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Comment répondent les travailleurs sociaux ?

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Injures, menaces, intimidations, agressions, meurtres... Ordinaire ou dramatique, la violence fait partie intégrante du travail social. Et peut-être plus que jamais, même s'il reste difficile de mesurer l'ampleur du phénomène. Brisant la loi du silence, des professionnels commencent à s'interroger et à parler. Mais les solutions demeurent parcellaires. Coup de projecteur sur cette face obscure du travail social.

1er mars 1995, CAF de La Rochelle, permanence de Montguyon. « Je remplaçais un collègue lors d'une permanence décentralisée. Cette femme, que je ne connaissais pas, est entrée. Je me souviens qu'elle avait un visage complètement impassible, sans expression. C'était glacial... Elle s'est assise et m'a parlé calmement mais d'une voix monocorde. Elle m'a tendu un imprimé en me demandant pourquoi son RMI avait été supprimé. Je lui ai posé quelques questions et j'ai fini par comprendre que son mari touchait les allocations chômage. Ce qui expliquait la suppression du RMI. Je le lui ai dit mais elle ne m'écoutait pas. Elle était murée. Elle a simplement dit : “Bon”. Elle a ouvert son sac. Je pensais qu'elle voulait me montrer un autre papier mais elle a sorti un pistolet. Nous étions face à face, de part et d'autre du bureau. J'ai juste eu le temps de lui dire : “Surtout ne faites pas ça ”. Curieusement, je pensais à elle, aux conséquences de son geste. Puis elle a visé et elle a tiré. » Il y a tout juste un an, en Charente-Maritime, Marie-Anne Grisot d'Allancé, technicien conseil itinérant de la caisse d'allocations familiales, et Corinne Bernard, assistante sociale de la direction de la solidarité départementale, étaient sérieusement blessées à coups de pistolet à grenaille par une mère de trois enfants (1). Aujourd'hui, après des mois d'arrêt de travail, elles ont toutes deux repris leur activité professionnelle, non sans mal. Malheureusement, Marie-Anne Grisot d'Allancé a pratiquement perdu la vue d'un œil.

Série noire

Une situation extrême... L'une des facettes de cette violence à laquelle les travailleurs sociaux ont payé un lourd tribut au cours des derniers mois : viol et meurtre d'une éducatrice par un ancien pensionnaire de CHRS de Seine-et-Marne (2), décès d'une éducatrice spécialisée en stage à Elbeuf (3), meurtre d'une éducatrice spécialisée à Tourcoing (4)... une liste qui n'est malheureusement pas exhaustive. Et s'ils demeurent très exceptionnels, ces faits dramatiques n'en ont pas moins choqué et alarmé de nombreux professionnels. Certes, l'agressivité et la violence ont, toujours plus ou moins, fait partie du lot quotidien des travailleurs sociaux. On ne travaille pas avec des personnes en grandes difficultés sociales, familiales ou psychologiques sans s'exposer à subir leur agressivité et, parfois, à prendre certains risques. D'autant qu'à leur façon, les services sociaux et les institutions spécialisées peuvent être, eux aussi, parfois violents et cruels avec les personnes qu'ils sont censés aider.

Pourtant, n'est-on pas aujourd'hui en train de franchir insensiblement la ligne jaune séparant le supportable de l'inacceptable ? Et peut-on demander à des professionnels, même bien formés et expérimentés, d'aller travailler avec la peur au ventre ? « Choisir une profession sociale n'a jamais signifié qu'on veuille prendre également le risque d'être assassiné », s'insurgeait avec passion une assistante sociale de secteur, après le meurtre d'Isabelle Villez, éducatrice spécialisée, à Tourcoing. Pas question, évidemment, de jouer les Cassandre et de tirer des conclusions hâtives et alarmistes d'événements ponctuels, aussi révoltants soient-ils. Mais, à l'heure où la violence à l'école fait la « une » des médias et mobilise les pouvoirs publics, cette série noire ne devrait-elle pas alerter les responsables et les professionnels du secteur et les inciter à s'interroger sur la violence dans le travail social et sur les solutions à mettre en œuvre ?

Une amorce de réflexion

Signe des temps, un certain nombre d'initiatives ont d'ailleurs vu le jour récemment, témoignant d'une réelle préoccupation en la matière. Ainsi, après avoir mis en place un groupe de travail sur la violence, l'Association nationale des assistantes de service social (ANAS) prépare un colloque sur ce thème pour le 2 avril. De son côté, la CFDT-Santé sociaux vient de lancer un vaste chantier autour de la prévention, de l'accompagnement des travailleurs sociaux victimes de violences et de la reconnaissance des risques professionnels des métiers du social. Quant au prochain Conseil supérieur du travail social, qui doit se réunir en juin, il pourrait faire de la violence l'un des axes majeurs de sa réflexion pour les trois années à venir.

