Recevoir la newsletter

Vous avez dit social ?

Article réservé aux abonnés

Depuis sept ans, un lundi soir par mois, à la Sorbonne à Paris, le séminaire « Déconstruire le social » réunit autour de Saül Karsz, maître de conférences en sociologie, une centaine de participants pour un projet ambitieux : définir précisément le sens du social.

« On se croirait dans un de ces séminaires glorieux des années 70 », a pensé Joël Canterranne, directeur d'un foyer d'accueil d'adolescents à Nantes, quand il a découvert l'amphi bondé de la Sorbonne. « On m'en a dit tellement de bien que j'ai finalement décidé de m'y inscrire. » Chaque mois, il fera donc le voyage pour participer lui aussi à l'entreprise de déconstruction du social mise en chantier par Saül Karsz.

L'accent argentin, les mots qui défilent à grande vitesse, parfois tout juste articulés, et le ronronnement de la climatisation qui couvre l'ensemble : la participation au séminaire requiert décidément une forte motivation, un puissant désir de savoir. Ils sont pourtant plus d'une centaine à se serrer un lundi soir par mois, sur les bancs inconfortables de l'amphithéâtre Durkheim. Quoi de plus adapté au demeurant que ce lieu prestigieux qui porte le nom d'un des pères fondateurs de la sociologie, pour un séminaire dont le projet est justement de définir le social ?

Ce que social veut dire

Mais qu'on ne s'y méprenne pas : il ne s'agit pas d'un cours de sociologie, et les participants n'ont ici nul diplôme à faire valoir, rien d'autre que leur curiosité et leur soif de savoir. Mais de quel savoir s'agit-il ? Rien de moins, rien de plus, répète inlassablement Saül Karsz, que ce que social veut dire. Vaste projet : à observer l'inflation dont le terme est l'objet - de la fracture sociale qu'il faut réduire, au lien social qu'il faut retisser, en passant par l'ascenseur social qu'il faut remettre en marche -, on pourrait croire que la définition va de soi. Pour celui qui fut l'élève du philosophe Louis Althusser, la première étape du parcours de déconstruction consiste d'abord à abandonner certaines idées reçues. Le social selon lui n'a pas toujours existé et rien ne dit qu'il existera toujours. C'est peut-être là ce qui permet d'expliquer le succès du séminaire : ni professionnelle, ni universitaire, la formation proposée ici s'adresse à tous ceux pour qui le social ne va pas de soi. On y rencontre pêle-mêle des étudiants, des travailleurs sociaux, des « psys », des magistrats, des enseignants, une diversité qu'on retrouve également parmi les partenaires institutionnels du séminaire (1). Sous l'égide de l'association Pratiques sociales (2), ces derniers sont requis à tour de rôle pour la publication des rapports qui suivent chaque séance et qui sont adressés à tous les participants. Ce qui permet de maintenir le prix modique des frais d'inscription (3). La moitié des inscrits le sont à titre personnel, l'autre moitié au titre d'un financement institutionnel.

Diversité également que celle des problématiques mobilisées - théorie de l'idéologie et théorie de l'inconscient - et des intervenants sollicités : sociologues, psychanalystes, philosophes, travailleurs sociaux, journalistes sont tour à tour invités à venir présenter et discuter leurs définitions respectives du social. Car il s'agit ici d'examiner le social sous toutes ses formes et pas seulement sous l'angle du travail social. Reste que ce dernier fait l'objet d'une attention particulière, en raison, explique Saül Karsz, de son « caractère chimiquement pur ».

