L'EXCLUSION A-T-ELLE UNE ÂME ?

« L'idée, à la base, pourrait se formuler ainsi : toute forme de langage procède d'une séparation.

« L'enfant, le premier, accède à la parole dans le processus de différenciation, de désunion d'avec sa mère. Ce qui lui est alors donné d'acquérir comme représentation de l'absence et de l'attente de cette dernière - comme capacité à différer, et par là même à transformer sa satisfaction - constitue un matériel de “transition”, composé d'objets, ou de concepts, aptes à anticiper, à produire une pensée.

« Mais pareille opération n'est rendue possible que par le fait d'objets ou d'un langage déjà disponibles, préexistants, qui participent eux-mêmes d'une relation-différenciation père-mère. Un tiers d'emblée s'impose. “La relation naît d'une séparation réussie”   (Winnicott), résume bien la situation.

« Toutefois, trouver à se représenter la réalité, distincte de soi, mais accessible, ne suffit pas pour en disposer. Quelque chose reste encore en plan. En souffrance, pourrait-on dire. Quelque chose de l'ordre de l'intenable (non maîtrisable) qui, plus il devient manifeste, plus il cherche à se faire entendre et à se dire. Mais les mots qui alors s'y prêtent ne parviennent jamais tout à fait à contenir la réalité qu'ils tentent de cerner. Au passage, cependant, une part de cette réalité est devenue, par son acception, recevable et encore acceptable. La pensée, heureusement, n'est pas toute-puissante : si tout pouvait être dit, il ne resterait plus rien à se dire  ce serait bien ennuyeux.

« Telle évocation des origines du langage et du discours mérite le détour, s'agissant de ce qui nous occupe - développer les capacités à théoriser - et de ce sur quoi désormais nous nous heurtons : la fonction éducative à l'épreuve, dans l'impasse de ce phénomène croissant, et demain envahissant, surnommé “l'exclusion”. Car, qu'il s'agisse de fracture sociale, ou de désaffiliation, c'est bien de rupture ou de séparation dont il est encore question.

« Quant à ce qu'il adviendra de pareille désunion sociale, sans précédent, afin d'éviter qu'elle ne s'enferme dans un processus de désaffection et de déréalisation, pour qu'elle donne lieu, au contraire, et encore, à de la relation, sous une forme qui reste alors à concevoir, tout dépend de ce qu'un nouvel ordre d'idées, se faisant jour, et faisant tiers, s'impose. L'effort ne consiste peut-être pas tant à l'inventer de toutes pièces qu'à éliminer ce qui, encombrant l'esprit, empêche qu'il se révèle.

« Le travailleur social n'aura jamais été à ce point, de son histoire, appelé à travailler le social, à devenir de technicien, ingénieur de la relation. Concepteur de la relation entre le social et ce qui s'y développe de “dissocial”.

« L'Histoire, quand elle ne se contente pas de se répéter, montre bien que ce qui y fait événement s'inscrit dans cette succession aliénation-élucidation-énonciation.

« C'est ainsi qu'on peut dire que c'est ce qui s'est avéré intenable, à l'ère industrielle, de l'exploitation des forces de travail, qui a donné jour à une culture et un mouvement ouvriers qui, en termes de lutte de classes, ont considérablement marqué le cours des événements du XX^e siècle.

« C'est bien ce qui est apparu à une époque, insoutenable de la servilité, de l'injustice, de l'anomie sociale, qui a permis que ce temps fût révolu, au nom de “Liberté, Egalité, Fraternité”.

« C'est encore ce qui, plus avant, est devenu invivable, des vagues de “va-t-en-guerre”, sans foi ni loi, qui déferlaient sur l'Europe, qui fit de l'avènement de la féodalité une véritable révolution sociale. La féodalité, soumise au suffrage de la population, eût été largement plébiscitée.

« Mais n'avait-il pas déjà été entendu, du fond des temps, “le Verbe s'est fait chair”, pour indiquer le destin de la parole qui, prenant corps, donne lieu à l'événement ?

« Qu'il s'agisse encore de la Commune de 1871, du Front populaire de 1936, ou de Mai 68, on trouve toujours à distinguer la tendance conservatrice, où l'événement fait le verbe, de celle, novatrice, où c'est le verbe qui fait l'événement.

« Une fois les chose dites, plus rien ne se passe exactement comme si elles ne l'avaient pas été. Ou encore, comme dit le poète : “On pense à partir de ce qu'on écrit, et pas l'inverse” (Aragon). Mais, nous rappelle Nietzsche : “Il y a des événements qui mettent un siècle à nous parvenir.” Professionnels de la parole, aux armes !

« Trouver à dire est bien au cœur de cette affaire. Au point d'être nous-mêmes, dans ce groupe de recherche, les premiers confrontés à l'exercice délicat qui consiste, pour être entendus, à trouver les mots qui touchent, éviter ceux qui heurtent ou qui lassent.

« D'emblée, le terme “exclusion” est mis en question : il est brutal, désespérant dans ce qu'il contient d'irréversible, et qui renvoie le professionnel à sa propre incapacité. Le terme est en lui-même excluant.

« De quelle manière alors aborder ce qui pourtant nous arrive d'inconcevable et de quasiment impensable : cette perte de crédit d'une profession de plus en plus empêchée de faire concorder éducation et accès à l'autonomie, deux concepts par définition indissociables ?

« Afin de ne pas démobiliser davantage, il importe d'éveiller l'esprit sans provoquer d'inutiles réflexes défensifs, d'interpeller au contraire en valorisant, en affirmant qu'un capital de professionnalisme qui a largement fait ses preuves jusqu'à présent, est empêché désormais, momentanément, de s'exercer, de se mettre à l'œuvre. Ce capital de promotion de ce que l'homme contient d'humain, la société dite “duale“ qui se profile, entendrait l'ignorer.

« Les chiffres, il est vrai, sont accablants :le Centre d'études et de recherche sur les coûts annonçait récemment que l'emploi stable non menacé ne concernait plus que 51 % de la population active du pays. De même une étude réalisée par la Confédération des syndicats allemands  (DGB) laisse prévoir que d'ici à dix ans, seulement 25 % de la population active seraient assurés d'un emploi stable, 25 % se contenteraient d'un emploi précaire, quant au reste...

« A mesure que se développe le champ de la précarité, semblerait devoir se réduire d'autant celui de la compétence des travailleurs sociaux.

« Le destinataire de notre appel est donc ce professionnel invité poliment à se faire ignorer, ce professionnel mis en jachère auprès de terres supposées incultes ou en voie, et pour cause, de le devenir. Troublé par ce qui lui arrive, à la recherche de ses marques, ou de ses mots, le professionnel est dans l'alternative de souscrire, dans l'ignorance ou la stupeur, à ce qui semble être le cours des choses, ou de se faire encore chercheur et promoteur de sens, révélateur par conséquent de l'événement, celui qui se dissimule derrière ce qu'il est convenu de considérer, et auteur par là même de la suite des événements, laquelle s'avère alors tout autre que celle qu'il est convenu d'attendre.

« “Entre l'expérience de la vie [...] et les récits publics conçus pour donner un sens à cette vie, le fossé, le gouffre, sont aujourd'hui bel et bien béants. C'est là-dedans que réside la désolation, bien davantage que dans les faits.”   (1)

« Tandis qu'au misérabilisme des “bonnes œuvres” tend à se substituer celui désormais du “charity business”, n'est-il pas de meilleur don de soi que celui qui consiste à donner à penser ?

« A ce stade de notre réflexion, une nouvelle question, centrale, se pointe.

« La participation de l'individu à la production et à la consommation de biens marchands -tendant “économiquement” à devenir produits jetables - a constitué, tout au long de l'ère industrielle, ce qui a fait le moteur et le carburant du lien social. C'est du moins ce qui s'est développé et s'est inscrit culturellement dans notre société dite de “consommation”.

« Et c'est bien quelque chose de ce modèle qui aujourd'hui tombe en faillite, laissant l'individu aux prises avec un vide social. L'individu, dégagé certes des contraintes d'une production qui trouve à se passer de lui, devient par là même inutile voire gênant socialement  généreusement débarqué à l'aide de “plans sociaux”, il perd du même coup, économiquement, ses attributs de consommateur et toute la valeur d'échange (l'imagerie sociale) qui y avait été inscrite.

« Un autre modèle social va devoir immanquablement s'y substituer. Il est à naître, quelque part en devenir. D'où la question :appartient-il à l'éducateur (à l'adulte en général) de l'élaborer et d'offrir à l'enfant l'opportunité de s'y inscrire, ou, faute d'être capable de le conceptualiser, l'adulte doit-il donner à l'enfant les moyens d'y parvenir, et dans ce cas lesquels ?

« Penser l'avenir à ce stade est de l'ordre du pari. Mais l'enfant a-t-il les moyens d'engager les paris, de miser donc, intellectuellement parlant, avec le risque, inhérent au pari, qui est celui de perdre ? Si l'adulte ne dispose pas de ces moyens, l'enfant peut-il y subvenir ? Autrement dit, l'enfant a-t-il le loisir de repenser la société avant - puisqu'il est encore enfant - d'y avoir un accès ?

« Quoi qu'il en soit, il reste à trouver le ferment qui fera lever la pâte. L'agent extérieur. Le tiers en quelque sorte. “Pour que l'art naisse, disait Malraux, il faut que la relation entre les objets représentés et l'homme soit d'une autre nature que celle imposée par le monde.”

« Il est un art de vivre en société dont les traits à venir cherchent à se dessiner au bout du crayon de visionnaire qui veille dans chaque sujet. L'artiste ne crée pas le beau, il ôte simplement ce qui empêchait de le voir. Le beau n'est jamais que l'éclat du vrai. Et il n'y a de vérité établie que celle qui cesse de se produire. »

Charles Ségalen RAPPORTEUR DE L'ACTION « DÉVELOPPER LES CAPACITÉS À THÉORISER » Association Olga Spitzer - Paris