Le tabou de la violence

Le voile va-t-il ainsi se lever sur un sujet demeuré trop longtemps tabou ? L'an dernier, en mars 1995, le sociologue Jean-Noël Chopart s'étonnait déjà, dans nos colonnes, du silence des institutions entourant la mort ou les blessures des travailleurs sociaux (5). Et de l'absence de réponse, au moins symbolique, même si la récente nomination, à titre posthume, d'Isabelle Villez au grade de chevalier de l'ordre national du mérite semble infirmer cette analyse (6). Force est de reconnaître que, jusqu'à présent, la loi du silence a prévalu. Notamment à la direction de l'action sociale où, apparemment peu concerné, on renvoyait, sur cette question, aux employeurs. Peut-être par crainte d'une médiatisation sensationnaliste... Plus sûrement parce que les professionnels ont toujours été mal à l'aise avec ce problème et sont, à l'évidence, peu préparés culturellement à y faire face. « On a trop souvent tendance, dans le travail social, à considérer la violence comme quelque chose d'extérieur à l'homme. Du coup, quand elle se manifeste, c'est forcément du registre de la pathologie. Pour ma part, je crois qu'il y a une espèce de naïveté à penser qu'il y aurait des sujets violents, étant sous-entendu que d'autres ne le seraient pas. En fait, la violence fait partie de tout homme. Nous avons tous une limite au-delà de laquelle nous pouvons basculer », considère Pascal Martin, psychanalyste, intervenant auprès d'éducateurs de la PJJ et au sein d'un club de prévention strasbourgeois (7).

Sans compter que la violence dérange. « Les élus et les institutions préfèrent souvent faire semblant de ne rien voir et ne rien faire, en partie pour des raisons de culpabilité », observe François Lhopiteau, formateur à l'Institut de recherche et de formation du mouvement pour une alternative non violente de Haute-Normandie (IFMAN)   (8).

Il est vrai que l'agression subie par un travailleur social constitue toujours un choc pour son entourage professionnel. Non seulement parce qu'elle renvoie chacun à ses propres peurs et à ses propres limites. Mais, aussi, parce qu'elle met en lumière les failles et les fragilités de l'institution ou du service. D'où, dans certains cas, la tentation de se voiler la face - on connaît la réticence de certains employeurs à porter plainte contre un usager -, quitte à laisser le travailleur social agressé supporter seul le poids, sinon la responsabilité, de la violence. « Ça n'est peut-être pas un hasard s'il a été agressé », insinue-t-on parfois dans le dos de celui-ci. « Il faut dire qu'implicitement, la violence est souvent vécue comme une faute professionnelle », explique Jean-Noël Chopart. Car, poursuit-il, la société ayant en quelque sorte délégué aux travailleurs sociaux la question de la « pacification sociale », on estime qu'affronter la violence fait aussi partie de leurs missions. D'ailleurs, les victimes en viennent souvent à se culpabiliser elles-mêmes de ce qui leur est arrivé. Après son agression, alors qu'elle était encore sur son lit d'hôpital, Marie-Anne Grisot d'Allancé s'est ainsi demandé quelle erreur elle avait bien pu commettre.

« C'est vrai que pour la victime de violence, la question se pose toujours de sa responsabilité, souvent avec une forte dose de culpabilité : “qu'est-ce que j'ai fait pour que ça m'arrive à moi ?” Mais à mon sens, c'est une véritable question. A condition de pouvoir la poser sans culpabilité dans un espace relationnel et subjectif. Car il est nécessaire de comprendre ce qui, chez soi, peut avoir provoqué l'émergence d'un acte violent chez l'autre. Sinon on en reste à l'idée que c'est entièrement la faute de l'autre et on n'avance pas », estime pour sa part Pascal Martin. Lequel s'indigne, d'ailleurs, des idées reçues trop souvent entretenues autour de cette question. « Dans le travail social, on pense trop souvent qu'on n'a pas le droit d'avoir peur. C'est une erreur. Non seulement on a le droit d'avoir peur mais il est important de le dire. Ça n'est pas déchoir. Mais pour ça, encore faut-il que la hiérarchie puisse entendre l'éducateur et réfléchir avec lui à une solution. Si ça n'est pas le cas, elle l'envoie au casse-pipe ou alors elle le contraint à l'arrêt maladie. Il faut aussi en parler avec les personnes qui provoquent cette peur. Si on ne le fait pas, elles le sentent de toute façon, dans le regard, les attitudes corporelles, et elles se demandent ce qui se passe... La tension monte et la violence explose. C'est pourquoi il est préférable d'en parler avant. »

