« 1 500 manifestants à Paris, sur les 12 000 agents des services déconcentrés et les 3 000 de l'administration centrale, c'est un assez bon résultat. Sans compter ceux qui ne sont pas venus mais qui sont en grève », se félicitait, le 18 avril, un responsable syndical contemplant le cortège massé sous les fenêtres du ministère des Affaires sociales. Il est vrai que, dans certaines directions, les personnels s'étaient déplacés en nombre. A la DRASS de Bretagne, sur un effectif de 70 agents, 40 avaient fait le déplacement. Même chose à la DDASS du Rhône, où 50 agents sur 180 avaient fait le voyage. Autre indice de la mobilisation des services, la plupart des métiers étaient représentés :inspecteurs des affaires sanitaires et sociales (IASS), secrétaires administratifs, techniciens, informaticiens et même quelques directeurs et directeurs adjoints.
Pourquoi une telle mobilisation ? A cause de la création des agences régionales de l'hospitalisation prévues dans le cadre de la réforme de l'hôpital. Conçues pour gérer l'ensemble de l'organisation hospitalière publique et privée -planification, dotation, autorisation, contrôle, réduction des lits, évaluation, accréditation... -, ces nouvelles structures auront pour objectif essentiel la maîtrise des dépenses de santé. Leur mise en place bouleversera ainsi l'équilibre actuel des répartitions des compétences entre les DRASS et les DDASS. En effet, jusqu'alors, ces services géraient le secteur public sous l'autorité des préfets de région et de département, tandis que les CRAM contrôlaient plus particulièrement le secteur privé. Les agences innovent en regroupant, sous forme de mise à disposition, les services de chaque institution concernés par le domaine hospitalier.
« Certains nous accusent de ne penser qu'à la défense de nos statuts. C'est révoltant. En réalité, la création des agences s'apparente à une répétition générale. Notre secteur sert de champ d'expérimentation avant la prochaine réforme de l'Etat », s'indigne un syndicaliste. « Il me semble que seul l'Etat est le garant de l'égalité d'accès aux soins pour les citoyens. Or, la création de ces agences régionales va créer des inégalités », estime pour sa part Jean-Pierre, secrétaire administratif à la DRASS de Bourgogne. Un point de vue partagé par Claude, inspecteur à la DRASS de Bretagne : « Pour moi, le service public et l'égalité devant le service public signifient quelque chose d'important. Aussi, je comprends mal cette casse de notre administration. » D'autant, estiment bon nombre de manifestants, que même si le système actuel n'est pas parfait, il a fait ses preuves. « Un processus de modernisation de notre administration était en cours. Il est stoppé en plein élan au moment où il commençait à porter ses fruits. C'est comme si tout ce que nous avions fait n'existait plus. Ça fait dix ans que nous disons qu'il y a un besoin de rationalisation. Maintenant tout ça va être mis en œuvre par d'autres, avec des outils que, parfois, nous avions réclamés et que l'on ne nous a jamais donnés », s'indigne Jacqueline, directeur adjoint de la DDASS du Rhône. « On donne beaucoup de pouvoirs aux agences mais si nous avions ces moyens, il serait inutile de créer de telles structures. Conséquence : en tant que fonctionnaires on va se retrouver dans des agences gérées sous la forme de groupements d'intérêt public (GIP). Ce qui signifie que, petit à petit, il n'y aura plus de fonctionnaires mais seulement des contractuels », renchérit André, inspecteur à la DDASS de Meurthe-et-Moselle. Avant de poursuivre : « Ce qu'on veut, c'est surtout plus de concertation. Tout ça a été fait sans nous. Nous sommes d'accord pour que ça change, mais pourquoi créer une telle usine à gaz avec des commissions et des sous-commissions ? On sait d'avance que tout ça ne marchera pas si ça n'est pas sous-tendu par une volonté politique. »
Pour l'heure, l'inquiétude et l'incertitude dominent. « Nous ignorons où nous nous situerons dans la nouvelle organisation. Ce qui est certain, c'est que les services seront démantelés pour fournir les personnels nécessaires aux agences. A la DDASS où je travaille, toute la tutelle hospitalière va disparaître. C'est-à-dire un tiers de nos missions. Ça risque d'avoir des répercussions. Nous avons peur, au bout du compte, de nous retrouver en préfecture », s'alarme Vincent, informaticien à la DDASS du Bas-Rhin. Amer, Jean-Pierre, technicien à la DDASS de l'Aisne, confirme : « Dans ma direction, nous sommes une centaine. Si on enlève 40 ou 50 personnes, il ne restera plus grand monde. Ce que je souhaite, c'est le maintien du système actuel et qu'il y ait au moins un dialogue. Ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. »
Il reste qu'en dépit du succès de la manifestation et de la mobilisation des personnels - 40 % de grévistes selon les syndicats - les dés sont bel et bien jetés. D'ailleurs, la délégation reçue à l'issue de la manifestation du 18 avril par deux conseillers techniques des cabinets Juppé et Barrot, est ressortie passablement déçue et mécontente. « Le Premier ministre a décidé manifestement de continuer à rester sourd et aveugle devant les personnels du ministère des Affaires sociales », a-t-elle déploré.
« C'est vrai, les jeux sont faits en ce qui concerne l'ordonnance elle-même », admettait l'un des responsables syndicaux, pour qui ce n'est pas le groupe de travail confié à Pierre Gauthier, directeur de l'action sociale et chargé d'auditionner au plus vite l'ensemble des organisations syndicales et professionnelles, qui y changera quoi que ce soit (3). Celui-ci poursuit ses concertations en vue de rendre à Jacques Barrot, le 1er mai, un rapport d'étape comprenant plusieurs scénarios en vue d'une réorganisation des services. « Deux hypothèses sont exclues : le statu quo et la partition des DDASS », a-t-il toutefois précisé aux ASH.
Il n'en reste pas moins que les syndicats n'entendent pas baisser les bras. Ils appelaient le 24 avril, date de l'examen des ordonnances en conseil des ministres, l'ensemble des personnels à exprimer leur mécontentement en participant à une opération « écran noir » : paralysie de l'ensemble des réunions administratives et institutionnelles et protestation par fax auprès de Matignon et du ministère des Affaires sociales. En outre, une délégation devait se joindre à la manifestation des syndicats médicaux.
Un baroud d'honneur qui n'empêchera pas la publication prochaine de l'ordonnance au Journal officiel. Mais l'intersyndicale entend bien peser sur sa mise en œuvre réglementaire afin d'obtenir le maximum de garanties concernant le maintien de la cohésion des services déconcentrés. Une détermination qui risque d'être mise à mal par les dissensions syndicales. Déjà la CFDT interco (qui représente les services déconcentrés « affaires sociales », tandis que la fédération PSTE représente les services déconcentrés « travail » et l'administration centrale) se désolidarise du mouvement du 24 avril.
H.M. et J.V.
« Les agences, c'est un démantèlement du rôle de l'Etat qui confie à des services privés des missions de service public », protestait le 28 mars dernier Mireille Vedeau-Ulysse, présidente de l'Association des élèves et anciens élèves IASS de l'Ecole de la santé, devant 300 de ses collègues réunis à Rennes à l'occasion des IIIe journées professionnelles des IASS (4). Lesquels viennent tout juste de voir leurs missions redéfinies par leur nouveau statut, obtenu après d'âpres négociations (5). Première source de vive inquiétude :l'ordonnance met l'accent sur des réformes structurelles mais laisse dans l'ombre les objectifs de santé publique. D'où la crainte de nombreux IASS d'une dérive des missions de l'Etat. L'agence n'étant pas placée sous l'autorité du préfet, les inspecteurs redoutent en effet un affaiblissement de l'Etat dans son rôle de garant de l'intérêt général et de l'égalité entre tous les citoyens. Un argument renforcé par l'ancrage régional des agences. Ainsi, le Syndicat national des IASS (SNIASS) insiste-t-il sur « l'articulation indispensable des dispositifs sanitaires et sociaux » dans la lutte contre l'exclusion. Or, s'inquiète le syndicat, « on voit mal une agence, investie d'abord d'une mission de maîtrise comptable des dépenses hospitalières, s'engager sur des politiques à caractère social souvent mal connues de surcroît des structures hospitalières, comme la santé mentale, le soin aux détenus, la santé partie prenante d'une politique de la ville ». Par ailleurs, le syndicat s'alarme de l'avenir du statut de la fonction publique d'Etat dans une instance de type GIP. Conçue pour assouplir une gestion étatique, la nouvelle organisation est ainsi contestée pour les brèches qu'elle risque d'entrouvrir au privé. Plus généralement, c'est aussi l'engouement actuel pour le recours aux agences qui est dénoncé par le corps des inspecteurs. Un type de réponse aux dysfonctionnements de la politique de santé qui a déjà des précédents : Agence du sang, Agence du médicament. Le principe est simple : on isole le problème et on bâtit autour une architecture pour organiser sa prise en compte. Ce que critiquent les inspecteurs, pour qui ce concept apparaît comme « une référence empruntée aux U.S.A., peu adaptée aux réalités administratives françaises ». De fait, les agences bouleversent les logiques d'intervention des inspecteurs. Sous le choc de la lecture des ordonnances, ceux-ci déplorent la perte de leurs compétences en matière sanitaire au profit de structures hybrides dans lesquelles ils ne se reconnaissent pas. Et faute d'avoir été consultés sur le projet en cours, ils font le maigre inventaire des missions qui resteraient, par exemple, aux DRASS : des affaires de contentieux, la gestion de l'internat des médecins, celle de la formation des travailleurs sociaux... Une courte liste égrenée pour dénoncer ce qu'ils considèrent comme un abandon de l'Etat dans ses responsabilités essentielles du social et de la santé. Les IASS en souffrent : après le social saisi par la décentralisation, le sanitaire leur échappe. A tel point que certains leur reprochent de se crisper sur une attitude défensive. En réponse, ceux-ci soulignent les points forts des actions entreprises ces dernières années : affirmation des missions sociales de l'hôpital et développement des réseaux de soins. Tout en se demandant ce qu'en feront les agences, tellement axées sur une logique économique. Josianne Jégu
(1) Intersyndicale du ministère des Affaires sociales - FO : (1) 40.56.43.77 - CFDT : (1) 40.56.44.54 - CFTC : (1) 40.56.57.04 - CGT : (1) 40.56.50.19 - FNSA : (1) 40.56.56.88 - SNIASS : (1) 40.56.48.46.
(2) Voir ce numéro.
(3) Voir ASH n° 1970 du 12-04-96.
(4) « Quelle (s) territorialisation (s) pour les politiques sanitaires et sociales de l'Etat ? » - IIIe journées professionnelles des IASS - 28 et 29 mars 1996 - Ecole nationale de la santé publique.
(5) Voir ASH n° 1948 du 10-11-95.