La question du sens

« En général, les formations proposées aux travailleurs sociaux concernent le “comment faire”. » Ici, il s'agit de se poser la question du pourquoi, explique Anne-Marie Franon, responsable de la polyvalence de secteur au conseil général de Seine-Saint-Denis, qui participe au séminaire depuis plusieurs années. « Aujourd'hui, analyse-t-elle, il semble que la demande des travailleurs sociaux s'adresse davantage à la philosophie, c'est-à-dire à la question du sens. » Pour Saül Karsz, c'est là pour partie ce qui explique la fortune du mot : « Le social est un des derniers salons où l'on cause, le lieu où se pose la question du sens de notre société : ce qui s'est passé en novembre et décembre derniers, qu'on a à juste titre appelé un mouvement social, montre bien à quel point la question cruciale est moins technique, voire économique, que sociale. Question sociale en l'occurrence, précise-t-il, cela veut dire à la fois politique, économique, salariale, institutionnelle, etc., et tout cela noué, traversé par la question du sens. » « Mais, s'empresse-t-il d'ajouter, social est aussi un euphémisme, un édulcorant : on dit social quand on ne veut pas dire autre chose, pour ne pas appeler les choses par leur nom. On parle des problèmes de logement social, quand il s'agit de questions de spéculation, on parle d'exclusion sociale quand on pourrait penser exploitation. » Une analyse que partage le sociologue Robert Castel, qui défendit dans les années 70 la thèse du contrôle social : « Cela fait des années que je répète que le thème de l'exclusion est un piège. C'est pourquoi ce type de démarche rencontre une attente auprès des praticiens dans la mesure où les formations professionnelles n'y répondent pas, et l'université guère plus. »

Etre un peu moins dupe

Reste que pour les travailleurs sociaux qui suivent le séminaire, le choc peut être rude, même s'ils sont nombreux à trouver la potion salutaire. Volontiers provocateur, Saül Karsz aime à répéter dès que l'occasion se présente que les travailleurs sociaux n'ont jamais résolu les problèmes de qui que ce soit. Et d'ajouter, ironique : «  Sinon, cela se saurait ! » « Qu'en sait-il ?, rétorque Joël Henry, l'ancien président du Carrefour national d'action éducative en milieu ouvert. Il faudrait aussi interroger les usagers. » Alors, s'agirait-il d'une entreprise de démolition ? Absolument pas, corrige Saül Karsz, « il s'agit plutôt de démoraliser, non pas les intervenants ou les praticiens, mais le moralisme, cette paresse de la pensée, cette allergie réactionnelle opposée à l'effort de définition ». Il ne s'agit pas non plus de nier les effets émancipateurs du travail social, mais juste de ne pas oublier qu'ils se conjuguent inévitablement avec ceux de la domination. S'il y a bien mise en cause, ce n'est pas celle des praticiens ou des théoriciens du social, mais plutôt de certaines représentations moralisatrices qu'ils peuvent se faire à propos de leurs domaines d'intervention. « C'est vrai que son regard sur nos pratiques est déstabilisant, remarque Emma Posada, éducatrice spécialisée d'AEMO en Seine-Saint-Denis, surtout quand on travaille avec la conviction et le désir d'aider les gens. Mais, ajoute-t-elle, cela permet aussi de relativiser nos projets pédagogiques, nos investissements, ou de remettre en question par exemple la notion de prise en charge. »