Autant de blocages et de non-dits qui peuvent expliquer qu'aucune étude sérieuse n'ait été menée jusqu'à aujourd'hui sur cette question. La violence est-elle en augmentation dans le travail social ?Comment se manifeste-t-elle ? A-t-elle changé de nature ces dernières années ? Et que deviennent les travailleurs sociaux qui en sont victimes ? « On ne possède aucun élément de réponse fiable dans ce domaine. Ne serait-ce que dans la mesure où les agressions ne débouchent pas nécessairement sur une plainte ou une action en justice. En revanche, ce qui est certain, c'est que l'émergence de ce thème est révélateur des tensions qui existent dans le social, à l'instar de ce qui se passe à l'école. Tout d'un coup, la violence se constitue en problème social », répond Jean-Noël Chopart.

Le poids des souffrances sociales

Car de nombreux professionnels s'accordent à reconnaître que, même si l'on ne peut mesurer son ampleur, la violence dans le travail social a changé d'intensité, sinon de nature. « Les intervenants sociaux souffrent d'un accroissement de tensions sociales qui s'expriment aujourd'hui davantage par la violence », confirme François Lhopiteau. En première ligne dans la lutte contre l'exclusion, au contact direct des populations les plus défavorisées, les travailleurs sociaux, comme d'ailleurs les enseignants, subissent ainsi de plein fouet le choc en retour d'une situation socio-économique de plus en plus dégradée. D'autant qu'ils sont souvent les derniers interlocuteurs d'usagers en proie à une souffrance sociale aiguë. Peut-on alors s'étonner - même si cela n'excuse en aucun cas la violence - que certains usagers « craquent » et retournent leur impuissance, leur colère, contre l'assistante sociale ou l'éducateur, symboles à leurs yeux d'une société où ils ne trouvent plus leur place ? « Il y a toujours eu de la violence dans le travail social mais elle est beaucoup plus visible. Peut-être parce que les systèmes de régulation qui existaient ont disparu. Il n'y a plus de tiers. C'est ce qui fait que la violence émerge non pas là où elle n'existait pas mais là où elle était auparavant régulée », analyse Pascal Martin. « Ce qui provoque la violence, c'est d'abord la non-réponse en termes d'aide et d'insertion », ajoute, réaliste, Régis-Joël Charnay, directeur d'un service d'AEMO à Lille (9).

Grève contre la violence

Illustration avec les événements qui se sont déroulés, en décembre dernier, dans le quartier du Val-d'Argent à Argenteuil (Val-d'Oise), au sein de l'association Contact et de l'entreprise d'insertion AG-Sitec (10), intervenant en prévention spécialisée. « Nous avions recréé, au début de l'année dernière, un pôle emploi ouvert aux jeunes du quartier avec une structure d'insertion par l'économique. Ce système a fonctionné de façon satisfaisante pendant quelques mois. Malheureusement, avec les échéances électorales du printemps dernier, il y a eu panne générale dans tout le pays, à Argenteuil en particulier. Toutes les décisions étaient suspendues. Le centre social était fermé après avoir été saccagé. La mairie de quartier et la PAIO n'avaient plus rien à proposer depuis des mois. Il n'y avait plus que nous qui pouvions encore apporter une réponse aux jeunes sachant que, compte tenu de nos moyens limités, il nous était impossible de faire face à la demande. Il y a donc eu un effet d'entonnoir et, très vite, la situation est devenue intenable. Le siège de l'association et nos différents lieux de permanence étaient envahis. Nous étions soumis à une pression constante de la part de certains jeunes qui entretenaient avec nous un rapport de force, menaces et intimidations physiques à l'appui. C'est-à-dire des poignets tordus, des bousculades, des crachats, éventuellement la séquestration dans un bureau... Il y a toujours eu des conflits en prévention spécialisée mais, là, c'était devenu un véritable système qu'un petit noyau utilisait pour parvenir à ses fins. La situation était tellement tendue que l'une des éducatrices était sérieusement en danger. Il était urgent de donner un coup d'arrêt », raconte Gérard Leblanc, directeur de l'association et vieux routier de la prévention spécialisée.

Des jeunes désespérés

Conséquence, début décembre, les salariés décidaient de se mettre en grève. Une plainte était déposée par l'association contre un jeune pour menaces et outrages. Le siège de Contact était bouclé à double tour. Et toutes les permanences tenues par les éducateurs étaient fermées, provoquant ainsi la colère de certains jeunes qui ne comprenaient manifestement pas cette décision. Aujourd'hui encore, un cadenas verrouille la porte de l'association. Et les éducateurs, qui ne se rendent plus systématiquement dans la cité, reçoivent les jeunes uniquement sur rendez-vous. En outre, quatre de leurs collègues ont quitté l'association sur démission ou licenciement.

Encore sous le coup de cette période difficile et, pour certains, assez désabusés, les éducateurs n'entendent pourtant pas jeter la pierre aux jeunes. Pour eux, il n'y a pas de mystère : l'aggravation de la situation socio-économique et le manque d'espoir et de perspective d'insertion sont les causes principales des comportements agressifs de ces derniers. « Ils sont persuadés de n'avoir plus rien à perdre. Leur seul moyen d'exister, c'est donc d'être dans la toute-puissance. Dans ces conditions, ça passe ou ça casse », constatent-ils avec inquiétude. D'autant qu'ils mesurent aujourd'hui les effets pervers de certaines pratiques qui ont longtemps eu cours dans les quartiers difficiles. « Pendant des années, on a distribué de l'argent sans trop de discernement, en particulier à l'occasion des opérations prévention-été. Résultat : on avait la paix sociale pendant deux mois mais rien n'était réglé sur le fond », rappelle l'un des éducateurs. Difficile après ça de dire non à des jeunes habitués à fonctionner dans un tel système. « Si on leur refuse quelque chose, ils font jouer la menace et maintiennent la pression tout en sachant pertinemment jusqu'où ils peuvent aller. En ce sens, on ne peut pas dire qu'ils sont déstructurés mais, au contraire, suradaptés par rapport à des normes et à un certain mode relationnel courant dans ces quartiers », analysent les éducateurs. Lesquels précisent toutefois aussitôt que tous les jeunes ne sont pas dans cette disposition d'esprit. « On peut travailler normalement avec beaucoup d'entre eux. Mais pour combien de temps encore ? », s'interrogent-ils.

Au final, même si la grève a permis à l'équipe éducative de tirer le signal d'alarme et, peut-être, d'éviter un dérapage grave et irréparable, le problème reste entier. « Nous avons pu mettre en place des stratégies protectrices par rapport aux éducateurs, mais nous restons en panne de réponses plus offensives », reconnaît Gérard Leblanc. Autrement dit, au-delà de quelques rencontres avec la municipalité et le département, qui auront permis de réanimer un conseil communal de prévention de la délinquance moribond, rien n'a véritablement changé. « On ne peut pas tout porter seuls. S'il n'y a pas une volonté politique de développer les moyens d'une véritable insertion pour ces jeunes -c'est-à-dire de leur donner un boulot durable - la situation ne peut que s'aggraver. Et la génération suivante est encore plus dure », constate avec amertume l'un des chefs de service de l'association.

Briser l'isolement des professionnels

Un point positif cependant : les éducateurs de Contact ont reçu le soutien de nombreux travailleurs sociaux. Ce qui les a d'ailleurs amenés à organiser une assemblée générale des clubs de prévention d'Ile-de-France. Une rencontre au cours de laquelle ils ont réalisé que d'autres professionnels étaient aux prises avec les mêmes difficultés qu'eux, souvent dans le silence le plus total. Une première démarche que les travailleurs sociaux de l'association aimeraient voir déboucher sur la création d'une coordination régionale. A condition toutefois de trouver le temps, l'énergie et les moyens nécessaires... Autre initiative à laquelle participe l'association : un groupe régional Ile-de-France a été constitué récemment au sein du Comité national de liaison des associations de prévention spécialisée. Dans ce cadre, une commission a été chargée de réfléchir au problème de la violence en prévention et d'apporter des réponses. Echéance en juin avec, éventuellement, la publication d'un Livre blanc.

Quand la violence fait irruption

Cas de figure assez différent : l'agression subie à Montguyon par Marie-Anne Grisot d'Allancé et Corinne Bernard. La Charente-Maritime, économiquement sinistrée, a enregistré une augmentation massive du nombre des allocataires du RMI au cours des dernières années. Pourtant, les travailleurs sociaux du département n'avaient encore jamais connu de passage à l'acte aussi violent d'un usager sur un professionnel. « Il s'agit d'une affaire exceptionnelle et atypique que l'on ne peut pas généraliser. Même si l'on sait que dans la situation actuelle, nous sommes amenés à gérer des cas de plus en plus lourds », souligne, rassurant, Philippe Arnould, directeur adjoint de la CAF de la Charente-Maritime (11). Certes, la famille impliquée dans cette affaire était connue depuis longtemps des services sociaux du département. Pourtant, rien ne laissait présager une réaction aussi brutale. Pour Marie-Anne Grisot d'Allancé, c'était la première fois, en 18 ans de métier, qu'elle était véritablement confrontée à une telle violence. « Jusque-là, je n'avais jamais subi d'agression physique. Parfois des menaces ou des injures, mais ça n'allait pas plus loin. Et dans ces cas-là, il était généralement possible d'engager le dialogue et de désamorcer la situation. Mais là, je m'interroge encore. Pourquoi cette femme a-t-elle fait ça ? » Pourtant, comme les éducateurs d'Argenteuil, elle aussi est tentée de faire le lien entre les tensions socio-économiques actuelles et une certaine montée de la violence. « Quand il y a précarité, il y a toujours violence. Les gens n'en peuvent plus et je sens bien qu'ils sont plus tendus et aigris qu'auparavant », observe-t-elle.

Toujours est-il que la violence a failli briser le cours de la vie de cette professionnelle, passionnée par son métier. « Alors que j'étais sûre de moi et que j'allais travailler avec beaucoup de plaisir, j'ai été complètement déstabilisée. Brusquement je ne savais plus où j'en étais, ni même s'il me serait possible de retravailler un jour. Pourtant, j'ai décidé d'essayer de reprendre mon métier. Ça n'a pas été facile et ça m'a demandé beaucoup d'énergie. Aujourd'hui encore, j'éprouve une certaine crainte quand quelqu'un entre dans mon bureau. Et j'ai toujours besoin de sentir un collègue à proximité. D'ailleurs, je ne serais peut-être pas revenue si je n'avais été aidée par la direction et par mes collègues », reconnaît-elle. Car, pour elle, le soutien qu'elle a reçu a été un élément déterminant de son rétablissement professionnel. Ainsi, dès son hospitalisation, elle a bénéficié d'une aide psychologique qui se poursuit encore aujourd'hui. En outre, lorsqu'elle a voulu reprendre son travail, la direction de la CAF s'est montrée accommodante, lui permettant de travailler un certain temps en doublure avec un autre agent de la caisse afin de la sécuriser. De même, elle dit avoir été toujours soutenue par son employeur au cours d'une procédure judiciaire pourtant longue et déstabilisante. Celle-ci est d'ailleurs loin d'être terminée.

Car la CAF, qui s'est portée partie civile avec le conseil général, a dû intervenir auprès de la justice, en accord avec Marie-Anne Grisot d'Allancé, pour que les faits soient qualifiés de « tentative d'homicide volontaire » et l'affaire jugée aux assises (12). Volonté de vengeance ? « Non, répond la conseillère itinérante de la CAF, si je souhaite aller aux assises, c'est d'abord pour montrer que j'existe. Mais aussi, et surtout, pour tous les autres travailleurs sociaux. Pour que mon cas serve d'exemple. » Une volonté partagée par Philippe Arnould. « Il s'agit de dépasser le seul cas individuel et de montrer clairement que l'on ne peut accepter l'intolérable. Il n'est pas concevable de légitimer la violence au prétexte que le travailleur social ou l'institution aurait éventuellement mal fait son travail », martèle-t-il.

Améliorer l'accueil et la sécurité

Le choc provoqué par cette agression au sein de la CAF rochelaise aura du moins permis de faire avancer la réflexion sur les conditions de travail de ses agents. Ainsi, une étude-diagnostic a été menée, en lien avec le CHSCT, sur les conditions d'accueil et de sécurité au sein des permanences décentralisées de la caisse. Une démarche qui a d'ores et déjà abouti à la fermeture de certains locaux ou à leur réaménagement. De même, au siège de la CAF, à La Rochelle, la permanence ouverte au public, qui devait être réorganisée, a été repensée afin d'améliorer à la fois la qualité de l'accueil et la sécurité. Concrètement, le nombre des agents d'accueil a été doublé afin d'éviter les files d'attente. Un système de préaccueil a été instauré avec une salle d'attente conviviale et plutôt confortable. En outre, les bureaux ont été conçus afin de mieux préserver la confidentialité des entretiens, tout en ménageant, pour les agents, une possibilité de sortie rapide en cas de danger. Ces derniers disposent également, sur le système informatique, d'un dispositif d'alerte qu'ils peuvent déclencher discrètement à tout moment.

Par ailleurs, l'accueil des populations défavorisées constitue l'une des priorités du plan de formation 1996 de la caisse. Une action en partenariat est d'ailleurs à l'étude sur cette question avec d'autres institutions locales (CCAS, CNAM...) dans le cadre du contrat de ville. Autant de démarches qui, si elles ne règlent évidemment pas tout, témoignent de la volonté de la direction de ne pas minimiser le problème.

Au conseil général de Charente-Maritime, employeur de Corinne Bernard, la mobilisation est venue du terrain, ses collègues organisant, dès mars 1995, des groupes de réflexion sur le thème de la violence. Selon nos informations, ce n'est qu'au mois de juin que la direction de la solidarité départementale a repris les choses en mains, mettant en place trois commissions sur la violence chargées d'examiner la situation, respectivement, de la polyvalence, des aides financières et de l'ASE. Depuis, apparemment rien de neuf. Quant à l'assistante sociale, difficile de savoir comment elle a vécu ces événements douloureux, sa direction ne l'ayant pas autorisée à rencontrer les ASH hors d'une présence hiérarchique.

Une réponse : la formation

Au demeurant, la question se pose pour les responsables du secteur de savoir comment aider les travailleurs sociaux à prévenir la violence ou à y faire face. A cet égard, la formation apparaît comme l'une des réponses les plus immédiates. Après le décès d'une éducatrice stagiaire en décembre 1994, l'association Marie-Foucher, qui accueille des femmes victimes de violences à Cléon (Seine-Maritime), avait proposé à plusieurs de ses salariés ainsi qu'à certains membres de son conseil d'administration de suivre une formation sur la gestion des situations d'agressivité et d'affrontement. Animé par François Lhopiteau, de l'IFMAN de Haute-Normandie, ce stage repose sur les principes de la non-violence. C'est-à-dire, selon son organisateur, sur le respect des individus, de leur intégrité et de leurs droits. « Il est essentiel, dès le départ, de se situer dans la loi en donnant du sens à celle-ci », explique-t-il. Pour lui, « le travailleur social est une personne avec ses peurs et ses fragilités, et son statut ne peut lui tenir lieu d'armure. Il faut donc partir de la personne, travailler avec ce qu'elle est. Il ne s'agit pas d'une thérapie. L'objectif consiste, grâce à un travail de groupe et de mise en situation, à aider les intervenants sociaux à développer des outils autour de deux idées fortes : renforcer la confiance en soi et savoir ce qu'est l'affrontement et comment s'en sortir. Il est également nécessaire de se demander comment médiatiser ses craintes et son agressivité et comment aider l'autre à médiatiser sa propre violence ».

Ainsi, on apprend d'abord aux stagiaires à décrypter les signes avant-coureurs de violence. « On est très rarement confronté de but en blanc à la violence. Dans 99 % des cas, si on analyse la situation, on parvient à la désamorcer à temps. » Et dans les situations où l'on est acculé, il existe des moyens de réagir, par exemple en faisant appel à un tiers, estime François Lhopiteau. « La directrice d'un centre social était menacée dans son bureau par une personne armée. Une animatrice a eu l'idée de venir proposer du café aux deux protagonistes. Réaction immédiate de l'agresseur qui s'énerve : “Vous savez bien que je ne bois jamais de café !” L'animatrice lui demande alors s'il veut du thé. Il finit par accepter et par baisser son arme. On voit comment une intervention extérieure, apparemment anodine, a permis à l'agresseur de faire marche arrière sans pour autant perdre la face. Il était essentiel de ne pas l'acculer à l'humiliation ou au passage à l'acte », raconte-t-il. Pour lui, si l'on est seul face à une personne menaçante, il est souvent possible de jouer sur le registre du non-verbal, sur le regard, tout en s'efforçant de maintenir « un fort sentiment de confiance en soi ». « Et ce n'est qu'en dernière extrémité que l'on doit mettre en œuvre un rapport de force afin de neutraliser l'autre », conclut le formateur.

« Thérapie frappante »

Travaillant ensemble depuis plusieurs années sur le thème de la violence, Richard Helbrunn et Pascal Martin, deux psychanalystes strasbourgeois, ont développé de leur côté un système appelé, non sans humour, « thérapie frappante ». Une approche qu'ils mettent en œuvre auprès des éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ)  - des professionnels particulièrement concernés par le problème de la violence - dans le cadre de sessions de formation organisées par le centre de formation de la PJJ de Vaucresson.

Originalité de ce stage de douze jours répartis sur une année : « on se tape dessus et on en parle après », explique en riant Pascal Martin. C'est-à-dire que chacun est invité, s'il le souhaite, à affronter l'un des formateurs au cours d'un bref combat de boxe à « frappe atténuée ». Avec souvent des surprises à la clef. Comme ce psychologue, non-violent convaincu, bouleversé d'avoir sèchement touché son partenaire de combat et de découvrir en lui une réelle violence. « La violence fascine, elle pétrifie souvent les travailleurs sociaux. Ce que nous essayons de faire c'est de travailler, avec eux, sur cette fascination pour permettre à un mouvement de régulation psychique de se remettre en place. Il s'agit de permettre à chacun de comprendre comment il se situe par rapport à la violence, de faire face à celle des autres mais aussi de découvrir la sienne. Parce que la violence n'est pas unilatérale. Ça n'est jamais uniquement la faute de l'autre », insiste le psychanalyste.

Une démarche qui, si elle n'est pas supportée par tous, donne chez certains de bons résultats. « Lorsque j'ai débuté le stage je venais de vivre, dans le foyer où je travaille, des événements violents et humiliants. Je doutais de plus en plus de ma capacité à être un bon éducateur », se souvient cet ancien stagiaire, Eric Coatrieux, éducateur à la PJJ à Clermont-Ferrand. « Le stage ne m'a évidemment pas donné de recettes miracle mais il m'a appris à prendre plus de distance et aussi à savoir me protéger lorsque c'est nécessaire. Aujourd'hui, je suis plus attentif et aussi plus à l'aise dans les situations conflictuelles. »

Il reste que la formation ne peut évidemment résoudre tous les problèmes. Dans le Nord, après l'assassinat, en août dernier à Tourcoing, d'Isabelle Villez, éducatrice spécialisée, ce sont les syndicats qui ont tenté de faire avancer le débat, en particulier la CFDT. « Il faut sortir de la plainte et du silence et poser le débat, aussi, en termes de droit du travail, d'organisation et de conditions de travail et de dialogue dans les institutions », insistent ses responsables. Ainsi, le syndicat départemental CFDT du Nord   (13) a réalisé, auprès des différents services concernés, une étude sur les difficultés liées à la sécurité (voir encadré ci-dessous).

Le risque zéro n'existe pas

De son côté, la CFDT-Santé sociaux de Lille-Armentières (14) a organisé, en septembre à Lille, une rencontre sur les risques professionnels à laquelle participaient plus d'une centaine de travailleurs sociaux, principalement des services de milieu ouvert et de tutelle. L'occasion, pour eux, de dresser un état des lieux et de faire quelques propositions. « Le risque zéro n'existe pas, il ne faut pas tomber dans une logique sécuritaire au nom de la sécurité », ont-ils rappelé d'emblée, tout en réaffirmant l'importance de la prévention, en particulier par une « évaluation des situations et la recherche de réponses adaptées. Ce qui suppose un travail d'équipe et de supervision ».

Ils ont également regretté que les formations initiales en travail social soient parfois trop généralistes, alors que les travailleurs sociaux doivent affronter des situations très spécifiques (maladie mentale, toxicomanie, exclusion, handicap...). De même, ont-ils déploré l'augmentation du nombre de prises en charge et le manque de moyens dont souffrent certaines structures, en particulier les services tutélaires qui doivent faire face à un important mouvement de désinternement de malades mentaux. Enfin, évoquant l'incontournable problème de l'éthique et de la responsabilité : « Doit-on tout faire, répondre à tout et tout gérer et, surtout, peut-on refuser d'intervenir sans risquer la faute professionnelle ? », se sont-ils interrogés.

Au niveau national, la Fédération CFDT-Santé sociaux, qui organisait en janvier à Paris une journée sur les violences subies par les travailleurs sociaux (15), a proposé la piste du code du travail. En effet, a-t-elle indiqué, son article L. 231-8-1 prévoit pour les salariés la possibilité de se retirer de situations de travail dangereuses. Et son article L. 230-2-1 précise que le chef d'établissement doit prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs. La Fédération compte d'ailleurs aller plus loin puisqu'elle a d'ores et déjà contacté le ministère des Affaires sociales afin de faire avancer l'épineux dossier de « la reconnaissance des risques professionnels liés à la relation d'aide ». Et elle envisage d'intervenir, notamment auprès du CSTS, pour que les modules de formation aux diplômes d'Etat en travail social intègrent mieux la problématique de la violence. On se défend néanmoins, à la Fédération, de vouloir adopter une attitude défensive. « Il s'agit simplement de montrer que la violence fait partie intégrante du travail social et qu'il faut donc l'aborder comme telle. »

Ces initiatives, et toutes celles qui émergent aujourd'hui, vont-elles contribuer à faire évoluer les mentalités ? Certains indices peuvent le laisser espérer. « Il me semble que les travailleurs sociaux parlent un peu plus facilement de la violence aujourd'hui. Seulement, il y a un tel poids autour de cette question qu'ils sont de moins en moins écoutés par leur hiérarchie », constate, à moitié optimiste, Pascal Martin.

Ne pas diaboliser les usagers

Alors, quelles réponses ? Car toute la difficulté consiste à prendre en compte la violence avec toute la fermeté nécessaire. Mais attention, toutefois, au risque d'opposer les travailleurs sociaux aux usagers, et de diaboliser ces derniers. Un équilibre délicat à trouver, qui renvoie les professionnels de l'action sociale à une position traditionnellement ambiguë - entre aide et contrôle. Enfin, on ne pourra probablement pas éviter de poser la question en termes de choix politiques et de s'interroger sur l'absence de solutions dont disposent, pour insérer les usagers, les travailleurs sociaux. Autrement, pourquoi faire mine de s'étonner lorsqu'ils se brûlent, quand on leur demande de jouer les pompiers du grand incendie économique et social ?

Jérôme Vachon

DES RÈGLES SIMPLES

L'étude réalisée par le syndicat départemental CFDT du Nord permet d'identifier trois types de facteurs favorisant l'émergence de la violence :ceux liés à l'infrastructure (locaux inadaptés et mal agencés, manque de personnel, mauvaise implantation des services, véhicules endommagés), ceux liés directement aux comportements des usagers (violences verbales et physiques, menaces, effractions, usage d'alcool ou de drogues, présence d'un chien agressif à domicile) et ceux liés à la méconnaissance de l'administration (personnes mal orientées ou qui n'obtiennent pas satisfaction). Le syndicat a ainsi pu établir une liste de règles simples destinées non seulement aux travailleurs sociaux, mais aussi aux cadres locaux et aux services centraux du département. Parmi celles-ci : éviter les visites à domicile dans les situations à haut risque, informer la hiérarchie de tout danger potentiel, ne pas se mettre en péril, déposer une plainte en cas d'incident, vérifier que les locaux offrent un minimum de sécurité (existence d'une sortie de secours notamment), intervention du responsable du service en cas de problème, mise en place d'un partenariat avec les forces de l'ordre, la justice et la psychiatrie de secteur...

Notes

(1)  Voir ASH n° 1917 du 10-03-95.

(2)  Voir ASH n° 1919 du 24-03-95.

(3)  Voir ASH n° 1917 du 10-03-95.

(4)  Voir ASH n° 1938 du 1-09-95.

(5)  Voir ASH n° 1917 du 10-03-95.

(6)  Décret du 14 mars 1996, J.O. du 16-03-96.

(7)  Contact : Association Elso - 41, rue Martin-Schongauer - 67200 Strasbourg - Tél. 88.29.85.54.

(8)  L'IFMAN propose des formations destinées à aider les intervenants sociaux à faire face aux situations de conflit et d'affrontement - IFMAN Haute-Normandie : Centre Jacques Monod - Voie de la Ferme - 27100 Val-de-Reuil - Tél. 32.61.05.97.

(9)  Régis-Joël Charnay avait réagi dans les ASH après l'assassinat d'Isabelle Villez - Voir ASH n° 1940 du 15-09-95.

(10)  Contact : 17, rue du Perreux - 95100 Argenteuil - Tél. 1 39.61.30.00 - Voir ASH n° 1953 du 15-12-95.

(11)  CAF de La Rochelle : 4 bis, avenue du Maréchal-Leclerc - 17073 La Rochelle cedex 9 - Tél. 46.51.59.00.

(12)  C'est ainsi que, le 28 décembre 1995, le tribunal de grande instance de Saintes se déclarait incompétent, jugeant que les faits sont de nature à entraîner une peine criminelle, qui ne peut être prononcée que par une cour d'assises. Une position confirmée, le 22 février, par la chambre correctionnelle de la cour d'appel de Poitiers, qui précisait, dans ses attendus, que les faits sont « d'une particulière gravité », « qu'ils ont causé non seulement des conséquences peut-être irrémédiables pour l'une des victimes et un trouble grave à l'ordre public », la prévenue « n'ayant pas hésité à agresser des agents représentant des services publics qui l'avaient aidée ainsi que sa famille depuis de nombreuses années ».

(13)  Syndicat départemental CFDT du Nord : Hôtel des services du département - 51, rue Gustave-Delory - 59047 Lille cedex - Tél. 20.63.53.18.

(14)  CFDT-Santé sociaux Lille-Armentières : 104, rue Jeanne-D'Arc - 59040 Lille cedex - Tél. 20.88.36.20.

(15)  Fédération CFDT-Santé sociaux : 47/49, avenue Simon-Bolivar - 75950 Paris cedex 19 - Tél. 1 40.40.85.50.

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