 2 février 1945 (article 12-1) par la loi du 4 janvier 1993 (8). Généralement sous la houlette du SEAT, la réparation concerne essentiellement le primo-délinquant qui a commis une infraction peu importante et dont le préjudice est peu élevé : le service éducatif va proposer la réponse la mieux adaptée allant de l'indemnisation pécuniaire à la rencontre avec la victime en passant par la lettre d'excuses. « Réparer, c'est se situer comme auteur, acteur et sujet de son acte », explique Bernard Bobillot, fervent défenseur et praticien de ce mécanisme qui, selon lui, « vise à favoriser un processus de responsabilisation. Il s'agit moins d'oublier l'acte que de le dépasser et de participer à un projet pacificateur où le désir de prouver quelque chose est plus important que la simple préoccupation de payer sa dette. »
Des mesures qui, sans faire figure de solution, vont en tout cas « quelque part », dans une direction en quête de sens.
Emmanuelle Heidsieck
(1) Voir ASH n° 1968 du 29-03-96.
(2) SPJJ-FEN-UNSA : 48, rue La-Bruyère - 75009 Paris - Tél. 1 40.16.78.78.
(3) Voir ASH n° 1969 du 5-04-96.
(4) « Pour la jeunesse en difficulté : quelle protection judiciaire éducative ? », colloque organisé les 19,20 et 21 mars 1996 par l'Anpase : BP 4 - 76380 Canteleu - Tél. 35.52.43.70.
(5) SNPES-PJJ-FSU : 54, rue de l'Arbre-Sec - 75001 Paris - Tél. 1 42.60.15.84.
(6) Elso : 41, rue Martin-Schongauer - 67200 Strasbourg - Tél. 88.29.85.54.
(7) Ce partenariat a été engagé depuis le 8 janvier 1996 entre la direction départementale de la PJJ du Loiret et la responsable du service social de l'inspection d'académie (Education nationale).
(8) Voir ASH n° 1862 du 13-01-94. Sur l'ensemble des mesures de milieu ouvert prises par la PJJ en 1994 (27 765), les mesures de réparation ont été au nombre de 1 470 (source : direction de la PJJ, ministère de la Justice).