Philippe Jouary

SAÜL KARSZ : REDONNER SES LETTRES DE NOBLESSE AU CONCEPT D'IDÉOLOGIE

ASH : Votre première intervention cette année déclinait le thème « Social =idéologie ». Qu'entendez-vous par là ? S. K. : Idéologie est un terme « chargé », « lourd », mais tant qu'on ne saura pas bien ce qu'il désigne, il sera impossible de dépasser un paradoxe déchirant : le travail social étant bien un travail, il est forcément productif, efficient, il produit nécessairement des effets. Mais ceux-ci restent éminemment palliatifs, secondaires, que ce soit sur le plan économique, du logement, de la santé physique ou mentale, de l'emploi. En revanche, ils sont importants, significatifs, réels quant aux normes, valeurs, modèles, principes avec lesquels les gens supportent ou ne supportent pas leurs problèmes économiques, de logement, etc. Le travail social n'a jamais résolu, en dernier ressort, les problèmes matériels de qui que ce soit. Et si on croit qu'on est là pour résoudre ces problèmes et qu'on constate qu'il n'en est rien, c'est effectivement démoralisant. Il faut redonner au concept d'idéologie ses lettres de noblesse... ASH : Cela explique-t-il, comme vous l'affirmez, les pratiques et les discours « affolés » qui s'abattent sur le social ? S. K. : Travaillant avec des équipes et des institutions, j'observe parfois de ces pratiques « affolées » qui sont de véritables passages à l'acte professionnels, dès que les praticiens croient pouvoir se passer de théories, quand ils n'interrogent pas assez leur propre implication psychique et idéologique dans ce qu'ils font. Un certain clivage se fait jour entre les travailleurs sociaux qui ne veulent ou n'osent pas savoir, et d'autres - plus inquiets - qui veulent savoir, être un peu moins dupes, et par là un peu moins dupants... Au point que tous les travailleurs sociaux ne font pas du travail social : sous des allures laïques, certains prétendent apporter la bonne parole, ou le salut, auprès des populations dites en difficulté. ASH : C'est ce que vous appelez la religiosité laïque ? S. K. : La secte la plus tenace du travail social, c'est la secte du « vécu », du célèbre « ça m'interpelle quelque part ». C'est une position intégriste, elle cultive le mystère supposé indicible de la relation duelle, la subjectivité soi-disant inanalysable des diagnostics, bref, l'impossibilité de savoir. A l'opposé, on trouve ceux qui croient avoir enfin trouvé la clé magique, grâce à telle référence « psy », sociologique, systémique, de remédiation, etc. Or, les pratiques du travail social ont un caractère essentiellement transdisciplinaire : ni uniquement « psy », ni exclusivement sociologique, ou économique, ou sanitaire. Il n'y a pas de travail social sans l'une ou l'autre de ces dimensions auxquelles il ne se réduit pourtant pas. Le travail social est l'articulation constamment rectifiée du psychique et du politique, du sexuel et du culturel, du privé et du public... Véritable casse-tête d'ailleurs des formations de travailleurs sociaux... ASH : Pourquoi le travail théorique a-t-il parfois si mauvaise presse parmi ces derniers ? S. K. : Peut-être parce que l'on confond travail théorique et intellectualisation ou rationalisation des pratiques. Or, la théorie n'est surtout pas la redite de la pratique avec des mots pseudo-savants, mais sa mise en perspective, sa critique aussi objective que possible. Mais la critique de la pratique n'est en rien la critique des praticiens. C'est pourquoi la théorie n'est pas du tout ce qui se ferait uniquement dans les centres de formation : sur le terrain, les pratiques sont toujours pétries par des théories, à l'insu des praticiens. C'est là l'utilité du concept d'idéologie : pour qu'il y ait des « familles en difficulté », il faut des travailleurs sociaux, et derrière eux la politique sociale, disposant nécessairement d'une certaine définition de ce que « famille normale » voudrait dire. Ni les travailleurs sociaux, ni les politiques n'inventent les problèmes, mais ils les signifient, les classent, les traitent d'une certaine manière, leur donnent un certain sens... Un sens qui pourrait en être un autre et qui ainsi induirait des interventions différentes. Un praticien est un pratiquant de théories, de représentations, de normes. Là prend racine la grande question éthique :jusqu'à quel point chacun veut-il savoir, ose-t-il savoir comment il travaille, pourquoi il intervient d'une certaine manière et pas d'une autre ?

Propos recueillis par P. J.

Notes

(1)  Parmi lesquels l'Andesi (centre de formation permanente et supérieure), l'association Didier Seux sida et santé mentale, le Centre national de formation et d'étude de la protection judiciaire de la jeunesse, l'Ecole nationale d'administration pénitentiaire, l'Institut de formation, recherche et promotion (comité d'entreprise d'EDF), la Mission interministérielle recherche expérimentation, l'Union nationale des fédérations d'organismes HLM.

(2)  Pratiques sociales : 23, rue Albert-Legrand - 94110 Arcueil - Tél. 1 48.36.83.94.

(3)  650 F par an à titre individuel.

LES ACTEURS

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur