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Intervenir et/ou accompagner ?

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Comment aujourd'hui, pour les travailleurs sociaux et les bénévoles, jouer la complémentarité, et non la concurrence, dans un paysage aux frontières devenues floues (1)  ? Faut-il parler à leur propos, plus d'intervention d'aide à la personne ou d'accompagnement ? Décodage croisé avec François Roche, directeur du SSAE, et Hugues Feltesse, directeur de l'Uniopss (2).

Actualités sociales hebdomadaires  : Tout le monde aujourd'hui fait de l'accompa- gnement social. Ce concept mou et devenu fourre-tout a-t-il encore un sens ?

Hugues Feltesse  : Cette notion a été mise en avant par les associations, face à la problématique de l'exclusion sociale, dans les années 80, pour bien montrer qu'il s'agissait désormais beaucoup plus d'agir avec les gens que pour les gens. Accompagner, c'est faire avec. En cela, elle a un sens. Mais à partir du moment où la démarche était reconnue et inscrite dans un certain nombre de dispositifs publics, le risque, effectivement, c'était de voir le terme utilisé à toutes les sauces comme le partenariat ou l'autogestion. Il était donc important de se donner des garde-fous. C'est ce que nous avons essayé de faire en dégageant, à partir d'un certain nombre d'expériences de terrain menées aussi bien par des professionnels que des bénévoles, les principes de référence de l'accompagnement social.

François Roche  : S'il convient effectivement de « faire avec », il n'en demeure pas moins que cette notion à la mode, certes sympathique, est un peu « auberge espagnole » et trop extensive. Et, à une époque où il y a un rapport de grande tension, souvent de fractures, entre la société et les individus, elle reste insuffisante pour rendre compte des pratiques des intervenants : travailleurs sociaux, bénévoles ou autres... Car leurs actions sont quand même de l'ordre de l'intrusion dans la vie des usagers. Et cela demande absolument à être précisé dans les buts et les garanties. C'est pourquoi, plutôt que d'accompagnement social, nous préférons parler d'intervention sociale d'aide à la personne. L'idée centrale de notre réflexion visant à replacer l'usager au centre des pratiques.

ASH  : L'intervenant serait donc moins un accompagnant et plus un intrus ?

H. F.  : Absolument pas. Je ne suis pas du tout d'accord avec cette idée d'intrusion. Parce que, justement, l'accompagnement social n'existe que si c'est une démarche volontaire qui part de la personne et s'établit sur une relation de réciprocité et d'engagement clair, de part et d'autre. Il ne s'agit, en aucun cas, d'une forme de mise sous tutelle ou de contrôle social.

Alors, dire que c'est une relation d'aide, bien sûr, mais surtout pas au sens de combler une déficience de la personne. C'est être à ses côtés pour l'aider à construire autre chose.

F. R.  : Mais si un intervenant est aux côtés d'une personne, c'est bien parce qu'elle en a exprimé le besoin ou que d'autres l'ont considéré nécessaire. Le mot intrusion est peut-être un peu fort mais il est destiné à faire valoir qu'au point de départ, quelqu'un va s'occuper de quelque chose qui, d'ordinaire, ne le regarde pas. Si je suis tout à fait d'accord avec vous sur les règles de l'intervention - c'est une démarche volontaire et interactive -, faut-il encore admettre qu'elle vient après une difficulté. Du coup, elle est caractérisée et elle aura une incidence qu'il faut mesurer. Cela exige donc de la cadrer, de la définir, et bien souvent de la professionnaliser.

ASH  : Quelle est, alors, la place des bénévoles et des travailleurs sociaux ? N'est-ce pas un peu schématique de distinguer, comme le fait l'Uniopss, un registre solidaire et un registre socio-technique ?

H. F.  : Par cette distinction, nous avons voulu montrer que, dans une société qui n'est plus intégrative, les bénévoles contribuent à nouer des alliances avec d'autres, autour du groupe ou de la personne en difficulté. Et tentent, par l'accompagnement social, de dégager un nouvel espace solidaire. Tandis que l'intervention socio-technique relève de l'entière responsabilité des travailleurs sociaux qui maîtrisent parfaitement l'ensemble des dispositifs publics et sont formés pour cela. Aussi, l'action des bénévoles, qui ne sont pas du tout des techniciens, doit-elle venir en complément de celle des professionnels, lorsque la personne est déjà prise en charge  ou en amont, pour orienter l'usager vers les travailleurs sociaux et le dispositif adéquat. Il ne s'agit donc pas d'opposer les deux éléments mais de les considérer comme s'emboîtant, éventuellement, l'un dans l'autre.

F. R.  : Je ne suis pas d'accord. Les travailleurs sociaux sont eux aussi dans la sphère solidaire ! Ne serait-ce que parce que la personne n'est pas un être isolé. Et qu'elle doit être considérée à ses trois niveaux, en tant qu'être singulier, personne inscrite dans un groupe (familial, culturel...) et, enfin, citoyen, acteur de la société. Il ne faut, en aucune manière, renvoyer les travailleurs sociaux uniquement à l'intervention socio-technique qui n'a de raison d'être qu'à l'intérieur de la totalité de l'intervention.

ASH  : Vous récusez donc la modélisation proposée ?

F. R.  : Complètement. Même s'il y a des différences entre les bénévoles et les travailleurs sociaux, on ne peut pas établir une telle frontière. D'autant qu'en l'occurrence, ce n'en est pas une. C'est une simple précision des moments ou des objets de travail que de faire valoir ce qui est relatif à des réseaux de solidarité locale ou à un aspect technique de l'intervention. Et cela ne peut absolument pas servir à qualifier des natures d'interventions différentes.

H. F.  : Pour nous, clairement, il ne doit pas y avoir de Yalta. Le schéma que nous avons proposé ne vise surtout pas à opposer un travail social réduit à la seule gestion de dispositifs et un espace solidaire spontané et gratuit de la société civile. Il est plus destiné à montrer que l'intervention socio-technique, réalisée par les travailleurs sociaux, ne peut pas, à elle seule, promouvoir cet espace solidaire. Espace où, bien évidemment, interviennent l'ensemble des acteurs de la solidarité.

ASH  : Justement, comment concrètement les travailleurs sociaux et les bénévoles coopèrent-ils ?

F. R.  : Ils coopèrent fréquemment, même s'ils se mangent le nez de temps en temps. Mais on ne peut pas généraliser car il n'y a pas un seul type de professionnels et de bénévoles. Il faut partir de situations concrètes. Par exemple, autour des demandeurs d'asile et des réfugiés, interviennent, à la fois, des organismes professionnels et des associations d'utilité sociale, militantes et caritatives. Et de fait, nous collaborons de façon utile et même productive. Parce que chacun est capable de définir ce qu'il veut, son objet et ses modes d'intervention par rapport aux autres. Ce qui est fâcheux, parfois, c'est qu'on n'arrive pas à s'expliquer entre travailleurs sociaux et bénévoles. Sachant qu'il est toujours très délicat de faire valoir son point de vue sans toutefois empiéter pour dire à l'autre ce qu'il a à faire, ou casser une dynamique...

H. F.  : Effectivement, la situation est loin d'être universellement rose. Sur le terrain, souvent par ignorance réciproque, il y a des tensions qui s'opèrent régulièrement. D'un côté, les bénévoles reprochent parfois aux travailleurs sociaux de ne pas répondre suffisamment vite à leurs demandes ou de faire appel à eux uniquement pour solliciter des secours. De l'autre, les travailleurs sociaux considèrent quelquefois que, au nom du dévouement, les bénévoles répondent à côté du problème et, à la limite, qu'ils pourraient masquer la réalité de la fracture sociale comme on pose un pansement qui ne soigne pas. A cela s'ajoute leur crainte qu'ils soient finalement des professionnels gratuits.

En revanche, le travail autour d'un projet qui associe des travailleurs sociaux, des bénévoles et d'autres acteurs, peut faire émerger un espace solidaire permettant à des personnes de retrouver leur place dans la société. L'expérience le prouve. Quand on s'en donne la volonté, ça marche plutôt très bien.

ASH  : Mais la coopération se joue également au sein des associations.

F. R.  : Je ne pense pas que l'on puisse opposer, dans les associations, la position des bénévoles et des salariés. Elle est réellement différente. Ce n'est pas vraiment là que les choses se jouent.

H. F.  : C'est vrai que, dans les associations, des problèmes peuvent se poser. Mais ils sont, surtout, le symptôme d'une déficience du projet associatif.

ASH  : Alors, de façon plus générale, où y a-t-il problème ?

F. R.  : L'une des grandes difficultés réside, à mon avis, dans l'absence a priori de régulation des conditions et des modalités d'exercice de l'intervention des bénévoles. Car ils ne sont pas dans un cadre professionnel avec des lieux d'échange, de remise en cause et d'analyse. Or, un fait me paraît préoccupant : alors que les interventions des bénévoles ont pris énormément d'importance, les garanties apportées aux personnes bénéficiaires sont extrêmement faibles, voire nulles. Là, l'Etat est défaillant et il faudrait veiller, non pas à encadrer l'intervention, mais à réguler et à donner des garanties.

H. F.  : Je ne crois pas que ce soit par la norme venue d'en haut, par la directive pointilleuse, que l'on arrivera réellement à donner un cadre d'efficacité avec des garanties pour les personnes. On risque au contraire d'étouffer toute une série d'initiatives. Je crois qu'en la matière, on ne peut réellement progresser que si l'on se donne des exigences périodiques et régulières d'évaluation par rapport à un certain nombre de principes. Et précisément la réflexion que nous avons menée autour de l'accompagnement social a eu comme souci de donner des références claires et transversales. Etant entendu que le point central, c'est la personne. L'important, c'est que la démarche d'accompagnement social puisse être régulièrement interpellée et transformée par la dynamique même des personnes. C'est là qu'il y a vraiment régulation.

ASH  : Mais est-il suffisant de se référer à des principes généraux ?

F. R.  : Justement, ce qui me tracasse par rapport à l'intervention des bénévoles, c'est que les principes généraux de référence sont tellement éloignés du quotidien de l'action que l'on croit s'y reconnaître assez souvent. Respecter le point de vue de l'autre, construire son devenir à long terme... Ce sont des principes reconnus très vite par les gens qui veulent faire le bien de celui auprès duquel ils interviennent. Mais ce que je suspecte, et ce que je rencontre, chez des travailleurs sociaux, mais encore plus souvent chez des bénévoles, c'est la projection, l'interprétation des intentions de l'autre, le placage de ses sentiments et analyses... Ce qui manque aux bénévoles, hélas, c'est le temps, l'occasion surtout, et des interlocuteurs parfois, pour discuter et avoir un peu de recul. Aussi serait-il souhaitable, plus que ce n'est le cas, d'organiser de temps en temps des débats, autour d'un problème ou d'une action, entre bénévoles et professionnels et avec les intéressés.

H. F.  : Les principes généraux ne suffisent jamais, c'est leur mise en œuvre qui importe. Et la question centrale qui se pose, pour les travailleurs sociaux comme pour les bénévoles, c'est de savoir quelle organisation on se donne pour justement, périodiquement, procéder à une remise à plat, une évaluation et une interrogation. Mais je peux dire qu'il y a de très nombreuses associations qui introduisent, dans leurs interventions bénévoles, une exigence régulière de participer à des réunions d'évaluation. Celles-ci étant d'ailleurs, souvent, animées par des professionnels. Quant à penser que les travailleurs sociaux, avec une formation plus longue ou des éléments de référence plus durables, seraient mieux armés pour agir tous seuls sans remise à plat périodique de leurs pratiques, j'élève quand même un doute. A un moment donné, les risques de dérapage sont si élevés qu'il faut absolument se donner une capacité d'évaluation collective.

ASH  : De plus en plus les associations se mobilisent pour former les bénévoles. Jusqu'où peuvent-elles aller sans les professionnaliser ?

H. F.  : Il ne s'agit bien évidemment pas de former des professionnels gratuits, c'est clair. Ce que nous observons, c'est que les actions de formation les plus demandées concernent l'accueil et l'écoute, l'expression de la personne, la contractualisation commune, le partenariat... Certaines associations développant, en outre, un peu de formation sur la réglementation des dispositifs publics afin de faciliter la communication avec les services publics. Mais l'objectif vise avant tout à donner quelques éléments de référence pour faciliter l'échange des bénévoles avec les autres acteurs.

F. R.  : On ne peut que se réjouir qu'il y ait des formations qui permettent d'améliorer la compréhension des personnes et des groupes et de mieux adapter ses comportements. Ceci dit, il y a deux choses qui me tracassent. La première, c'est de savoir pourquoi on fait la formation : est-ce pour permettre de mieux intervenir dans tel cas ? Pour devenir médiateur ? Accompagnant ?Il me semble que les choses sont, parfois, très imprécises et que certaines formations visent des fonctions qui ne disent pas tout à fait leur nom. Et là, il y a un risque de dériver vers une sous-professionnalisation. Mais surtout, ma grande inquiétude, c'est qu'il y ait un marché de dupes.

ASH  : C'est-à-dire ?

F. R.  : Que les usagers croient avoir en face d'eux des gens compétents car formés  que les bénévoles croient être formés, donc savoir et pouvoir intervenir avec un peu plus d'autorité et de rapidité ; enfin, pire encore, que ceux qui font appel à ces personnes - je pense, notamment, à certaines collectivités locales - fassent comme s'il s'agissait d'une intervention structurée sur le mode de celle des professionnels. Et là aussi, il y a des risques de dérapage. D'autant plus, d'ailleurs, que les élus et les organismes publics sont souvent pris à la gorge et ont besoin de donner des réponses. Et que certaines personnes ont besoin d'agir en espérant faire leur profession de telle ou telle activité. En cela, il peut vraiment n'y avoir qu'un marché de dupes.

