Leur nombre est mal connu. On les appelle mineurs multirécidivistes ou « les plus durs ». Ces temps-ci, la question posée à la société tout entière par ces jeunes qui multiplient les délits défraie la chronique. A cette question, le ministre de l'Intérieur, Jean-Louis Debré, souhaitait apporter une réponse radicale : la création de centres fermés qui rappellent à certains les maisons de correction d'autrefois. La proposition, soutenue par certains élus et par Eric Raoult, ministre délégué à l'intégration, s'appuyait notamment sur un rapport alarmiste du Syndicat des commissaires et hauts fonctionnaires de la police nationale (SCHFPN) (1). Tandis qu'à la chancellerie on était plus nuancé, le garde des Sceaux, Jacques Toubon, s'opposant aux centres fermés. Ce qui amenait finalement le Premier ministre, Alain Juppé, à trancher : les centres seront ouverts (sans barreaux ni verrous) mais ils fonctionneront sur un régime de semi-liberté, les jeunes ne pouvant sortir que pour aller se former ou travailler. Ce seront des unités à encadrement éducatif renforcé (UEER).
C'est dans ce contexte, pour le moins peu consensuel, que le dispositif des UEER est retenu, le 18 janvier 1996, par le pacte de relance pour la ville (2). Il s'agit de petites unités prévues pour cinq jeunes encadrés par cinq éducateurs. Selon la note de cadrage du 8 mars 1996 de la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), ces lieux sont destinés aux « mineurs, fortement engagés dans un processus de délinquance et de marginalisation, qui mettent en échec les structures d'hébergement traditionnel ». D'une durée de trois mois, le placement, qui relève d'une décision du juge des enfants, « doit être conçu pour que le mineur puisse vivre un séjour de rupture » par rapport à la situation vécue antérieurement. La volonté affichée du ministre de la Justice :ouvrir 50 UEER au total, dont 26 en 1996. Objectif sur lequel Cécile Petit, directrice de la PJJ, se montre prudente : « Nous allons commencer par en ouvrir une dizaine, les sites étant déjà localisés pour cette première tranche (3). »
Résultat d'un compromis politique, le concept des UEER reflète le tiraillement entre les approches répressive et éducative dont il est le fruit. Ainsi, la note de cadrage illustre parfaitement cette ambivalence en insistant sur la nécessaire « articulation entre le judiciaire et l'éducatif ». L'aspect répressif de la formule est sous-entendu par le rappel - l'expression est utilisée à deux reprises - du « caractère contraignant de la prise en charge ». Rigueur aussitôt contrebalancée par l'affirmation que ces unités seront des « espaces de vie » dont les conditions seront « plus proches de celles d'un milieu familial que d'un internat ». Le texte précise en outre : « C'est un service d'accueil pour ceux qui ont déjà commis plusieurs actes de délinquance. Dans certains endroits, nous utiliserons des locaux déjà existants, dans d'autres nous louerons des pavillons. » Mais si, après avoir subi ce généreux polissage, ces unités d'encadrement apparaissent bien éloignées de centres fermés punitifs, l'état d'esprit qui a présidé à leur élaboration demeure et traverse les ministères. Il repose sur cette conviction largement répandue que l'on retrouve d'ailleurs dans l'exposé des motifs du projet de loi visant à modifier l'ordonnance du 2 février 1945 relative à l'enfance délinquante : « Il importe d'éviter que ne se développe chez les mineurs un sentiment d'impunité qui favorise la récidive et installe l'insécurité au sein des quartiers (4). »
Cet état d'esprit sécuritaire ne rencontre pas l'adhésion des professionnels de la PJJ, loin s'en faut. Sans refouler la nécessité d'une prise en charge nouvelle et adaptée à ces jeunes « les plus durs », chacun se défie de ces UEER car, comme le souligne Michel Guervalais, secrétaire général du SPJJ-FEN-UNSA (5), « le souci éducatif n'était pas du tout présent au départ du projet ». Lors d'une réunion en date du 29 février 1996, la grande majorité des directeurs régionaux et départementaux de la PJJ se sont d'ailleurs montrés hostiles au dispositif. Si bien que Cécile Petit a d'ores et déjà prévu de faire appel au secteur associatif en cas d'insuffisance de volontaires du côté des éducateurs de la PJJ. « Une partie des UEER sera ouverte avec le secteur public, une autre avec le secteur privé habilité », a-t-elle ainsi précisé.
Autres interrogations d'un directeur de la PJJ : « Comment ce placement va-t-il être perçu par le jeune ? Que va-t-il comprendre à ce message hybride ? Quand on a une intention éducative, on ne dit pas au jeune “Je t'éloigne”, ce qui est sous-jacent. » Inquiétude partagée par Christian Soclet, secrétaire national de la CFDT-Justice branche PJJ (6) : « Jusqu'à présent, tous les efforts ont été faits pour ne pas classer les jeunes délinquants. Mettre cinq “très difficiles” ensemble va avoir un effet à double détente : ces jeunes vont d'abord mal ressentir cette stigmatisation puis, par réaction, vont se considérer comme les caïds de la délinquance juvénile, ce qui n'a rien de positif. »
Sur le fond, cette idée de réunir cinq mineurs et cinq éducateurs rencontre, en effet, l'opposition unanime des professionnels. « Cela ne peut pas marcher, c'est irréaliste », déclare ainsi le président du tribunal pour enfants de Créteil, Hervé Hamon (7), qui poursuit : « La notion d'autorité n'a pas beaucoup de sens sur fond de crise, sans possibilité de réinsertion. » Diagnostic établi aussi par Françoise Laroche, membre du bureau national du SNPES-PJJ-FSU (8) : « C'est un problème de regrouper ensemble des gamins violents. Cela peut les renforcer dans leur rôle de multirécidivistes. » Un regroupement carrément considéré comme la moins bonne des solutions par le président du tribunal pour enfants de Paris, Alain Bruel : « Contrairement à ce qu'on pourrait croire, l'hébergement collectif ne convient pas aux cas les plus difficiles qui, en fait, ne supportent pas bien la vie en collectivité. Il faudrait davantage développer une formule s'apparentant aux lieux de vie, c'est-à-dire une prise en charge individuelle dans des familles dont les parents sont des personnels spécialisés (éducateurs, psychologues ou infirmiers psychiatriques). » D'aucuns se demandent même si ces UEER ne vont pas constituer une forme détournée de détention préventive qui, en vertu de l'ordonnance du 2 février 1945, ne peut actuellement être prononcée à l'encontre des délinquants âgés de 13 à 16 ans, sauf s'il y a eu crime. Et chacun se soucie du manque de moyens : « On semble signifier que chaque mineur sera suivi par un éducateur. Mais, avec cinq éducateurs, on ne couvre pas l'année : qu'en est-il de la présence de nuit et des congés ? », questionne Françoise Laroche. Effectivement, il n'est pas prévu de veilleur de nuit ni d'ouvrier professionnel pour la cuisine, fonctions qui risquent d'être assumées en roulement par les éducateurs. De plus, il n'est pas envisagé de créer 130 postes, nombre qui correspondrait aux effectifs nécessaires pour 26 unités ouvertes en 1996. Selon la direction de la PJJ, il faudra compter, outre l'apport du secteur privé, avec la promotion sortante en 1996 de 80 débutants (ceux-ci étant censés prendre les postes des titulaires mutés dans les UEER (9) ) et avec la création « probable » de 50 emplois nouveaux, mais seulement en 1997. Conclusion : « La PJJ va redéployer vers les UEER les éducateurs présents dans les foyers d'action éducative et les centres d'action éducative », déplore Christian Soclet. Dans ces conditions « on déshabille Pierre pour habiller Paul », ironise Michel Guervalais.
Au-delà de ces aspects techniques, ce sont les études et statistiques, qui pourraient étayer l'émergence d'une structure telle que les UEER, qui font nettement défaut. On sait que ces multirécidivistes constituent l'infime minorité de la délinquance des mineurs, qui reste plutôt stable depuis 1984 : depuis dix ans, les mineurs représentent un peu plus de 14 %des personnes mises en cause par la police. On sait qu'effectivement les jeunes sont de plus en plus souvent mêlés à des affaires de violence : en dix ans, leur part est passée de 8,3 % à 11,2 %dans les dossiers de coups et blessures volontaires (10). Mais l'on ne possède pas d'évaluation précise concernant ces « plus durs ». A tel point que la direction de la PJJ vient de lancer une étude sur la récidive des mineurs dont les résultats sont attendus pour fin 1997 et qui a, selon Cécile Petit, pour objectif de se pencher sur « les questions auxquelles on ne peut répondre aujourd'hui, c'est-à-dire : qui sont les mineurs suivis par l'institution judiciaire ? Combien sont-ils ? Quels types de mesures leur sont appliqués ? Quelles trajectoires des mineurs reviennent le plus souvent ? ». Une enquête qui sera complétée par les éléments statistiques, aujourd'hui imparfaits, des tribunaux pour enfants dont l'informatisation doit avoir lieu courant 1997 et qui sera précédée par les conclusions, attendues pour juin 1996, du sénateur Michel Rufin chargé par le Premier ministre d'établir un « état des lieux » de l'administration de la PJJ.
Emmanuelle Heidsieck
Les établissements de placement pour les jeunes délinquants (11)
34 foyers d'action éducative (hébergement seulement)
231 centres d'action éducative (activité diversifiée), dont 89 assurant une activité d'hébergement. Soit un nombre de places disponibles en hébergement de 1 566, dont 1 205 en hébergement collectif. Les prises en charge
27 765 mesures de milieu ouvert, dont 2 648 sursis avec mise à l'épreuve, 1 023 travaux d'intérêt général, 1 470 mesures de réparation, 22 624 autres mesures de milieu ouvert
1 469 mesures de placement et d'hébergement, dont 928 hébergements collectifs
1 196 mesures de formation et insertion (centres de jour). Nature juridique des mesures
13 803 mesures pénales (délinquants)
15 484 mesures civiles (mineurs en danger)
1 143 mesures de protection des jeunes majeurs. Les moyens de la PJJ
personnels : 5 226 employés, dont 2 459 éducateurs, 216 assistantes sociales et infirmières, 177 psychologues, 850 personnels administratifs ou d'intendance, 278 agents techniques d'éducation, 259 professeurs techniques de l'enseignement professionnel, 593 autres personnels, 394 directeurs.
budget : 1,204 milliard de francs (1994) 1,294 milliard (estimation 1995) ; 1,363 milliard (estimation 1996).
(1) La violence des mineurs - Rapport du SCHFPN, octobre 1995.
(2) Voir ASH n° 1959 du 26-01-96.
(3) Une UEER à Rouen, Marseille, Lyon, Beauvais, Dijon, Lille, Brest, Toulouse et deux à Paris.
(4) Voir ASH n° 1957 du 12-01-96.
(5) SPJJ-FEN-UNSA : 48, rue La Bruyère - 75009 Paris - Tél. 1 40.16.78.78.
(6) CFDT-Justice branche PJJ : 47/49, avenue Simon-Bolivar - 75019 Paris - Tél. 1 42.38.61.60.
(7) Hervé Hamon est également président de l'Association française des magistrats de la jeunesse.
(8) SNPES-PJJ-FSU : 54, rue de l'Arbre-Sec - 75001 Paris - Tél. 1 42.60.15.84.
(9) Une mutation basée, pour l'instant, sur le volontariat et encouragée financièrement.
(10) Source : ministère de la Justice.
(11) Ces établissements peuvent également recevoir les mineurs en danger. (Source : Bilan statistique au 31 décembre 1994 de la direction de la PJJ, ministère de la Justice.)