« On ne peut pas être éducateur sans respecter ni rappeler la loi. L'éducateur doit en permanence redire la loi afin de donner un point de repère aux jeunes dont il s'occupe », rappelait récemment Charles Gauthier, directeur général de la Sauvegarde de Haute-Saône, lors des journées nationales de l'Association française pour la sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence (AFSEA) (1). Car, force est de constater le déphasage croissant entre la loi et les jeunes. Certes, la délinquance juvénile a toujours existé et la transgression de l'interdit fait partie intégrante de l'adolescence. Mais aujourd'hui, chez certains jeunes, il ne s'agit même plus de transgression. Ils ignorent tout simplement la loi, constatent bon nombre de travailleurs sociaux très inquiets qui tirent désormais le signal d'alarme (2). « Nous voyons évoluer à la fois l'âge des jeunes basculant dans la délinquance et la nature des actes commis, marqués par une violence de plus en plus banale », soulignaient ainsi les responsables de l'AFSEA. Avant de s'interroger : « Quand la loi commune n'a plus de valeur souveraine ou semble inopérante, voire agressive, les jeunes ne sont-ils pas prêts à amorcer une révolte ouverte ? »
Maintes fois évoquées, les raisons de cette évolution sont multiples, le problème du chômage et, plus généralement, de la montée de la pauvreté et de la précarité, étant évidemment central. Car, en l'absence d'un projet de société où chacun puisse trouver sa place, dans des zones où les droits fondamentaux sont peu ou pas respectés, comment s'étonner que certains jeunes adoptent des conduites agressives, délinquantes ou, de plus en plus fréquemment, suicidaires ? « Nous étions habitués à vivre selon une logique de promotion sociale. Mais le système s'est grippé. Et face à cette nouvelle donne, les populations les plus touchées se sont inscrites dans des logiques de survie et de protestation. Avec, certes, la production de valeurs et la recherche de nouvelles formes de socialisation mais, aussi, un désespoir qui tourne parfois à la pathologie », constate Christian Bachmann, sociologue et enseignant à l'université Paris Nord. Ainsi, poursuit-il, « l'idée que l'école pourrait servir à éduquer, que la police pourrait maintenir l'ordre, que la justice pourrait être juste ou que le social pourrait aider efficacement s'est progressivement effilochée dans certains quartiers. Et les notions de défiance et d'injustice sont devenues très fortes. A partir de là, des effets d'autodestruction se sont mis en place chez certains jeunes qui ne tentent même plus de se confronter à la loi, estimant que celle-ci est profondément injuste et que l'on n'y peut rien changer ».
Autre explication souvent avancée : la crise de la famille, vecteur traditionnel de transmission de la loi. Ainsi, la cellule familiale - éclatée, recomposée, instable, fondée sur la recherche du bonheur individuel plus que sur la nécessité collective -n'apparaît plus comme la pierre angulaire de la socialisation des jeunes. Surtout lorsque les parents eux-mêmes ne trouvent plus leur place dans la société. Selon Yvonne Castellan, professeur à Paris X et vice-présidente de l'Association française de psychiatrie et de psychologie sociale, pour qu'une famille soit effectivement intégratrice, il faut qu'elle ait une structure et du sens, qu'elle accepte de fonctionner selon les normes de la société et qu'elle ait la volonté de s'intégrer au sein de celle-ci. « Quand il manque un seul de ces facteurs, nous nous trouvons face à des familles qui ne transmettent pas du tout, ou mal, la loi globale », explique la psychologue. Sans parler des problèmes d'intégration culturelle qui ne peuvent que brouiller un peu plus la transmission de la loi d'une génération à l'autre et, dans certains cas, déstabiliser profondément l'autorité du père.
Quant à l'école, son rôle intégrateur est également remis en cause. « On met le problème de la violence à l'école sur le compte d'une crise extérieure à l'institution scolaire. En réalité, l'école ne peut être un lieu de socialisation si elle ne garantit pas, elle aussi, des règles claires. Or, il n'y a pas de démocratie scolaire mais une juxtaposition de petites autocraties. Le corps enseignant se présente comme un ensemble de normes individuelles. Il faut que la norme soit démocratique pour être lisible, crédible et transmissible. L'école qui socialise les élèves est celle dont les normes ne sont pas perçues comme des contraintes arbitraires mais comme le moyen de conquérir une identité personnelle », analyse, un peu provocateur, Antoine Prost, historien spécialisé dans les questions d'éducation. En outre, pour lui, alors que l'ascenseur social est en panne, on donne aux élèves de mauvaises raisons d'apprendre. « Quand il y a 3 millions de chômeurs, le discours de la promotion sociale et de la réussite pour tous manque de crédibilité. Chacun sait qu'il ne suffit pas de bien travailler à l'école pour échapper à coup sûr au chômage. Surtout quand ses proches sont sans travail ou ont un emploi précaire », s'indigne-t-il.
Face à cet affaiblissement des grandes institutions et à la perte des repères qui en découle, le rappel de la loi et son application cohérente apparaissent certes nécessaires. A condition toutefois de ne pas céder à la tentation du sécuritaire, comme semblent le souhaiter actuellement une partie de l'opinion publique et certains responsables politiques. Les débats récents sur la violence à l'école et sur la justice des mineurs l'ont amplement illustré (3). D'autant, rappelle fort justement Antoine Prost, que « la surveillance et la répression ne constituent pas des solutions à long terme. Il faut que les normes soient intériorisées par les jeunes. Or, l'imposition de la norme par la contrainte provoque plutôt son rejet ». En clair, la question du rapport des jeunes à la loi renvoie la société à elle-même, à ses failles et à ses incohérences. Et le renforcement du dispositif répressif n'y changera rien sur le fond.
Pourtant, face à des jeunes en perte de repères, ne connaissant pas la loi et ignorant les interdits, comment les travailleurs sociaux peuvent-ils intervenir ? Doivent-ils se contenter des réponses éducatives classiques et tenter de canaliser les individus les plus difficiles ? Ou doivent-ils encourager l'émergence de nouvelles formes de socialité et de solidarité ? « Pour reconstruire des valeurs, et donc une loi, il faut que les travailleurs sociaux fassent entendre la voix des plus démunis », martèle Jean-Noël Choppart, chercheur à la MIRE, qui a déjà défendu cette idée, avec d'autres chercheurs, dans l'appel lancé en décembre dernier (4). Faut-il aller jusqu'à accompagner une éventuelle révolte des jeunes ?Egalement signataire de l'appel, Christian Bachmann n'exclut pas cette éventualité. « Nous allons être confrontés à un choix : soit la logique libérale l'emporte avec un traitement des problèmes sociaux basé sur la répression et la charité, soit on parvient à jouer sur les capacités des jeunes à renforcer leurs mécanismes de solidarité et on les aide à constituer ce que j'appellerais des contre-pouvoirs. Ce n'est pas une incitation à la violence. Bien au contraire puisque l'existence de contre-pouvoirs apparaît comme la meilleure alternative à la violence. Mais il faut absolument faire jouer ces amortisseurs avant que la situation ne s'aggrave », prévient le chercheur. Pierre Cardo, député-maire (UDF) de Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), parle pour sa part « de faire participer les habitants et de tenter de faire des exemples positifs avec certains jeunes ».
Reste la question récurrente des moyens. A l'AFSEA, on réclame en priorité une véritable politique d'intégration sociale et le renforcement de la prévention spécialisée. Quant à Jean-Pierre Rosenczveig, président du tribunal pour enfants de Bobigny (Seine-Saint-Denis), il plaide pour une amélioration du dispositif de protection de l'enfance. A condition, précise-t-il, de mener une véritable campagne d'information sur la loi auprès des jeunes, de sensibiliser les victimes, de tenter de remobiliser les parents défaillants et de renforcer, notamment, le service social scolaire. « Tout cela, bien sûr, à condition qu'il y ait un minimum de justice sociale. On ne peut pas imposer la loi si l'on ne respecte pas ce principe démocratique. »
Jérôme Vachon
Située dans l'Essonne, la Maison de la Juine (Association Jeunesse feu vert) (5) accueille des jeunes en grandes difficultés originaires de toute la région parisienne. Entretien avec Michel Claeys, son directeur adjoint. ASH : Quel rapport les jeunes que vous accueillez entretiennent-ils avec la loi ? M. C. : Chez la plupart d'entre eux, quand ils arrivent dans l'établissement, le rapport à la loi n'existe pas. Il y a une trentaine d'années, ils auraient été en conflit avec les règles des adultes. Aujourd'hui, ils n'en sont même pas là. Ils sont dans la jouissance immédiate et ne font pas vraiment la différence entre ce qui est bien et mal. Ainsi, lorsqu'on évoque les raisons de leur placement - souvent des actes graves - ils ne se considèrent pas comme fautifs et ne manifestent pas de culpabilité. Evidemment, ils savent ce qui est permis ou non, mais de façon superficielle. Par exemple, ils n'ignorent pas que voler est interdit. Mais tant que rien ne les en empêche, à leurs yeux, ça n'est pas du vol. ASH : A quoi tient cette absence d'intégration de la loi chez ces jeunes ? M. C. : Il n'y a pas de cause unique. On constate cependant qu'ils sont issus, pour la plupart, de familles dans lesquelles le père, même s'il était présent, a été complètement invalidé. En revanche, la relation avec leur mère est extrêmement forte, sans aucune distance. D'ailleurs, ils se comportent dans leur cité exactement comme avec leur mère. Et, jusqu'à l'âge de 12 ou 13 ans, il n'y a pas véritablement de limite qui leur soit posée. Si ce n'est au niveau de l'organisation interne du groupe de jeunes, où seule la raison du plus fort compte. ASH : Dans ces conditions, peut-on parler d'une « loi des jeunes » ? M. C. : Il n'existe pas de loi chez ces jeunes en grandes difficultés mais seulement une organisation du groupe qui sert à se protéger des intrusions extérieures de la même façon qu'on protège sa mère. C'est pourquoi il est tellement important, à leurs yeux, que les étrangers n'entrent pas dans la cité. En revanche, sous le coup d'une impulsion, ils sont eux-mêmes capables de détruire leur cité... ou leur mère. ASH : De quelle façon intervenez-vous auprès de ces jeunes ? M. C. : C'est très difficile, dans la mesure où ces garçons ne peuvent concevoir l'interdit autrement qu'imposé par quelqu'un. Ce qui explique qu'au moins dans un premier temps, on soit obligé d'en passer par un rapport de force quasi permanent avec eux. Un éducateur peut, par sa puissance physique ou son charisme personnel, arriver à les contrôler. Mais dès qu'il a une défaillance, plus rien ne tient. Ça part immédiatement dans tous les sens. Pour ces adolescents, l'adulte ne représente jamais que lui-même, ni l'institution ni la loi. Ils ne parviennent pas à imaginer que quelqu'un puisse être porteur d'une parole qui le dépasse. ASH : Quelle peut être alors l'utilité d'un « rappel à la loi » ? M. C. : Il est toujours utile de rappeler que la loi existe. Mais tant que ces jeunes n'ont pas intégré un minimum de règles, ça ne signifie pas grand-chose pour eux. A cet égard, le fait de raccourcir les délais de jugement (6) me semble être une fausse bonne idée. C'est assez paradoxal mais, pour des jeunes présents depuis deux ou trois ans dans l'établissement, l'arrivée tardive de la décision judiciaire peut être une bonne chose. En effet, durant ce laps de temps assez long, ils ont pu évoluer. Ils sont alors davantage capables de comprendre la raison de la sanction. Le jugement prend tout son sens.
Propos recueillis par J. V.
(1) « La loi des jeunes » - Journées organisées du 26 au 28 février par l'AFSEA : 28, place Saint-Georges - 75009 Paris - Tél. 1 48.78.13.73.
(2) A l'image des éducateurs de l'association Contact à Argenteuil. Voir ASH n° 1953 du 15-12-95.
(3) Voir ASH n° 1968 du 23-03-96.
(4) Voir ASH n° 1954 du 22-12-95.
(5) 91150 Ormoy-la-Rivière - Tél. (1) 69.92.13.60.
(6) Comme le prévoit le projet de loi en cours de discussion. Voir ASH n° 1959 du 26-01-96.