ASH  : A l'inverse, certains travailleurs sociaux estiment que manifester et revendiquer pour et avec les publics en difficulté fait partie de leurs missions. Jusqu'où peuvent-ils s'engager auprès des exclus ?

F. R.  : Non seulement les travailleurs sociaux peuvent s'engager mais ils doivent s'engager si, au-delà des objectifs prioritaires et des tâches obligatoires, ils constatent, dans telle ou telle situation, un déficit d'intervention, d'assistance humanitaire ou un manquement à certains principes généraux du droit. Dans ces cas-là, il faut qu'ils prennent des initiatives, qu'ils réunissent des énergies, qu'ils interpellent. Je pense, par exemple, qu'un phénomène aussi considérable et inquiétant que l'errance des jeunes devrait susciter davantage d'initiatives qu'aujourd'hui :mobilisations, saisines, propositions d'action. Ce souci fait partie du mandat général des travailleurs sociaux. En effet, puisque la personne est centrale, son projet transcende les champs de compétences et les professionnels doivent s'engager même si cela vient contrarier les prescriptions d'actes de leurs employeurs. Ils ont un devoir d'ingérence et de suite qui doit être reconnu et encouragé.

H. F.  : C'est vrai que chez les intervenants, qu'ils soient travailleurs sociaux ou bénévoles, il y a cette fonction de témoin qui énonce, ou dénonce éventuellement, certains blocages ou dysfonctionnements. Et, à mon avis, elle devrait être très généralement reconnue. Il y a également une deuxième fonction, celle de défenseur des droits en général. Mais je crois qu'on ne peut l'investir qu'à partir du moment où l'on n'est pas dans une situation de contrôle. Je pense ainsi à des travailleurs sociaux qui, en charge de certains dispositifs, ont en partie une mission de contrôle de leur bonne application afin d'éviter des abus. Et là, il me paraît très difficile de se présenter comme le défenseur des droits, car l'on est à la fois juge et partie.

ASH  : Face au flou actuel des frontières entre le bénévolat et le travail social, faut-il clarifier les espaces d'intervention ?

H. F.  : Si la clarification est nécessaire, je crois qu'elle doit déjà se faire au niveau du cadrage général des dispositifs, qui prédéfinit très largement les conditions de l'intervention. En effet, lorsqu'un dispositif public reconnaît l'intérêt de l'accompagnement social mais qu'il l'assortit d'un financement à l'acte sur une base qui est pratiquement celle du contrôle social, nous disons qu'il y a maldonne ! C'est là qu'il faut déjà clarifier pour mieux adapter les procédures aux pratiques. Et ensuite, c'est aux différents acteurs sur le terrain, au travers de réunions d'évaluation, de clarifier leurs interventions.

Mais finalement, la question, c'est bien celle des frontières du social aujourd'hui. Car l'espace de l'intervention sociale ne peut plus rester strictement circonscrit au périmètre des dispositifs sociaux. Et la problématique de l'exclusion impose de dépasser les lieux traditionnels d'intervention et d'agir en relation avec d'autres acteurs : enseignants, bailleurs sociaux...

F. R.  : Il ne s'agit certes pas de tirer des traits, ni de tracer des frontières entre les espaces d'intervention des uns et des autres. Mais il faut certainement beaucoup plus clarifier qu'on ne l'a fait jusqu'à présent. Et sur ce point, je crois, les employeurs, et les prescripteurs en général, ont une responsabilité très importante. Tout simplement parce qu'ils contribuent à définir - lorsqu'ils ne cadrent pas totalement -les buts, les moyens et les modalités de l'intervention. Enfin l'Etat, en tant que garant de la cohésion sociale mais également responsable de l'importance des parts accordées aux différentes interventions, a également un rôle à jouer. C'est à lui, en interpellant et en contrôlant, de vérifier la qualité des interventions, qu'elles soient réalisées par des professionnels ou des bénévoles. Il en est comptable devant les uns et les autres.

Propos recueillis par Isabelle Sarazin

Notes

(1)  L'Uniopss et l'Uriopss PACA organisaient d'ailleurs, le 26 mars à Marseille, une journée nationale d'étude sur le thème « Former des bénévoles pour lutter contre l'exclusion ».

(2)  François Roche, directeur du Service social d'aide aux émigrants (SSAE), a été également le vice-président du groupe de travail du CSTS sur « L'intervention sociale d'aide à la personne »   (voir ASH n° 1961 du 9-02-96)  ; Hugues Feltesse, directeur général de l'Uniopss, a été le coordinateur de l'ouvrage Accompagnement social et insertion (voir ASH n° 1915 du 23-02-95).

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